
OPÉRA
Une « Traviata  » de notre temps
Reprise du spectacle de Robert Carsen à la Fenice de Venise
Dix ans après sa création pour la réouverture du théâtre, après les travaux qui ont suivi l’incendie de 1996, la Fenice de Venise a repris cette saison la perturbante vision de Robert Carsen, d’une « Traviata  » très actuelle. Le chef-d’œuvre de Verdi avait vu le jour dans cette salle mythique, en 1853. En sortant de la représentation, le regard se perd avec émotion dans la troublante lagune vénitienne, où les premiers spectateurs de cet opéra contemplaient les reflets d’autres nuits. Ces eaux dormantes voient-elles passer aujourd’hui une société moins cruelle que celle de cette « dame aux camélias  » ?
En janvier 1853, Verdi écrivait « À Venise, je monte La dame aux camélias qui s’appellera peut-être La traviata. C’est un sujet de notre temps ». Le compositeur souhaitait que son opéra soit représenté en costumes contemporains, mais la censure imposa une transposition de l’action à l’époque de Louis XIV !
La proposition de Robert Carsen offre un éclairage passionnant, en dressant le portrait d’une prostituée, qui évolue dans un monde soumis aux diktats de la mode, du sensationnel et de l’immédiat
« La traviata » signifie la dévoyée, celle qui s’écarte du droit chemin, mais la société de l’époque avait-elle peur de se reconnaître dans ce drame de l’argent, de l’exclusion et du regard des autres ? L’œuvre, qui s’inspire de la pièce d’Alexandre Dumas fils, reflète une humanité malade et trouve toujours de tristes échos dans notre monde actuel. La phtisie qui ronge l’héroïne prend d’autres noms et le rejet de la différence se justifie autrement, mais le sujet est toujours le même : l’ordre établi dévasté par l’hypocrisie. Dans un spectacle très fort monté à Nantes en 1996, et mis en scène par Françoise Terrone, Violetta était atteinte du sida. La proposition de Robert Carsen offre un éclairage passionnant, en dressant le portrait d’une prostituée, qui évolue dans un monde soumis aux diktats de la mode, du sensationnel et de l’immédiat.
Une femme traquée
Durant le prélude, d’une ineffable beauté, Violetta est étendue sur son lit. Autour d’elle, des clients lui remettent des billets de banque, qu’elle compte, par habitude. Alors que les premières notes de l’opéra dessinent une atmosphère intime, cette ronde inquiétante illustre l’intrusion de la sphère publique dans le domaine privé. L’impression est confirmée par la fête du premier acte, qui se déroule dans la chambre de Violetta, en une véritable invasion de curieux et de personnes qui viennent se montrer. C’est le lieu branché où il faut être. On s’enivre au champagne, on écoute la maîtresse de maison qui s’accompagne au piano dans un air à la mode. Quelques paparazzi prennent des photos, ce qui étouffe encore davantage celle qui reçoit et que l’on poursuit jusque dans son intimité, en un véritable viol.
Il la prend en photo, comme si, dans cet instant de fragilité extrême, il traquait ses larmes.
La rencontre avec Alfredo et la naissance d’un trouble amoureux qui a l’air partagé, ouvre cependant la porte d’un jardin secret vite assombri par les premières quintes de toux. La fin de ce premier acte est grinçante. Violetta se donne à un client resté dans l’ombre après les derniers convives, tandis que l’on entend, venant de l’extérieur, en une poignante superposition, le chant passionné de celui qu’elle aime désormais. À l’acte suivant, Germont, père d’Alfredo, ordonne à la traviata de renoncer à son fils, au nom de la respectabilité de sa famille. Contrainte à la rupture, elle écrit une lettre à son amant. Celui-ci revient à ce moment précis, et la prend en photo, comme si, dans cet instant de fragilité extrême, il traquait ses larmes.
Le règne de l’argent
Le motif de l’argent apparaît dès le sinistre échange du prélude. Le second acte a pour cadre la campagne, où Violetta et Alfredo vivent désormais ensemble. Le décor représente un paysage automnal. Des feuilles tombent des arbres, mais ces feuilles mortes sont en fait des billets de banque. Cette image forte accentue la puissance de l’argent, jusqu’au vertige, et elle renforce, par son caractère factice, une menace sur l’idylle des deux amants, en mettant à nu ses limites. De plus, Violetta a des dettes. C’est dans cet espace désincarné qu’apparaît la figure inquiétante du père, venu adresser à la jeune femme son injonction de renoncer à l’amour. Germont invoque le passé de la traviata, la peur panique du scandale et du regard des autres. Vladimir Stoyanov incarne une morale apeurée, avec autorité et cependant quelques belles nuances, qui dévoilent des failles et un vacillement possible chez ce personnage rigide, prisonnier d’un monde des apparences. Il offre des arias d’une belle intensité, reflet d’une forme de dilemme, même s’il se montre inflexible.
Le retour à la réalité explose au moment où Alfredo, ivre de jalousie et de passion contrariée, lance l’argent qu’il a gagné au jeu au visage de Violetta
Un décor de fête recouvre à vue le sol jonché de billets de banque tombés des arbres. C’est la réception chez Flora, transposée dans une boite de nuit, dans l’éclat irréel des paillettes. Cette fête pour masquer la réalité d’une société malade rappelle la nouvelle de Edgar Poe, Le masque de la mort rouge (1827), où un prince enferme ses invités dans un bal masqué, croyant ainsi les mettre à l’abri de la mort, lors d’une épidémie de peste. Durant la fête de ce deuxième acte de l’opéra, une troupe de danseurs prend place sur une petite scène placée parmi des clients qui boivent et jouent, pour tromper l’ennui. Philippe Giraudeau, qui a réglé de très beaux travaux sur les corps dans d’autres spectacles de Robert Carsen, et notamment ceux des Dialogues des carmélites et de Elektra, propose, dans une chorégraphie à la fois sensuelle et festive, des variations sur la séduction, la rupture et l’oubli, en déplaçant les rapports de pouvoir. Le retour à la réalité explose au moment où Alfredo, ivre de jalousie et de passion contrariée, lance l’argent qu’il a gagné au jeu au visage de Violetta, et la jette à terre, en un geste d’une extrême violence. L’affront public, qui rappelle la scène d’humiliation de Desdemone par Otello, suscite pour la première fois une forme de compassion, en un réveil tardif.
Dénuement et état de grâce
L’acte ultime de l’opéra nous ramène dans la chambre de Traviata, qui est malade et a tout perdu. Ses meubles ont été enlevés et les tapisseries sont arrachées. Une télévision posée à terre diffuse des images brouillées. Cet état de délabrement rappelle la trajectoire de Manon Lescaut, dans l’opéra de Puccini, inspiré du roman de l’abbé Prévost. Robert Carsen en avait signé une mise en scène très intense à l’Opéra Bastille en 1991. Manon entretient un même rapport problématique à l’argent et l’un des éléments récurrents de ce spectacle était un carrosse d’or, que l’on retrouvait brisé en morceaux lors de la déchéance finale et l’agonie de la protagoniste.
Tous les balcons de la Fenice s’allument, pour éclairer son ultime apparition publique
On ressent une même impression d’éclatement pendant la fin de cette Traviata. Des fêtards entrent dans la chambre, mais ils ne remarquent même pas Violetta, qui ne les intéresse plus. Un médecin est venu constater la gravité du mal. Alfredo et Germont sont les ultimes visiteurs, mais ils sont arrivés trop tard. Le père a expliqué au fils les raisons de la rupture. Shalva Mukeria construit une figure d’Alfredo sincère, fiévreuse et écorchée. La voix est belle et l’investissement de l’acteur est total. C’est dans le dépouillement que Violetta semble retrouver un vrai visage. La compassion à l’égard de ceux qui l’ont détruite s’exprime ici dans la musique et dans le chant, portés à leur incandescence par la direction fougueuse de Diego Matheuz. Irina Lungu, qui était l’une des Violetta dans la mise en scène de Jean-François Sivadier à Aix-en-Provence en 2011, retrouve ce personnage, dans une interprétation lumineuse et pleine de vérité, qui attire des larmes. Elle trace, de sa voix lyrique avec de beaux contrastes, jusqu’à quelques murmures miraculeux, les variations de l’âme d’une femme broyée par une société qui exclut. L’une des dernières images est saisissante. La traviata se lève, victorieuse. Tous les balcons de la Fenice s’allument, pour éclairer son ultime apparition publique, avant l’extinction : une rédemption par le théâtre.
Ce spectacle sera repris à la Fenice de Venise en août 2014 (29-30 et 31), et en septembre 2014 (2-3-7-13-19 et 25). Il est par ailleurs disponible en DVD chez TDK.
Christophe Gervot
Crédits photo : Michele Crosera (Teatro La Fenice) et Alexandre Calleau
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