
OPÉRA
L’envers d’une passion
Reprise de « Werther  » mis en scène par Benoît Jacquot à l’Opéra Bastille
L’Opéra National de Paris a repris, du 19 janvier au 12 février 2014, la production de «  Werther  » de Jules Massenet mise en scène par le cinéaste Benoît Jacquot. Le spectacle, créé en 2004 au Covent Garden de Londres, avait été représenté pour la première fois en 2010 à l’Opéra Bastille. L’immense Michel Plasson transfigure l’orchestre en un ouragan de lyrisme, soulevant et mettant à nu des cœurs étouffés par une passion impossible. Une belle transfiguration du texte de Goethe.
L’opéra s’est souvent prêté au jeu de la réécriture, en s’inspirant de grands textes littéraires. Dès l’origine du genre, en 1607, l’Orfeo de Monteverdi puise ses sources dans le mythe d’Orphée et l’une des métamorphoses d’Ovide. Goethe a beaucoup inspiré les compositeurs du XIXe siècle, et particulièrement son Faust qui nourrit plusieurs livrets d’opéras, mais aussi la figure de Mignon de son roman d’apprentissage Wilhem Meister, et Werther, dont Jules Massenet s’empare en 1892.
un fascinant dialogue entre les arts, qui permet à la musique, au chant et au théâtre de prolonger et de développer l'émotion et le sens des textes, en une puissante dilatation
Il y a, aujourd’hui encore, un rapport très étroit entre la littérature et l’opéra, en un fascinant dialogue entre les arts, qui permet à la musique, au chant et au théâtre de prolonger et de développer l’émotion et le sens des textes, en une puissante dilatation. Parmi les œuvres récentes, on trouve Les Trois Sœurs de Peter Eötvös d’après Tchekhov, Yvonne, princesse de Bourgogne de Philippe Boesmans à partir de la pièce de Witold Gombrowicz et Les Bonnes de Peter Bengtson, inspiré de Jean Genet (cette dernière a été montée à Angers Nantes Opéra en 2003 et 2004). L’opéra de Metz a proposé en 2011 une création de Pierre Thilloy, d’après une pièce de jeunesse de Koltes. Le regard d’un cinéaste sur ce Werther contribue à une passionnante rencontre entre les genres.
Une rencontre entre les arts
Benoît Jacquot a proposé une adaptation particulièrement marquante de Tosca de Puccini au cinéma en 2001. Le troisième acte de cette proposition reposait sur une fascinante interrogation sur un genre en train de se faire, par l’alternance d’images de l’action de l’opéra et de celles d’interprètes qui chantent leur partition derrière des pupitres, comme dans une version de concert. Le célèbre ténor Roberto Alagna, brûlant Werther de cette reprise, avait déjà collaboré avec le cinéaste dans ce film qui démontait les mécanismes de l’opéra, en plaçant la voix au centre de la dramaturgie. Dans un autre film, inspiré de La Fausse Suivante de Marivaux (2000), l’action se jouait sans une salle de spectacle vide, symbole d’un théâtre qui déborde et met à nu ses artifices, comme si le décor, aussi, refusait de se prêter au jeu, en une forme de détournement. Benoît Jacquot explore ce qui se cache derrière les choses et, dans son adaptation du roman de Yukio Mishima L’École de la chair (1998) avec Isabelle Huppert, il illustre, dans l’aveuglement désespéré du personnage, l’envers du désir.
Sa fébrilité durant cette course interminable dit aussi la tension de la chanteuse avant l'entrée en scène
Ce glissement entre la réalité et l’illusion est esquissé à deux reprises dans cette vision de Werther, et l’effet produit est d’une belle intensité. L’arrivée de Werther et de Charlotte, pour le duo d’amour de la fin du premier acte, se fait depuis une porte latérale du parterre, et les deux interprètes s’attardent à l’avant-scène, durant le prélude orchestral, en un mouvement d’une sensualité inquiète, dans un espace qui n’est pas encore celui du jeu et de la représentation. Ils prennent le temps de cette arrivée, dans une écoute pleine de gravité de ce que dit la partition. Ce moment évoque l’entrée des choristes dans la mise en scène de Madame Butterfly par Jean-François Sivadier. Ils arrivaient depuis la salle en jetant des regards étonnés sur les balcons et sur les spectateurs avant de monter sur scène. Benoît Jacquot utilise un procédé semblable, pendant le poignant interlude entre le troisième et le quatrième acte, durant lequel Werther met fin à ses jours : Charlotte court, haletante et dans un état d’urgence, d’un bout à l’autre de la salle d’opéra, parmi les spectateurs, avant de gagner le plateau. Sa fébrilité durant cette course interminable dit aussi la tension de la chanteuse avant l’entrée en scène, pour un moment aussi énorme. L’envers du décor se décline également en des tableaux de maîtres, qui racontent une même histoire sous un autre angle, et prolongent le dialogue entre les arts. Ainsi, l’arrivée du protagoniste fait songer aux toiles romantiques de Caspar Friedrich tandis que le troisième acte, d’une beauté stupéfiante, s’incarne dans l’œuvre de Vermeer, Jeune femme lisant une lettre.
Paysages et figures romantiques
Werther raconte un amour impossible. Werther et Charlotte s’aiment de manière réciproque, mais la jeune fille a promis à sa mère, sur son lit de mort, d’épouser Albert. Elle a tenu sa parole. Le retour de l’être aimé, au premier acte de l’opéra, pendant l’absence du mari, lui procure un peu d’oubli, le temps d’un duo, aussi brûlant qu’irréel. Mais la voix fatale du père martelant « Charlotte, Albert est de retour », retentit comme un réveil, et rappelle le serment. Les passions étouffées se cognent à l’ordre bourgeois, dans l’ombre de la mère défunte. On retrouve tous les grands motifs du romantisme, et la solitude de Werther rôde comme une vague en pleine tempête, autour de ce simulacre de bonheur dont il est exclu. La partition de Jules Massenet offre des passages d’un lyrisme exacerbé qui explose en un cri de douleur ou de découragement, et la souffrance du protagoniste est transfigurée ici par le timbre solaire de Roberto Alagna.
la solitude de Werther rôde comme une vague en pleine tempête, autour de ce simulacre de bonheur dont il est exclu
L’évocation d’un bonheur domestique, illusoire et inquiétant, trouve des contours plus nuancés, et quelques touches impressionnistes qui annoncent Debussy. Les magnifiques lumières d’André Diot sculptent les mouvements des âmes, comme si chaque lieu était un paysage intérieur, chargé de mémoire affective. Certaines scènes de cette chronique d’une mort annoncée ressemblent à des plans de cinéma, avec un bel effet de contre-plongée au deuxième acte et un plan éloigné au dernier, qui accentue la solitude de celui qui va mourir. La distribution réunie pour cette reprise est exceptionnelle, et tous seraient à citer. C’est Jean-François Lapointe, qui sera ensuite un impressionnant Golaud de Pelléas et Mélisande à Angers Nantes Opéra, qui incarne Albert. Sa présence imposante et sa voix d’une belle profondeur en font une figure implacable. Durant ses ultimes paroles de l’opéra, il demande à sa femme, dans une indifférence glacée, d’aller prêter à son malheureux rival les pistolets qu’il lui a demandés dans une dernière lettre.
Des lettres qui sortent du tableau
Publié en 1774, Les souffrances du jeune Werther de Goethe est un roman épistolaire. Le motif des lettres est central au troisième acte de l’opéra puisque Charlotte y relit inlassablement celles qu’elle a reçues de Werther, depuis qu’il est parti. Il a promis de revenir pour Noël. La référence du décor au tableau de Vermeer déjà cité est une réminiscence de la structure du récit de Goethe et nous plonge dans l’intimité et le temps intérieur d’une femme complètement égarée. Karine Deshayes restitue de manière fiévreuse les tourments de Charlotte. Elle exprime avec une justesse infinie ses désordres, et sa conscience de l’issue fatale de sa passion, par un chant très habité et quelques graves particulièrement intenses, qui font frémir. Cette magnifique artiste est la révélation du spectacle dans ce rôle. Elle a été une incandescente Carmen l’an passé à l’opéra Bastille (retransmis au parc des Dryades à La Baule le 10 août 2013).
Elle exprime avec une justesse infinie ses désordres, et sa conscience de l'issue fatale de sa passion, par un chant très habité et quelques graves particulièrement intenses, qui font frémir
Dans un registre plus léger, Angers Nantes Opéra avait eu la chance de l’accueillir dans une Cenerentola de Rossini qui, en 2005, avait déjà fait une très forte impression. Sophie, la jeune sœur de Charlotte, tente vainement d’apporter un peu de consolation. Cette figure positive et plus légère est interprétée par Hélène Guilmette, aux aigus très purs et lumineux, à qui l’on doit d’autres beaux souvenirs d’opéra : elle était Suzanne dans Les noces de Figaro mis en scène par Jean-François Sivadier à Lille en 2008 et l’une des religieuses des très beaux Dialogues des Carmélites proposés par Robert Carsen à l’opéra de Nice en 2010. Charlotte est au bord de la démence. Elle est interrompue par le retour de Werther, au jour fixé, pour ne plus jamais revenir ensuite. L’opéra débute par la répétition de chants de Noël, par les frères et sœurs de Charlotte, comme une annonce grinçante de son dénouement tragique. La mort de Werther attire les larmes, dans quelques phrases d’une désespérante beauté. Roberto Alagna donne un chant plein de nuances et quelques instants de grâce à cette dernière apparition d’un personnage malheureux. On peut voir ce spectacle passionnant dans le DVD de sa création à l’opéra Bastille, avec Jonas Kaufmann et Sophie Koch (publié chez Decca). Benoît Jacquot proposera par ailleurs sa lecture de Traviata à partir du 2 juin 2014 à l’Opéra National de Paris. La promesse d’un spectacle fort, à découvrir !
Christophe Gervot
Crédit photos : Opéra National de Paris (Julien Benhamou)
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