
Débat
Les médias fabriquent-ils l’opinion ?
Débat dans le cadre des Géopolitiques de Nantes les 26 et 27 septembre au Lieu Unique
Les 26 et 27 septembre se tenaient au Lieu Unique les Géopolitiques de Nantes. Une quinzaine de débats étaient organisés autour de problématiques stratégiques majeures : inégalités Nord/Sud, conflit israélo-palestinien, rapports entre l’Occident et la Russie ou l’Iran, etc. L’un d’eux, nous concernant de près, a particulièrement retenu notre attention : « Les médias fabriquent-ils l’opinion ?  ».
Deux jours après la mort d’Hervé Gourdel (l’otage français assassiné par un groupe terroriste en Algérie) et dans un contexte d’entrée en guerre contre l’État Islamique en Irak, un flot d’interrogations accompagnait le traitement de l’info par la presse : peut-on informer sans avoir besoin de montrer la vidéo de l’exécution ? Comment ne pas rendre le lecteur curieux d’aller voir celle-ci ? Que connote le terme utilisé de "barbares" ? Comment éviter de créer l’amalgame avec une religion dans sa globalité ? Le moment était donc particulièrement bien choisi pour questionner quatre acteurs des médias français sur l’idée qu’ils se font de l’influence de la presse sur les cerveaux de nos chers concitoyens. L’organisation des Géopolitiques, rencontres initiées par l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques) en partenariat avec le Lieu Unique, a donc décidé d’inviter Dominique Quinio, directrice du quotidien La Croix, Dominique Wolton, docteur en sociologie et fondateur de l’Institut des Sciences de la Communication du CNRS, Jean-Jacques Bourdin, rédacteur en chef de la radio RMC et Edwy Plenel, journaliste, cofondateur et président du site Mediapart. La médiation a été confiée à Pascal Boniface, le directeur de l’IRIS.
Les quatre intervenants se sont d’abord empressés de répondre à la question posée pour ensuite pouvoir amener sur la table les interrogations qui les taraudent. Pour chacun d’entre eux, il est clair d’emblée que les médias ne fabriquent pas l’opinion publique. Tout au plus, dira la directrice de La Croix, ils jouent sur l’humeur, le moral des citoyens. Ils se posent plus comme un moyen de réfléchir en profondeur sur les questions d’actualité qu’une machine à débiter des réponses sur tout. Pour Dominique Wolton, le sociologue de la bande, les journalistes sont de toute façon tellement nombreux et tellement en concurrence qu’il leur est impossible de produire quelque chose suffisant à fabriquer l’opinion. Non, la vraie question de ce débat sera plutôt celle de la responsabilité de la presse dans la gestion de la parole publique, qui circule maintenant à travers des tuyaux numériques.
Ainsi retournée, la question va permettre à chacun des invités d’affirmer ses convictions propres, et finalement le visage qu’on lui connaît. C’est ainsi qu’on verra au cours du débat un Jean-Jacques Bourdin faire du Jean-Jacques Bourdin, en chevalier blanc qui déculotte les personnalités politiques pour les offrir à la foule, ou un Edwy Plenel pourfendeur des classes dirigeantes, rêvant en discours révolutionnaires que la même foule se saisisse enfin des armes démocratiques (numériques) qu’on lui met sous le nez. Le tout sous le regard d’un Dominique Wolton mi-amusé, mi-ébahi de voir la société se dissoudre dans une course à l’instantané, calquée sur la vitesse de la spéculation financière (« cette salope ! », sic).
Le journalisme a toujours été à la recherche du direct, et maintenant qu'on y est arrivé, on se rend compte du problème que pose l'immédiateté
Fous de vitesse
Le constat est là et tous en sont conscients. L’information de masse, gratuite et accessible à tous, est devenue de l’info fast-food, rapide et indigeste. Le grand public met dans le même sac cette course à l’info et le métier de journaliste. Or ce sont bien deux mondes distincts, même si leurs limites ne sont pas claires, même si l’un se nourrit sans arrêt de l’autre. Dominique Wolton invite ainsi à un ralentissement, dans une société qui va « crever de la vitesse », dans laquelle personne ne peut survivre à un tel rythme. Le journalisme a toujours été à la recherche du direct, et maintenant qu’on y est arrivé, on se rend compte du problème que pose l’immédiateté. L’empressement crée la rumeur, une vérité biaisée et, par définition, un manque de recul. « Plus vous êtes en direct, plus vous êtes sur le front, plus vous faites de conneries ! », ajoutera Wolton.
Tout cela fait que depuis des années, la crédibilité du journaliste ne cesse de baisser. On le sent directement dans les commentaires et les analyses, certes souvent rapides, des auditeurs/lecteurs/téléspectateurs, lorsque la place leur est laissée de s’exprimer. Et c’est le cas grâce à l’opportunité qu’offrent pour cela les réseaux sociaux, pour ceux qui osent les utiliser de façon critique. L’opinion s’est ainsi numérisée, et elle n’hésite pas à venir frapper à la porte d’une profession un poil endormie. Dominique Wolton, encore lui, l’avait d’ailleurs pressenti dès les années 1980 en posant dans un de ses ouvrages les bases de la réflexion [1], y décelant au passage le bouleversement actuel des médias et la chute du papier.
Plus vous êtes en direct, plus vous êtes sur le front, plus vous faites de conneries !
Pour Jean-Jacques Bourdin, si on en est arrivé là c’est que les journalistes ont eu peur de l’opinion publique, peur qu’elle prenne leur place. Aujourd’hui le rôle crucial de la profession est donc de prouver au public que le métier est toujours légitime, que le journaliste a une place à défendre par la production d’une information de qualité.
Une expression démocratique
Edwy Plenel ajoute son message personnel à l’attention des politiques qui « prennent l’urgence pour l’essentiel au lieu de s’attaquer à l’urgence de l’essentiel ». Comprenez par là les questions géopolitiques majeures (Israël/Palestine par exemple) et les questions environnementales. Au passage, il en profitera pour saluer le journal nantais Terra Eco, « grand journal de l’écologie positive », à ce moment encore en difficulté financière et ayant appelé au soutien de ses lecteurs [2] (ceci lui vaudra d’ailleurs des applaudissements de la part du public nantais).
Plenel profitera du débat pour asséner à l’auditoire la nécessité d’une reconfiguration démocratique, de façon à mettre au centre des décisions les citoyens. C’est le but du « laboratoire » qu’est Mediapart : montrer à la fois les défaillances d’un système politique et à la fois l’expression du "peuple". Ainsi il se place comme un outil majeur au sein de la "troisième Révolution industrielle" qu’est l’avènement du tout numérique, et constitue un nouvel espace public, ouvert à tous. Le peuple peut se l’approprier comme un outil à son service, il peut dire des bêtises, se confronter à d’autres idées, réfléchir et échanger. En soi, la presse numérique jouerait plus le rôle d’une Université Populaire que la presse écrite. Cela dit, la fougue d’Edwy Plenel à défendre son poulain numérique est quelque peu nuancée par la réflexion de Dominique Wolton, qui pointe la tendance actuelle de vouloir faire passer toute la notion de démocratie par l’expression des individus : « de l’expression à l’opinion publique, de l’opinion publique à la pression des lobbies et de la pression des lobbies à une forme de populisme les glissements sont constants ». Le journaliste, comme dans n’importe quel métier, doit mesurer l’écoute qu’il accorde, de façon à ne pas subvertir la qualité de son travail. La qualité critique n’est pas la même pour tous, et le journaliste est censé s’appuyer sur une expertise propre à son milieu de travail.
On est bien d’accord, la profession est à un tournant, et a même déjà pris du retard par rapport aux utilisations des internautes, qui eux ont déjà leurs habitudes. La question est maintenant de savoir à quel point les citoyens, l’opinion publique, sont-ils prêts à s’investir pour s’informer ? Est-ce que l’actualité toujours plus rapide, toujours plus chaude, permet de comprendre les enjeux de notre monde ou est-il au contraire nécessaire de s’arrêter sur le bas-côté et de prendre le temps d’observer ? Ces questions je te les pose à toi lecteur, car c’est toi qui est venu chercher une information lente et néanmoins fabriquée avec les outils numériques d’aujourd’hui. Je te laisse y réfléchir, en attendant, lis notre interview d’Edwy Plenel à propos de tout cela, à savoir les rapports qu’entretiennent journalisme et numérique, les questions économiques soulevées et surtout l’optimisme qui en ressort. Car c’est ce qu’il faut retenir de ce débat : non le journalisme n’est pas mort, il cherche encore à se faire une place douillette sur ton Internet.
Bon à savoir : la vidéo de la conférence sera disponible sur la chaîne YouTube du Lieu Unique dans quelques jours. À suivre !
Interview : Edwy Plenel parle de valeur de l’information, de droit de savoir et d’espoir
À la sortie de la conférence, Edwy Plenel a bien voulu prolonger la discussion avec nous, entre deux dédicaces à ses fans.
Fragil : Selon vous serait-il possible de créer une instance de contrôle de la déontologie des médias à une échelle locale, voire nationale ? En quoi cette instance pourrait servir la bataille pour l’information que vous avez évoquée pendant le débat ?
La vraie question c'est celle du droit de savoir. Il n'y a pas de « Freedom of Information Act » en France, il n'y a pas un droit fondamental d'accès à l'information, il n'y a pas une protection des sources assez consolidée, il n'y a pas de neutralité du numérique, il n'y a pas de garantie contre les conflits d'intérêts dans les médias...
Edwy Plenel : Ma réponse va être toute simple. Il faut d’abord refonder l’écosystème avant de créer une instance, parce que je ne vais pas soumettre la déontologie de Mediapart au groupe Lagardère, ou aux opérateurs téléphoniques actionnaires du Monde ou de Libération, etc. Donc il faut d’abord s’occuper, comme je dis souvent, de dépolluer la mer, avant de dire « les petits poissons, comment vous nagez dedans ? ». La vraie question c’est celle du droit de savoir. Il n’y a pas de « Freedom of Information Act » en France, il n’y a pas un droit fondamental d’accès à l’information, il n’y a pas une protection des sources assez consolidée, il n’y a pas de neutralité du numérique, il n’y a pas de garantie contre les conflits d’intérêts dans les médias... Il faut poser toutes ces questions et si on arrive à avoir ce nouvel écosystème on pourra se poser la question non seulement du droit et des devoirs des journalistes, mais aussi des droits et des devoirs des citoyens qui sont désormais acteurs de l’information eux-mêmes. C’est le débat que nous avons actuellement dans la commission sur les droits et les libertés à l’âge du numérique, une très bonne initiative de Christian Paul [député de la Nièvre et membre de la commission des Affaires culturelles et de l’éducation, NDLR], commission à la fois parlementaire et à la fois avec des représentants de la société civile. Je pousse dans l’idée qu’il faudrait une nouvelle grande loi sur l’information, sur le droit de savoir des citoyens, indépendamment des supports. Une loi démocratique qui ait la même ampleur, la même force que la loi de 1881 [Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, NDLR].
Fragil : Que répondez-vous à la remarque de Jean-Jacques Bourdin, comme quoi on serait tous responsables du zapping permanent des médias ? Vous avez tenté de répondre tout à l’heure par l’idée des tuyaux numériques qui poussent à l’appropriation de l’info par chacun.
Edwy Plenel : Chaque média fait son choix. Nous [Mediapart, NDLR], nous ne sommes pas dans le zapping, nous ne sommes pas dans le flux, nous ne sommes pas dans l’immédiateté, et pourtant nous sommes totalement numériques. Après chacun est juge. Et en même temps, chez Jean-Jacques Bourdin, qui fait une radio très populaire, c’est le seul endroit où quelqu’un comme moi se retrouve avec une interview de 22 minutes, pas coupée par la publicité, avec un interviewer musclé qui vous élève. Un interviewer musclé vous permet de donner le meilleur, il ne fait pas de la sauce.
Fragil : Comment imaginez-vous le modèle économique lié à la presse numérique ?
Edwy Plenel : Moi je défends la valeur de l’information. Après chacun fait comme il veut. Il y a les problèmes de financement pour construire son modèle, mais je pense que si on est du côté de la valeur de l’information, il n’y a que ce modèle qui est le nôtre. Autrement, si on est dans la totale gratuité, on est forcément tiré vers l’audience, vers le flux justement, vers la gratuité marchande ou publicitaire, sauf à être sponsorisé, mais par qui ? Donc moi je plaide pour cette question de la valeur de l’information. En tout cas je parle bien de l’information, c’est autre chose l’opinion, le divertissement.
Fragil : Que répondez-vous à la critique que l’on peut faire à Mediapart du « tous journalistes », c’est-à-dire que chacun peut commenter l’actualité ? Quelle est dans ce cas la valeur de l’information ?
Edwy Plenel : Je crois que j’ai répondu dans le débat, j’ai dit que le métier du journaliste c’est de produire des informations. Il peut arriver, et c’est la question des lanceurs d’alerte et de leur protection par exemple : il peut arriver que des citoyens soient détenteurs d’informations et veuillent les produire eux-mêmes. Mais notre métier (recouper, sourcer, contextualiser) c’est une compétence. En revanche pour ce qui est dans l’espace public numérique, les commentaires, les blogs, etc., c’est du débat d’opinion, et plus il est informé mieux ce sera. Donc moi, je suis pour une alliance citoyenne entre les professionnels et les amateurs, à égalité car ils sont tous les deux partenaires.
Fragil : Ce qui pourrait répondre à la question des médias corporatistes, en bloc face à l’opinion publique ?
Edwy Plenel : Oui, en tout cas moi je ne suis pas « les médias », je suis ce laboratoire qu’est Mediapart, et qui montre qu’il y a un chemin qui n’est pas à la marge, qui n’est pas une niche. Encore une fois Mediapart aujourd’hui est un journal dont le poids d’information est important. Ses concurrents ce sont les trois hebdomadaires généralistes et les trois quotidiens généralistes.
Fragil : Est-ce que le fait que l’opinion publique se serve de ces « tuyaux numériques » requalifie le métier de journaliste ?
Edwy Plenel : Ils doivent les intégrer, mais je pense que c’est une recette qui existait avant. Je pense que comme il y a une crise de la représentation publique, il y a une crise du monde médiatique qui a oublié ce qui le légitimait. C’est ce lien avec le public, cette confiance du public, cette relation au public, qui est le cœur de notre métier. Or le numérique, je pense que nous en faisons la démonstration, permet de mieux l’assurer, d’être plus vigilant, d’être plus en écho et de ne plus être au-dessus de notre public.
Fragil : Vous avez donc bon espoir pour l’avenir du journalisme...
Edwy Plenel : Je pense que nous le montrons et nous avons fait Mediapart pour ça, pour dire qu’on n’est pas obligés d’aller de plans de licenciement en plans de licenciement, et on peut construire son chemin en créant de la valeur. Nous avons créé des emplois, nous avons une entreprise qui est profitable et nous construisons notre indépendance.
Maxime Hardy
Crédits photo : Anna Kosova
Photos d’Edwy Plenel : CC Place au Peuple sur Flickr
Interview réalisée avec l’aide de Julien Marsault.
[1] (L’information demain de la presse écrite aux nouveaux médias, avec J.-L. Lepigeon, La Documentation française, 1979)
[2] Terra Eco a lancé sur la plateforme Ulule.com une opération de financement participatif afin de prolonger la vie du magazine
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