
Vertiges baroques à l’opéra de Nice
Défilé de mode en échange de l’immortalité
L’un des évènements de cette saison qui s’achève à l’opéra Nice Côte d’Azur a été, en février 2014, la reprise de «  Semele  » de Haendel, dans la mise en scène étourdissante de Jacob Peters-Messer, créée en 2011 à l’opéra de Berne. Le chef d’orchestre grec George Petrou offre une direction exaltée de la partition tandis qu’Hélène Le Corre transfigure le rôle-titre par une interprétation décalée et lumineuse, à l’image d’un spectacle rempli de grâce et de vie, et qui rend heureux.
Le mythe de Jupiter et de Semele trouve sa source dans le troisième livre des Métamorphoses d’Ovide. On en relève des variations chez Dante et chez Goethe, et le peintre symboliste Gustave Moreau donne en 1895 une représentation flamboyante de la jeune mortelle foudroyée pour avoir désiré voir son amant sous son apparence divine. Haendel utilise pour Semele (1744) un livret signé William Congreve (1670-1729), également auteur de pièces de théâtre. La mise en scène présentée à Nice est très inventive et mêle de spectaculaires images oniriques, pleines de poésie, avec des références humoristiques à l’univers de la mode pour un réjouissant mélange des registres. Sept ans après l’incandescent Teseo signé Gilbert Blin, l’opéra Nice Côte d’Azur, fidèle à la musique baroque, a retrouvé Haendel.
Des apparences trompeuses pour fuir le réel
Un défilé délirant pour une ligne de vêtements destinée aux dieux côtoie, en un véritable tourbillon d’images colorées, la publicité pour un parfum à son nom, où la top-model pose devant un flacon géant à l’allure d’un numéro 5 de Chanel
Jupiter multiplie les rencontres amoureuses sur terre en prenant une apparence humaine, et en se transformant sans cesse. En cela, c’est un personnage de théâtre. Un an après la création de Semele, dans un registre parodique, on assiste en France à la création de Platée de Jean-Philippe Rameau (1745), dans lequel le roi des dieux apparaît sous la forme d’un âne, afin de conquérir une grenouille, montrant ainsi à Junon l’absurdité de sa furieuse jalousie. L’opéra de Haendel, créé en oratorio, a une profonde intensité dramatique mais ses ressorts font appel à des métamorphoses, qui illustrent les vertiges baroques. Ainsi, Jupiter est-il parvenu à troubler Semele, fille du roi Cadmus, et fiancée à Athamas, en se dissimulant sous un déguisement. Celle-ci échappe au mariage et gagne l’Olympe, enlevée par un aigle. Au moment de l’apparition de la captive émergeant d’un nuage, Jacob Peters-Messer place la maîtresse de Jupiter dans une loge d’avant-scène, sous une pluie de paillettes étoilées. Ce moment irréel et aérien est magnifié par les beaux aigus de la soprano. Dans l’expression d’un désir sans cesse inassouvi et sous l’influence de Junon, elle demande au dieu de lui apparaître dans sa splendeur divine, au risque d’être foudroyée. Semele affiche par ce souhait impossible à combler sa volonté d’échapper à la condition humaine. Parvenir à contempler l’indicible et l’immortalité, n’est-ce pas, d’une certaine manière, y accéder ? Ce désir participe aussi à l’essence de l’opéra. Tosca, dans sa volonté de vivre « d’art et d’amour », ne dit peut être pas autre chose, et sa capacité à théâtraliser sa vie illustre une fuite du réel. Le spectacle proposé à Nice transpose les caprices de Semele dans l’univers de la mode. Un défilé délirant pour une ligne de vêtements destinée aux dieux côtoie, en un véritable tourbillon d’images colorées, la publicité pour un parfum à son nom, où la top-model pose devant un flacon géant à l’allure d’un numéro 5 de Chanel. Elle exprime ainsi son orgueil et son audace, et son refus du temps qui passe, en créant pour l’éternité. Totalement investie dans cette production qu’elle avait créée à l’opéra de Berne, Hélène Le Corre est une fascinante actrice, et sa voix, d’une pureté absolue, offre quelques instants d’une ineffable beauté. Elle est portée par un véritable état de grâce et son bonheur de chanter est communicatif. Elle était Annette du Freyschütz de Weber à Nice en novembre dernier. On souhaite la revoir dans d’autres beaux rôles ! Ce spectacle, qui mêle les registres et confronte le monde des humains et celui des dieux d’aujourd’hui, a la logique d’un rêve.
La vérité des songes
C’est l’ultime et fatale métamorphose de l’opéra, car la vision est mortelle : Semele s’est brûlé les ailes, et expire, foudroyée par sa vanité
La confusion entre le rêve et la réalité est centrale dans le répertoire baroque. Ainsi, les péripéties de Semele ont-elles des contours oniriques, tel l’enlèvement par un aigle, ou l’apparition dans un nuage. La favorite de Jupiter se révèle endormie, au séjour des dieux, lors du deuxième acte. Son réveil est un moment de grâce, et donne lieu à une aria d’une beauté stupéfiante, souvent chantée isolément en concert. Le mélange du réel et du songe participe à l’étrangeté de l’œuvre, et se développe dans des airs dont les stupéfiants ornements achèvent la déstabilisation du spectateur, en brouillant ses repères, dans un étourdissant voyage esthétique. Junon, au troisième acte, sollicite Somnus, le dieu du sommeil, pour accomplir sa vengeance. Elle lui demande de charmer les dragons qui veillent sur le séjour de Semele, afin qu’ils s’endorment. Dans une confusion des rôles elle-même très baroque, la basse Denis Sedov incarne les figures de Cadmus, père de Semele, et de Somnus. Ce bel artiste était un mémorable Sénèque dans Le couronnement de Poppée mis en scène par Klaus Michael Grüber au festival d’Aix-en-Provence en 1999 (une production d’anthologie que l’on peut voir en DVD paru chez Bel Air classiques). Il sculpte ses deux compositions par un chant profond aux graves caverneux, qui contribuent à la magie de l’ensemble. A la fin de l’opéra, Jupiter, dans un aveuglement qui fait songer à celui d’Hérode face à Salomé, fait le serment à sa maîtresse d’accomplir son désir, quel qu’il soit. Dans un air débordant de vocalises éclatantes, sorte de danse des sept voiles chantée, l’inconsciente exige du dieu de se montrer dans sa vérité. Ce dernier exprime alors un poignant désarroi, magnifié par le chant d’une beauté irréelle du ténor Valerio Contaldo Le dieu sait l’inévitable conséquence de la demande faite par l’être aimé, qui dépasse toute limite, en une véritable transgression des codes.
C’est l’ultime et fatale métamorphose de l’opéra, car la vision est mortelle : Semele s’est brûlé les ailes, et expire, foudroyée par sa vanité. Le rêve de gloire de la créatrice de mode insensée s’éteint. L’opéra accentue l’affranchissement de la réalité, par l’utilisation du chant, avec des notes parfois surhumaines, de la musique qui invente une respiration, et par la représentation d’agonies qui sont belles et dont on se relève. Les divas, elles mêmes, sont éternelles et Maria Callas est devenue une icône. Ainsi, la démesure de Semele et sa quête d’impossible, sont une belle métaphore d’un genre, qui permet tous les excès. Le chef d’orchestre George Petrou soutient avec éclat la folie de cette œuvre, et sa direction est brûlante et pleine d’impressionnants contrastes. Ce chef, à qui l’on doit récemment une interprétation miraculeuse de Farnace de Vivaldi à l’opéra national du Rhin, a fondé en Grèce un orchestre d’instruments anciens, Armonia Atenea, avec lequel il n’hésite pas à surprendre le public en se produisant parfois dans des lieux insolites, comme la principale station de métro du centre d’Athènes ! Cette production de Semele s’inscrivait dans la première saison, pleine de promesses, imaginée par Marc Adam, à la direction artistique de l’opéra de Nice. On lui doit, à la tête de l’opéra de Rouen durant les années 90, quelques passionnantes résurrections, et notamment celle du bouleversant Wozzeck de Manfred Gurlitt, d’après Georg Büchner (l’autre Wozzeck à l’opéra avec celui, plus connu, de Alban Berg). Cette saison niçoise était pleine d’invention, avec aussi ce Freyschütz en français, avec les récitatifs de Hector Berlioz, mais aussi une intense Adrienne Lecouvreur de Cilea, trop rarement représentée, et la création mondiale de Dreyfus , nouvel opus de Michel Legrand. On attend avec impatience les propositions de sa programmation 2014-2015…
Christophe Gervot
Photos : Dominique Jaussein
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