
Guillaume Gallienne joue Lucrèce Borgia à la comédie françaiseÂ
Jusqu’aux portes de l’indicible
La comédie française a programmé, salle Richelieu, une nouvelle mise en scène signée par Denis Podalydes de «  Lucrèce Borgia  », ténébreux drame de Victor Hugo. C’est la pièce de tous les excès et des contrastes les plus brutaux. Quelques mois après le succès de son film «  Les garçons et Guillaume, à table !  », dans lequel il joue entre autres sa propre mère, Guillaume Gallienne s’empare du rôle titre, et explore les failles et les fragilités d’une femme monstrueuse, dans un spectacle qui a la puissance d’un opéra. A ne pas manquer lors de sa reprise, du 14 avril au 19 juillet 2015.
Le nom de Borgia, au cœur de la Renaissance italienne, a un parfum de scandale, qui évoque le crime, l’inceste et la tyrannie. La véritable Lucrèce, victime de cette famille effroyable, vécut de 1480 à 1519 et fut protectrice des arts et des lettres. Elle se transforme, dans la pièce inventée par Victor Hugo, créée en 1833, en une figure monstrueuse, qui porte en elle toute la barbarie des siens : la duchesse de Ferrare a les mains couvertes de sang. Gennaro, le fils qu’elle a eu de son frère, lui donne cependant, au plus secret de sa conscience, le désir d’une métamorphose. Mais dans ce cheminement d’une mère égarée, comment peut-elle espérer une rédemption, quand le regard et le mépris des autres lui rappellent tous ses crimes ?
Jeux de masques pour méprise tragique
Lucrèce Borgia est fille de pape, et Gennaro fils d’une relation incestueuse avec l’un de ses frères. Sa difformité morale s’explique aussi par tous ses crimes et son amoralité. Durant toute la pièce, elle tente désespérément de racheter ses fautes, et d’inverser son image face à un fils qui ignore tout d’elle. Cette double thématique est très présente dans l’œuvre de Victor Hugo. Le désir d’une rédemption, face à une société hostile, évoque l’itinéraire de Jean Valjean dans Les misérables tandis que le motif de la maternité (ou paternité) mise à mal trouve des variations dans la relation entre Triboulet et sa fille Blanche, dans la pièce Le roi s’amuse, et dans ce qui se construit entre Jean Valjean et Cosette. Lors de la première scène, dans l’ambiance irréelle d’une fin de bal masqué à Venise, Jeppo Liveretto fait le récit lugubre d’un fratricide commis une nuit sur le Tibre, parce que les deux frères aimaient la même femme, leur sœur. Eric Génovèse donne à ce monologue poignant, qui crée une atmosphère sombre, l’aspect d’une aria d’opéra, avec des contours inquiétants, chargés de nuances. Les mots semblent glisser sur la lagune avant de s’y enfoncer. Gennaro, resté à l’écart, n’entend pas ce discours et s’endort. Le jeune homme cherche sa mère, qu’il n’a jamais vue, et dont quelques lettres lui ont appris la grande souffrance.
La blessure de Lucrèce Borgia réside dans ce qu’elle ne peut avouer
Lucrèce Borgia ne peut avancer que cachée ou masquée, dans l’ombre, et toutes ses tentatives pour approcher son fils vont être source de quiproquos. Les amis de ce fils secret dévoilent cependant son identité, en l’humiliant et en révélant à tour de rôle l’un des crimes qu’elle a commis. La confusion est dès lors totale, Gennaro est persuadé que cette femme assidue est la cause des malheurs de sa mère. La blessure de Lucrèce Borgia réside dans ce qu’elle ne peut avouer. Elle se creuse dans un véritable théâtre de la cruauté, dont le paroxysme est la scène avec son mari Don Alphonse d’Este, à qui elle demande de sanctionner celui qui a publiquement offensé son nom en effaçant le B de « Borgia », et qui se révèle être son fils. Victor Hugo fait appel à toutes les ressources du mélodrame, évasion, complots, trahisons et poisons, pour aboutir au coup de théâtre final. L’ultime méprise est révélée à la toute dernière réplique : « Ah !...tu m’as tuée ! Gennaro ! Je suis ta mère ! », l’effroyable secret éclate. Eric Ruf, à qui l’on doit aussi la scénographie du spectacle, est très impressionnant en Don Alphonse. La confrontation repose sur un faux jeu de masques, qui donne le vertige. Victime de l’illusion d’être trompé, il enferme sa femme dans ses contradictions et ses non-dits, dans un troublant mélange de retenue et de perversité. Eric Ruf était un Gennaro très romantique lors de la précédente reprise de Lucrèce Borgia à la comédie française. Parmi ses nombreux autres rôles, il a incarné depuis un saisissant Hippolyte dans la Phèdre mise en scène par Patrice Chéreau en 2003 aux ateliers Berthier, une autre tragédie des mots et de la culpabilité. Il vient d’être nommé administrateur de la comédie française. Cette nomination d’un artiste total, à la sensibilité exceptionnelle, à la fois acteur, scénographe et metteur en scène (Il mettra en scène Le pré aux clercs de Hérold en mars 2015 à l’opéra comique), est pleine de promesses !
Un opéra parlé
Derrière eux, un paysage marin sur une toile peinte, enveloppé par le bruit d’une vague. On a l'impression d’une paix enfin atteinte, dans l'ombre d'une consolation, après l’irreprésentable aveu, comme une porte ouverte sur l'éternité
Le théâtre romantique est très proche de l’opéra. On y trouve une semblable démesure et les hyperboles sont nombreuses. Gennaro quitte Lucrèce qui vient de lui offrir un moyen pour s’évader en lui disant « Adieu ! Soyez maudite ! », Ce à quoi elle répond, au comble du désarroi « Et toi, Gennaro, sois béni ! ». C’est un théâtre où l’on peut crier un sentiment qui déborde. Denis Podalydès assume ces exagérations osées par le texte et ce trop-plein qui implique un abandon inconditionnel de tous les acteurs. Il s’est nourri des notes d’Antoine Vitez pour sa mise en scène de 1985, dans laquelle ces excès étaient portés par le jeu, avec une intensité qui épouse la violence des mots, et l’incandescente Nada Strancar en Lucrèce. Certaines pièces romantiques sont devenues des opéras, et Gaetano Donizetti a adapté Lucrèce Borgia l’année de sa création, le 26 décembre 1833. Giuseppe Verdi, de son côté, s’est emparé de deux pièces de Victor Hugo, Hernani et Le roi s’amuse qui deviendra Rigoletto, et il trouvera d’autres livrets dans des pièces de Schiller, ou d’Alexandre Dumas fils pour sa Traviata. La mise en scène de Denis Podalydès de cette nouvelle Lucrèce Borgia cite de nombreux fragments d’opéras de Verdi, riches de significations. Ainsi, Lucrèce entre en scène sur le prélude à la scène de somnambulisme de Lady Macbeth, à la fois signe de pouvoir et d’égarement. Lorsqu’elle rôde près de son fils endormi et qu’elle tente de lui parler, on entend les mystérieux premiers accords de Simon Boccanegra, chargés d’une sourde atmosphère de conspiration nocturne. Ce motif est repris plus loin sur ces mots « Et toi, Gennaro, sois béni ! ». L’air des sorcières de Macbeth apparaît également. A l’approche du dénouement, le metteur en scène a choisi la répétition obsessionnelle d’un instant de panique dans Don Carlo . Ces citations musicales ponctuent et prolongent les mots, et apportent une dynamique musicale et un surcroît d’intensité. Le choix de deux rôles travestis fait aussi référence à l’opéra. Guillaume Gallienne incarne en effet Lucrèce, et Suliane Brahim est Gennaro. Les exemples sont nombreux. Cherubin, dans Les noces de Figaro de Mozart, est interprété par une mezzo, et le procédé a été repris par Richard Strauss pour Ottavian du Chevalier à la rose et le compositeur dans Ariane à Naxos .
L’opéra baroque a multiplié cette confusion des sexes et la nourrice Arnalta du Couronnement de Poppée de Monteverdi est traditionnellement chantée par un homme. Au théâtre, on trouve des figures travesties chez Shakespeare et Marivaux. L’interprétation de Lucrèce Borgia par Guillaume Gallienne est particulièrement troublante. Il joue sur une palette d’émotions contrastées, et parvient à atteindre, par un ton d’une bouleversante justesse , la blessure secrète du personnage. Ce travestissement amène aussi une dissonance, en harmonie avec le cheminement intérieur, et il accentue le jeu de masques. C’est aussi une figure grotesque, qui rappelle d’autres personnages de Victor Hugo, et notamment Gwynplaine de L’homme qui rit. Ces êtres différents se cognent au regard des autres. Gennaro, joué par une femme, est aussi une figure en marge, qui se met à l’écart dès le début de la pièce. Suliane Brahim met en évidence les fêlures d’un jeune homme à la fois taciturne et fougueux qui porte en lui un vide, dans des élans de totale inconscience, et un état presque somnambulique. Sa composition est pleine de fièvre et d’instants d’abattement, qui traduisent l’état de manque. Les costumes austères de Christian Lacroix enferment et oppressent les protagonistes dans les gouffres qui les rongent. Les corps semblent au bord de l’étouffement. Lors du dénouement, en une troublante symétrie, les amis de Gennaro, tous morts, empoisonnés par Lucrèce, retrouvent leurs positions du début de la pièce, alors qu’ils étaient masqués en sortant d’une fête dans la nuit vénitienne. Derrière eux, un paysage marin sur une toile peinte, enveloppé par le bruit d’une vague. On a l’impression d’une paix enfin atteinte, dans l’ombre d’une consolation, après l’irreprésentable aveu, comme une porte ouverte sur l’éternité.
Christophe Gervot
Crédits photos spectacle : © Christophe Raynaud de Lage © Cosimo Mirco Magliocca
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