
Proposition originale à Angers Nantes Opéra
Impressions de Tchekhov
L’un des temps forts de la saison qui s’achève à Angers Nantes Opéra a été la création de «  La dernière fête  », un ensemble de «  tableaux chantants  » librement inspirés de cinq pièces d’Anton Tchekhov., conçus et mis en scène par Dirk Opstaele sur une partition de Kurt Bikkembergs (né en 1963). Le spectacle a été créé au théâtre Graslin à Nantes le 19 janvier 2014, et repris ensuite à Angers, puis en tournée dans sept villes des pays de la Loire, jusqu’au 25 avril. De nouveaux publics ont ainsi pu avoir accès à l’art lyrique, dans une démarche où l’action culturelle trouve tout son sens.
La dernière fête a rendu possible la rencontre de deux troupes, et de deux modes d’expression artistique, dans une fusion particulièrement intense et réussie. Les comédiens de l’ensemble belge Leporello, dirigé par Dirk Opstaele, se retrouvaient en effet associés, dans un même mouvement, au chœur d’Angers Nantes Opéra. Le metteur en scène aime explorer les pièces classiques, et en faire jaillir d’autres contours et de nouvelles résonances, en une véritable réinvention. Sa vision de la pièce de Molière rebaptisée Un tartuffe, présentée au Fanal de Saint-Nazaire en 2001, est un beau souvenir. Il crée un réjouissant esprit de troupe, et s’approprie le texte en le considérant comme une partition sans cesse en mouvement, en s’attachant aux sonorités et aux rythmes des mots, et au travail sur le corps des acteurs. En 2010, il a adopté une semblable démarche pour Galantes scènes, d’après Marivaux et Pergolèse, à Angers Nantes Opéra. Sa rencontre avec le chœur qu’il retrouve ici date de 2006, à l’occasion d’une production mémorable de Simon Boccanegra de Verdi. Cette dernière fête est un spectacle fort, à l’énergie communicative.
Paysage vocal et musique des mots
Ces personnages attachants et poétiques ressemblent à des funambules, suspendus au-dessus des chants profonds et glacés auxquels les mots se cognent en une fragile et nécessaire consolation
Les mots et les chants racontent une même histoire. Les choristes sont disposés tout autour du plateau. Ils chantent pendant une heure trente, toute la durée du spectacle, une partition torrentielle ponctuée d’accords troublants. Leur présence rappelle le chœur antique. Ils soutiennent et prolongent l’action de manière continue, à la fois reflet d’un monde intérieur et paysage sonore plein de contrastes. La prestation du chœur d’Angers Nantes Opéra, qui prouve une nouvelle fois sa capacité d’adaptation aux répertoires les plus variés, est une belle prouesse vocale, par la durée comme par l’intensité. Les chants, a capella, s’inspirent du répertoire traditionnel russe et créent une atmosphère envoûtante, qui va au plus près de ce que disent les mots, en un mystérieux dialogue. Dirk Opstaele avait réglé une mise en scène d’une telle puissance avec le même chœur pour Simon Boccanegra en 2006. Dans un espace totalement dépouillé, il faisait de chaque choriste une figure essentielle, par un travail d’une grande pureté sur les corps, assez proche d’une chorégraphie, et par la beauté des éclairages. Opstaele était parvenu à mettre en scène des voix, et à les incarner sur le plateau en figurant la mer, omniprésente dans cet opéra de Verdi, ou la plus poignante des compassions, lors de la mort du doge. Cette troupe très attachante se révèle, ici encore, totalement investie et habitée, en parfaite osmose avec l’ensemble Leporello, dont la prestation est également vocale, puisque les textes sont joués dans la version originale russe, pour faire entendre la musique des mots, et des sonorités qui racontent en elles-mêmes une histoire.La dernière fête a la beauté et l’étrangeté d’un rituel, et s’inspire de cinq textes de Tchekhov : Oncle Vania, La mouette, Ivanov, Les trois sœurs et La cerisaie. Il s’achève sur l’achat de la propriété par un fils de serviteur, témoignage d’un monde qui change. Les extraits de pièces construisent des figures qui sont des variations sur des thèmes comme le bonheur inaccessible, le temps qui passe ou l’impossible départ. Ils véhiculent cependant une énergie vitale, malgré l’effritement qui ronge les protagonistes et qui les noie dans l’alcool et les dettes. Ces personnages attachants et poétiques ressemblent à des funambules, suspendus au-dessus des chants profonds et glacés auxquels les mots se cognent en une fragile et nécessaire consolation. Une galerie de portraits se dessine, sur des failles, des doutes et des émois. L’un des sommets du spectacle est cette danse d’Ivanov, qui balaie tout, moment de vie et d’ivresse d’une puissance dévastatrice. Certains passages sont très drôles, et notamment l’effet de surprise dû à l’un des comédiens qui se met à parler français, comme par effraction, tandis que le sur titrage donne la traduction en russe : une autre manière de jouer avec les mots et les codes. La tournée du spectacle a permis de revoir avec plaisir la comédienne Afra Waldhor, dans des compositions très émouvantes de l’une des trois sœurs et d’Arkadina de La mouette . Elle était inoubliable dans Combat de nègre et de chiens de Koltes présenté à Saint Nazaire en 2009. La symbiose entre le mot, le chant et le jeu est parfaite, et fait de cette dernière fête un spectacle d’art total, dont on sort étourdi !
Opéra et action culturelle
La dernière fête a été représentée 15 fois, à Nantes et à Angers d’abord, en janvier et février 2014, puis dans sept villes de la région des Pays de la Loire. Cette tournée a permis d’élargir le public, et s’inscrit dans la démarche d’action culturelle d’Angers Nantes Opéra. Cette politique est précieuse et contribue à lutter contre certains préjugés encore persistants, qui considèrent l’opéra inaccessible. En 2006 déjà, la production de L’enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, avait été représentée 19 fois en région Pays de la Loire, et 10 fois en région Bretagne, offrant ainsi des émotions en cascades. Des élèves de collèges et de lycées assistent à ces spectacles, afin d’apprivoiser un genre qu’ils ne connaissent pas et un nouveau langage. La dernière fête était jouée le 24 avril au Carré d’argent de Pont-Château, une scène qui propose des programmations inventives et diversifiées. Deux classes de quatrième du collège Quéral, tout proche, et une classe de première TCI (Technicien en chaudronnerie industrielle) du lycée professionnel des Trois rivières, ont assisté au spectacle. L’écoute a été particulièrement sensible, et l’émotion souvent palpable. Des élèves ont été touchés par des thèmes comme le sentiment d’échec ou celui de l’ivresse pour masquer le désespoir, par des instants tel le suicide de Constantin dans La mouette ou la formidable énergie de la fête, ou encore par des phrases de Tchekhov, preuve que Dirk Opstaele a su atteindre l’essence et l’âme de l’auteur russe.
D’autres ont été sensibles à la performance d’ensemble, ou au spectacle vivant qui amène une vibration particulière, dans tout ce que donnent les interprètes, cette mise à nu et en danger face aux spectateurs, pour émouvoir
D’autres ont été sensibles à la performance d’ensemble, ou au spectacle vivant qui amène une vibration particulière, dans tout ce que donnent les interprètes, cette mise à nu et en danger face aux spectateurs, pour émouvoir. La saison 2014-2015 d’Angers Nantes Opéra va offrir de nouveaux beaux moments de découverte. La compagnie nationale de chine d’opéra de Pékin se produira au Quai à Angers en octobre, et, dans les deux villes, on pourra voir en novembre un opéra vénitien, qui permettra de remonter aux sources baroques du genre, Elena de Francesco Cavalli, dans une belle mise en scène de Jean-Yves Ruf qui a été créée en 2013 au festival d’Aix-en-Provence. Raphaël Brémard, véritable tourbillon sur scène, que l’on a évoqué à plusieurs reprises sur le site, sera à l’affiche de Barbe-Bleue d’Offenbach en décembre et janvier. En mai et juin 2015, la production de Eugène Onéguine sera l’occasion de voir le spectacle très intense de Alain Garichot. L’un des temps forts sera aussi, en mars au théâtre Graslin de Nantes, La ville morte de Korngold, une œuvre troublante et trop rarement représentée d’un compositeur traqué par le nazisme dans les années 30 et contraint à l’exil. Ces propositions diversifiées ne constituent-elles pas une action culturelle qui donne envie d’être curieux ?
Christophe Gervot
Photos : Jef Rabillon
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