Création au Théâtre du Vieux colombier
Rencontre de Pasolini et d’Almodovar
La Comédie française vient de présenter, au vieux colombier, l’une de ses salles, la création d’un texte contemporain de Jean-René Lemoine : Erzuli Dahomey, déesse de l’amour. Dans un explosif mélange des genres et des registres, ce spectacle, mis en scène par Eric Génovèse, emprunte aussi bien à Théorème de Pasolini, au cinéma d’Almodovar qu’aux rituels vaudou. Une réinvention d’un théâtre baroque ?
Après avoir signé trois mises en scène d’opéra extrêmement théâtrales et alors que le Théâtre des Champs Elysées s’apprête à reprendre son très beau Cosi fan tutte, Eric Génovèse, sociétaire de la Comédie française, s’empare du texte de Jean René Lemoine avec fougue et sincérité, comme s’il s’agissait d’une partition. Dans ce théâtre qui va du murmure glissé à l’oreille de celui qui se perd et ne se comprend plus, à l’explosion de rage, il parvient à susciter une gamme infinie de nuances et de couleurs. Ce magnifique interprète était le narrateur intense de Hydrogen Jukebox de Philip Glass à Angers Nantes Opéra en 2009. L’histoire qu’il nous raconte ici est l’écho de tous nos désordres les plus intimes, dans un théâtre total et éclatant.
Solitudes et goût du romanesque
Lorsque la pièce débute, Victoire Maison s’avance vers l’avant du plateau, en récitant, pour elle-même, comme un lointain souvenir, un extrait de La mouette de Tchekhov. Cette femme fut actrice, et elle aborde la vie comme une perpétuelle représentation. Son égarement rappelle celui de Huma Rojo (sublime Marisa Paredes !) dans Tout sur ma mère. La solitude de Victoire et ses difficultés à composer avec le réel donnent le vertige. Claude Mathieu, actrice immense, en fait un personnage haut en couleurs, riche en contrastes et nourri des films de Pedro Almodovar. Son aspiration au romanesque et à tout théâtraliser s’exprime jusque dans les prénoms de ses enfants : le fils défunt, dans des conditions mystérieuses, s’appelait Tristan tandis que les jumeaux se nomment Sissi et Frantz. Chaque prénom raconte une histoire, comme s’il se suffisait à lui-même pour créer une existence. La fonction de cette mère singulière aurait-elle été simplement de puiser, dans des souvenirs d’opéras ou de destins romanesques, des noms pour désigner sa progéniture, comme autant de souvenirs de théâtre avortés ? Est-ce une consolation pour assumer une carrière de comédienne qui fut bien éphémère ? Tout semble prétexte à faire du théâtre et à fuir le réel. On songe à Madame Bovary, à Hedda Gabler mais aussi à toutes ces héroïnes d’opéra qui, telles Tosca, rêvent de faire de leurs vies des œuvres d’art. Ainsi, lorsqu’elle se rend au cimetière, sur la tombe de son fils défunt, elle cherche, avant toutes choses, des objets qui lui permettent de tenir son rôle.
Leur modèle, c’est Lady Di
Une paire de lunettes noires et une certaine manière de marcher, et Victoire adopte un look de diva, telle Maria Callas, descendant de son avion à Lisbonne, pour interpréter une Traviata devenue mythique. Les jumeaux, incarnés de façon juvénile et touchante par Françoise Gillard et Pierre Niney, ont hérité de l’aspiration de leur mère à une vie spectaculaire. Leur modèle, c’est Lady Di. Ils restent inconsolables de sa mort, tout en l’envisageant comme un but à atteindre. Parmi des jeux qu’ils sont seuls à comprendre et qui n’appartiennent qu’à eux, ils dansent, dans une lumière irréelle et bleutée, sur la chanson d’Elton John qui accompagnait les obsèques de la princesse. L’auteur parle d’un « désespoir frivole ». Ils parviendront à leur objectif macabre par un dîner au Ritz, suivi d’un accident à l’issue fatale. Est-ce là un des désirs secrets de leur mère, de voir disparaître ses enfants comme des personnages de romans, ou comme on meurt au théâtre ? La filiation prend parfois de bien étranges chemins. Le deuil irréparable de Victoire semble, dès le début du spectacle, une carrière de comédienne qu’elle n’est pas parvenue à mener à bien. Réalise-t-elle, à travers les destins tragiques des siens, ce qu’elle n’a su accomplir sur les planches ? Sissi et Frantz se livrent à des photos tarifées, pour satisfaire les désirs troubles du père Denis, leur précepteur, afin de parvenir à l’absolu qu’ils se sont fixés et financer leur ultime repas. L’arrivée de Félicité, une mère africaine qui vient chercher son fils mort, vient dynamiter les repères fragiles de ces êtres à la quête d’eux-mêmes. Sa demande trouve des échos dans la tragédie grecque, où, telles Antigone ou Electre, on se bat pour que justice soit faite aux morts. L’irruption de cette mère qui vient de très loin brouille les codes.
Des anges rédempteurs
L'explosion de colère de cette femme face à ceux qui l'ont opprimée est d'une grande violence
Félicité est jouée par Bakary Sangaré, Orgon d’une troublante humanité, dans « Tartuffe » salle Richelieu en 2005. La mère exubérante venue d’ailleurs est incarnée par un homme travesti, ce qui accentue l’étrangeté. C’est une figure démesurée et très poétique, qui rappelle, là encore, le cinéma de Pedro Almodovar. On songe à Agrado et Lola dans Tout sur ma mère. Victoire découvre que, par un échange de passeports, ce n’est pas son fils qui repose au cimetière, mais bien celui de l’inconnue. Ainsi, la mort de Tristan était une fiction. La pièce bascule dans le fantastique lorsque West, le fils africain, sort du tombeau, nu, par une nuit de brume. Il va dès lors venir troubler chacun des protagonistes et les révéler à eux-mêmes. Cet ange rédempteur fait songer à Théorème de Pasolini. Il fait prendre conscience à Victoire de la nécessité de retrouver son fils, met en lumière l’homosexualité du prêtre et ramène Fanta, la servante, à ses racines, en l’initiant à des rituels vaudou. L’explosion de colère de cette femme face à ceux qui l’ont opprimée est d’une grande violence. Jean René Lemoine crée un théâtre du rassemblement. « Lady Di est mise au même plan qu’une déesse de vaudou haïtien ». Il présente aussi son texte comme « un tissage d’éléments comme on peut en voir aujourd’hui dans la rue, ou dans un vidéo clip ». Les contraires se rejoignent et, dans un même mouvement, le frivole et le kitsch révèlent leur profondeur, les morts rejoignent les vivants, les cultures se rencontrent et se découvrent. L’effet, pour le spectateur, est saisissant, et l’on passe, parfois sans transition, de l’éclat de rire aux larmes. Le deuil de Lady Di peut paraître dérisoire ; celui qui s’exprime dans la rencontre entre les deux mères, chacune à sa manière, est bouleversant. Victoire se rend en Afrique pour retrouver son fils, encore vivant. Elle cherche, dans ses souvenirs de comédienne, comment jouer ce qu’elle n’a jamais su être, comment se mettre en situation. Loin de sa terre natale, elle prend conscience d’une détresse beaucoup plus lointaine et plus profonde que la perte irréparable de son fils, qui refuse de lui parler. Il s’est affranchi de l’être de fiction qu’on attendait de lui. C’est félicité, la mère en deuil, qui trouve des paroles consolantes, d’une saisissante beauté. Elle lui offre un café, ce qui ne lui avait même pas été proposé lors de son séjour en France. Hébétée, vidée, Victoire quitte la scène par la salle. La pièce s’achève ainsi. On admire sans réserve l’invention, la générosité et la folie de ce texte surréaliste, ainsi que l’investissement sans compter d’interprètes au sommet de leur art. Jean René Lemoine est aussi metteur en scène. On lui doit une mémorable Cerisaie de Tchekhov, présentée au grand T en janvier 2006. Souhaitons que ce spectacle soit repris au cours des saisons à venir, afin que le plus grand nombre en découvre son humour et son humanité.
Christophe Gervot
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