Dominique A en goguette à Stereolux
Un prince dans la cité des Ducs
Nantes, 21 mai 2015. L’artiste Dominique A joue à domicile dans sa ville d’adoption, sa ville de cœur. Stereolux est à guichet fermé. Serein, souriant, l’effronterie tranquille des vrai-faux timide (l’inverse est valable), au sommet d’un art qu’il façonne en artisan pop depuis presque un quart de siècle.
Devant un succès critique unanime et une consécration publique (enfin assumée), le chanteur, 46 ans, sculptural comme un buste triomphant, donne surtout l’impression d’être devenu celui qu’il voulait être : un artiste avec un grand A. Ce soir, les planètes s’alignent et la foule se massent pour assister à la grand messe : une expérience de plus de deux heures balayant le spectre sonore d’une carrière inspirée, riche en rebondissements et prises de risque. L’occasion de revenir sur cet événement et sur l’impact libérateur et décisif qu’aura l’installation de la famille Ané dans la cité des ducs en 1984 pour la genèse artistique du tendre monolithe.
2015 : les retrouvailles
20h00. Une belle après midi printanière se termine dans la douceur estivale, une légère brise vient délicatement sonner le début de la soirée, tandis que l’horizon bleuté moucheté de nuages roses semble diluer le ciel dans la béatitude. Aux abords de Strereolux, l’air est électrique, la foule bigarrée se masse : fidèles de la première heure, amateurs en dilettante, profanes ayant pris le train en marche. Toutes les oreilles avertis en sont, gotha médiatico-culturel nantais, spécialistes féru de rock indé ou simple passionné en goguette.
Celui qu’on appelait jadis « le disquaire » est là aussi, fidèle parmi les fidèles, cet individu en voie de disparition depuis l’avènement du mp3, dont Dominique A, lui meme, est un ardent défenseur (les disquaires du coin peuvent en attester, le chanteur est un consommateur compulsif de produits culturels ) est ici reçu avec les honneurs en artisan de la cause « indé » qu’il est. Tout ceux qui gravitaient autour de la platine, tout ces passionnés du sacro-saint objet disque, quarantenaire pour la plupart, se sont donné rendez-vous. Les temps sont durs comme les disques aujourd’hui mais l’objet culturel n’est pas mort. Les « hipsters » en complet décontracté faussement négligé rivalisent de subterfuges pour se démarquer de leurs homologues normcore. Même la ménagère de moins de 50 ans est là pour attester du succès unanime d’un atypique qui, malgré l’intransigeance, les exigences artistiques qui sont les siennes, a su étendre un registre musical sophistiqué, pointu à des oreilles moins averti. Le chanteur à l’aura tranquille fédère, c’est une certitude.
21h00. Les éclairages puissants perforent l’obscurité de leur faisceaux rouges ou bleutés classieux, un arc de lumières blanches en suspens au dessus de l’arène sobrement feutré ajoute à la solennité. Dominique A entre en scène, l’étrange sérénité troublante d’un homme qui en a finit avec la timidité maladive de l’enfance. L’aspect sculptural d’un buste indéboulonnable. Cou de taureau, menton carré, les pieds plantés droits dans le sol, une guitare solidement arrimée en bandoulière comme Percée arborant désinvolte le bouclier d’Athena. Il semble loin le jeune homme frêle à la voix désincarnée du « courage des oiseaux ». Et pourtant, Dominique A, le regard doux, est presque le même, mué par des « forces motrices » qui l’ont « remué » et mené à bon port. L’écorché vif du Disque sourd (33 tours autoproduit de Dominique A en 1991) a dispersé le trouble des malentendus, il a juste trouvé sa voix : cristalline, étrange, androgyne et sensuel.
La setlist témoigne d'un scénario bien ficelé : articulations logiques, quelques explications de texte brève ponctuée d'un trait d'humour, crescendo...
Le répertoire du jour privilégie surtout ce que d’aucuns considère comme la « deuxième » partie de la carrière prolifique du chanteur, qui prend forme avec la naissance du chef d’œuvre La musique en 2009. Exhumant au passage quelques incunables comme Le courage des oiseaux, son manifeste. Précisément, l’essentiel du registre est dévolu aux deux derniers albums, constituant une sorte de continuum : Vers les lueurs et Eleor. Même si les arrangements confiés à un quintet à vents plus complexe du premier ont laissé place à des orchestrations ample de cordes pour le second : un pont lie les deux œuvres, comme si la route s ’était prolongée tout droit jusqu’à L’ocean. Une formule qui assume pleinement un classicisme, une construction plus « traditionnelle » des morceaux, un format « chanson » plus académique aux ambiances aériennes, mais surtout une science de l’épure arrivée à maturation qui augure d’une forme d’émancipation, d’une quête enfin assouvie, se délestant des circonvolutions plus expérimentale du passé et de certaines crispations. Les compositions sont taillés pour la scène. La setlist témoigne d’un scénario bien ficelé : articulations logiques, quelques explications de texte brève ponctuée d’un trait d’humour, crescendo, « climax ». Un quart de siècle à fomenter des forfaits musicaux nous contemple. La trame narrative se déroule comme un long tapis sous les yeux ébahis d’un public sagement acquis.
La parade envoûtante de l’explorateur de l’intime peut commencer . Les premières notes de Cap farvel pavent le chemin du voyage, sur un tapis de cordes envoûtantes. La suavité tout en rondeur du chant berce la salle comme hypnotisée. Une douceur contemplative flotte dans l’atmosphère. Cette composition éthérée, caractéristique des orchestrations amples du dernier effort Eleor, respire les grands espaces (le cap Farvel étant le point le plus au sud du Groenland). Devant l’aura tout en élégance discrète du chanteur, le public semble retenir son souffle, intimidé, au diapason les notes s’égrènent tandis qu’on s’apprivoise. Le sens, extrait de La musique (2009), nous ramène à l’ordre, faisant écho aux tourments de nos propres existences. La voix majestueuse si indolente charrie aussi sont lot d’infamies sous le poids des mots, il faut faire Le détour, pour sentir toute la violence qui sourde, affleure à la surface des harmonies mais reste tenue en laisse par cet équilibre fragile mais prodigieux qu’est la musique.
Central Otago arrive à point nommé pour adoucir les maux, la rengaine pop délicate irrigue l’assistance d’une légèreté aérienne. La sobriété magnétique nimbée d’élégance du chanteur nourrie un jeu de scène subtil, raffiné et sensible : tantôt sa main s’élève, le pouce joint l’index, comme un pinceau imaginaire sur la pointe des doigts, décrivant des courbes oniriques, des fines arabesques s’évaporant dans la moiteur de l’air. Dans ces moments, le monolithe frontal se fissure laissant apparaître la fragilité à la commissure des lèvres de sa voix caressante. A contrario, le bassiste Jeff Halam, oppose à l’économie d’effet du chanteur, un jeu de scène chaloupé, extravaguant : tout en contorsions possédées. Sous les inflexions de Celle qui ne me quittera jamais, le musicien fusionne avec son instrument, modelant les traits de son visage, l’homme est habité. Le contraste est saisissant avec le chanteur, mais ne nuit pas à l’unité du spectacle à l’œuvre : l’extravagance de l’un nourrissant l’élégance feutrée de l’autre.
Au fil des morceaux, le public d’abord religieusement attentif, presque captif comme « sommé de se taire » devant la majestuosité à l’œuvre , entre en communion. La distance polie des premières minutes s’estompent, la magie opère. Le minimalisme recueilli des compositions comme Passer nous voir laisse place à l’hymne solaire Rendez nous la lumière. L’effet immédiat de paroles exhortant « de nous rendre la beauté » sur un fond de guitare rêche, raisonnent à juste titre en ces temps troublés et emporte la salle. Crescendo extatique, le monolithe craquelle, sort de sa délicatesse frontale : coup de tête, embardés furieuses. Le corps électrisé, roide sous les décharges soniques de sa guitare , s’embrase, de brusques et courtes enjambées sèches et raides, tantôt à bâbord, tantôt à tribord, sans destination précise et cependant tout en justesse, comme un électron libéré.
Le tubesque Au revoir mon amour étreint la salle de son lyrisme sans artifice. La voix gracile, cristalline mais puissante joue de sa rondeur sur les consonances, c’est là le tour de force de cette fragilité. Et la magie de la consécration publique fait son office, son petit effet, insolite, lorsque surgit de la fosse, l’effusion brève d’une fan transi lâchant un : « Dominique ! ». La « confession auriculaire » passionnelle dénote joyeusement dans le « cérémonial » pompeux que certain peuvent affecté dans ce genre de réjouissance. Il est de notoriété publique que le chanteur est de notoriété pudique.
Les titres alternent moment introspectif, concentration et expansion, respirations et points de suspensions, creusant le sillon inlassable des thématiques de prédilection de Dominique A : l'errance, l'exil, les rencontres, l'identité.
Les titres alternent moment introspectif, concentration et expansion, respirations et points de suspensions, creusant le sillon inlassable des thématiques de prédilection de Dominique A : l’errance, l’exil, les rencontres, l’identité. Le texte narratif de Semana santa, sommet d’écriture appuyé par des cordes hispanisantes, bouleverse l’auditoire suspendu à la dramaturgie et à la qualité de l’interprétation. Longuement applaudi, le plébiscite est total, les musiciens font l’honneur de deux rappels, le chanteur en profitant pour y glisser une interprétation d’un texte de Marine Tsetaeva, Y revenir. Pendant près de 2h30 Dominique A et l’ensemble des musiciens vont subjuguer ce cher public nantais, témoin privilégié (pour les plus anciens) des premiers pas de géant de l’artiste. Tonnerre d’applaudissements, le chanteur au crane ruisselant s’incline, ému, contemple la foule et ses fidèles de la première heure comme s’il considérait le chemin parcouru depuis son arrivée à Nantes, quand tout à commencer...
1984 : l’arrivée à Nantes
Originaire de Provins, petite agglomération de Seine-et-Marne, Dominique Ané (né en 1968), va passer les quinze premières années de sa vie dans cette cité médiévale dont les remparts renferment peut être en leurs entrailles les secrètes blessures d’un enfant solitaire, passionné de littérature et de musique. Il se souvient de ces mots entendus derrière une porte : « ce n’était pas un enfant attachant ». Il gardera de cet endroit « imbu de son passé », dixit lui-même, une mémoire sensitive des lieux : « Ce qui marque le plus une personne, ce ne sont pas tant ses expériences passées que les lieux où elle a vécu ». C’est toujours un peu là-bas qu’il puise la sève de son inspiration, le ferment de sa mélancolie, aux confins de ces rues à éviter, de cette confrontation à lui-même. Depuis cette Rue des Marais (extrait de L’horizon, 2009) où il quêtait « un horizon » plus dégagé, plus favorable, plus engageant culturellement. Non pas, qu’il eut une enfance malheureuse, plutôt une enfance mal vécue comme un « navire désamarré, perdu en mer ».
La libération viendra du large, des côtes atlantiques. L’amour viendra par l’Ouest : son père, professeur, est muté à Nantes en 1984. C’est un soulagement. « Je respire, c’est physique ». La cité fluvial en pleine effervescence culturel le révèle à lui-même. L’enfant seul va pouvoir déployer des ailes qu’il ne maîtrise pas. Comme l’albatros de Baudelaire, il va pouvoir libérer sa nature Apollinienne et trouver les ressources, « les forces motrices » pour naître à lui-même.
Nous sommes en 1985. Installé à Orvault avec ses parents, Dominique Ané a 17 ans. Il passe son bac et monte un groupe de rock-new wave au registre tourmenté. Baptisé John Merrick en hommage au personnage d’Elephant man, le groupe se réclamant du post punk de joy division, se produit dans la région nantaise et enregistre quelques titres. A l’occasion d’un tremplin rock nantais, il goûte même pour la première fois aux honneurs de la presse locale : « A cette époque chaque mot imprimé était parole d’évangile, c’est incroyable l’impact qu’un petit article dans un journal local peut avoir sur une population lycéenne. Tout le lycée avait lu cet article. Je suis passé de l’anonymat scolaire le plus total à une gloriole fugace ». L’expérience durera deux ans et demi.
Désormais étudiant en lettres par intermittence, le jeune homme s’évertue à fomenter des « mignardises » synthetico-cheap en français dans le texte sur un quatre pistes dans sa chambre. Cet ado ultra-pop voue un culte à Field mice (les Smiths, mais sans la flamboyance) et le label écossais Sarah records. Il fréquente les Beaux arts et travaille comme objecteur de conscience à la radio Alternantes. Il autoprduit à compte d’auteur un premier 45 tours, « Ephéméride », qu’il envoie ici ou la, tout cela en dilettante. En 1991, la tension monte d’un cran, le chanteur à contre courant d’un rock pompier ou incendiaire (au choix) et d’une variet’ ronflante alors en vogue, sort un album confidentiel : Un disque sourd. Projet minimaliste et expérimental en droite ligné du duo tourangeau X Ray pop. Pressé à 150 exemplaires, écoulé à la sortie des concerts et par les vertus du bouche-à-oreille, le dit objet est serti avec des chutes de papiers peints en bon artisan de la cause pop-indé. On y entend des rythmes de charentaises claudicantes, des saturations, des textures rugueuses, des bruits d’eau. Cet écrin lo-fi enveloppé de synthé brumeux et de guitares claires développe une force émotionnelle inédite. Tout est si fragile, instable, branlant dans ces compositions à l’aura spectrale. La voix est un filet et le timbre si singulier à la blancheur fantomatique concourent à faire de ce disque un objet sonore non identifié. Dominique A augurait il à ce moment, dans sa chambre d’adolescent à Orvault, que sa pop de chambre en sortirait ?
1992, l’artiste transforme l’essai. Son ami Vincent Chauvier crée le label Lithium et le signe dans la foulée. L’auteur-compositeur enregistre à nouveau, fidèle à sa marque de fabrique autarcique et DIY d’alors et rétif à l’enregistrement en studio, il s’obstine à produire sur son 4 pistes antédiluvien mais consent à entrer en studio au mixage final pour « enlever le souffle de la cassette et proscrire tout effet de réverbération ». Le précédent « disque sourd » est la matrice du projet, cinq morceaux en sont exhumés dont le fameux et impérissable Le courage des oiseaux, sept nouvelles compositions viennent s’ajouter à l’édifice.
Dans les frimas de l’hiver sort donc son premier véritable album, un manifeste en forme de « déclamation » d’indépendance à l’égard de la scène française, une pièce maîtresse à la beauté diaphane et virginale qui va décomplexer des dizaines de chanteurs en herbe : La fossette. Mais persuadé que cette expérience sera unique, peu optimiste sur la suite d’une carrière qui lui semble avorter dans l’œuf, le chanteur se souvient, las, des tournées dans de triste « salle de sous-préfectures », des beuveries, des nuits passées dans des hôtels sans âme.
Tandis qu’il reprend vaguement ses études de lettres, à défaut d’assiduité, il officie comme pion dans un lycée agricole nantais. Au premier jour d’embauche, l’essai s’avère peu concluant, le directeur de l’établissement survole son CV, le regardant fixement il lui glisse « En somme, vous n’avez pas fait grand chose ? ». Ce jour là, le plus grand regret du chanteur est de ne pas lui avoir « jeter à la gueule » le journal qu’il avait avec lui : un exemplaire de Libé qui, pour la première fois, lui faisait l’honneur d’un papier, qui plus est élogieux. Contre toute attente de l’auteur-compositeur l’album est plébiscité par la critique : Bernard Lenoir, dans ses célèbres Black sessions nocturnes sur France inter consacre ce chanteur au charme troublant.
Il devient, malgré lui, une des figures de proue d'une nouvelle scène française minimaliste et, en français dans le texte, ouvrant la voie aux Miossec et autre Delerm.
Les Inrocks se confondent en superlatifs louant l’écriture littéraire et le dépouillement lo-fi. D’aucuns se souviennent du sentiment étrange ressenti, lorsque une fois inséré sur la platine, on entend ce disque à la configuration squelettique (boite à rythme, synthé, guitare) ou la créativité se joue de l’économie de moyen. Le dénuement de ces ritournelles évanescentes vêtues d’oripeaux, les arrangements verglacés, le souffle presque chevrotant de la voix mal assurée. Tout cela est « peu rassurant », presque maladif, mais pourtant ce spectacle spectral, cette marque de fabrique artisanale, c’est la formule secrète qui va l’introniser au sein du music buziness. Il devient, malgré lui, une des figures de proue d’une nouvelle scène française minimaliste et, en français dans le texte, ouvrant la voie aux Miossec et autre Delerm.
Sans Le courage de cet oiseau obstiné qui va marquer de son sceau la chanson française, il n’y aurait pas eu d’Océan à L’horizon. Peut-être n’y aurait-il pas eu d’envol aussi si Nantes ne l’avait pas arraché à son îlot de province ? Se saisissant du dynamisme culturel de la Cité des ducs, de sa douceur de vivre bercée par les eaux fluviales, Dominique A y a fait des rencontres déterminantes, celles qui ouvrent les portes des opportunités à saisir.
Texte et photos : Yohann Genevée
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