
Don Giovanni selon Michael Haneke
Don Juan défenestré par des agents d’entretien en colère
L’opéra Bastille vient de reprendre la mise en scène du «  Don Giovanni  » de Mozart, imaginée par le cinéaste Michael Haneke. Quelques années après «  La pianiste  » (2001), film vénéneux et intense, qui donne, du désir amoureux, une image névrotique et mortifère, quelle vision livre-t-il de cet opéra de la séduction et des dérèglements de l’amour ?
La proposition du cinéaste a pour cadre le hall d’étage d’un gratte-ciel, dont une gigantesque baie vitrée s’ouvre sur d’autres façades identiques et éclairées, la nuit,dans le quartier d’affaires d’une grande ville. Ce peut être le siège d’une société, lieu anonyme et sans âme, où l’on ne fait que passer. Ainsi, cet opéra, selon Haneke, ce sont des voix qui s’élèvent dans un immeuble d’aujourd’hui, comme l’expression d’une solitude infinie. Le chant, d’une plénitude absolue, semble la seule transcendance.
Dans les couloirs glacés d’une entreprise d’aujourd’hui
L’action de ce « Don Giovanni » est plongée dans les ténèbres. L’imposante baie vitrée ne laisse voir, en effet, que d’autres lumières de la ville, d’autres immeubles très proches, enveloppés par la nuit. Ce n’est qu’après la mort, très réaliste, du libertin que le jour se lève enfin. Le vaste hall, froid et sans âme, qui sert de cadre à l’opéra, est de ces lieux où l’on se croise sans se voir, et dont la lumière blafarde rend les visages tous semblables. De plus, même au comble de la fureur amoureuse, les protagonistes ne se touchent pas et se frôlent à peine. C’est le règne de la finance, avec ses lois souterraines. Le chant, dans un tel contexte, et parce qu’il faut bien le prendre en compte dans une mise en scène d’opéra, créé une dissonance et un saisissant paradoxe, que l’on éprouverait de la même manière si la partition de Mozart s’épanouissait dans le quotidien d’une des tours de la défense. Comme la musique dans la pianiste, ce chant semble l’expression d’un malaise et d’une pathologie, dans un monde cynique et désincarné. Dans la dramaturgie effectuée par le cinéaste, le dénominateur commun entre tous les personnages est l’entreprise. Le commandeur en est le patriarche, Anna, fiancée à Ottavio, la riche héritière, Giovanni et Leporello sont respectivement directeur général et assistant. Elvira, témoin du passé de Don Juan et d’une fidélité sans faille, occupe un poste important dans l’entreprise où celui qu’elle poursuit travaillait auparavant. Zerlina et Masetto, enfin, sont membres de l’équipe de nettoyage. Les jeux de la séduction se confondent avec ceux d’un pouvoir d’une sinistre modernité. Il n’y a aucune place pour le surnaturel ni pour le divin. Après la première scène entre Don Giovanni et Donna Anna, Le commandeur semble tout juste blessé, pour des raisons obscures. Il fait en effet son apparition en fauteuil roulant, aux côtés des autres victimes du séducteur, pour demander réparation, lors de la scène de l’ultime festin. Dans ce monde sans Dieu ni transcendance, les morts ne reviennent pas et l’enfer n’est que celui que chacun porte en soi, et la conséquence des actes d’un homme qui, dans l’enfermement et le tourbillon d’affaires qui marchaient, s’est cru le roi du monde : un roi aveugle. La transposition fonctionne et le décor est saisissant de réalisme lorsqu’on le découvre. Peter Sellars déjà, en 1989, situait son Don Giovanni dans les bas fonds de Harlem et ses Noces de figaro dans quelque gratte- ciel. La grande force du spectacle de Haneke, c’est d’interroger cette œuvre mythique à la lueur de l’organigramme d’une entreprise d’aujourd’hui, et d’y mesurer la désincarnation de toutes formes de relations humaines, le plus loin possible. La sérénade de Don Juan échappe toutefois à cette logique. Il se blottit dans le manteau d’Elvira et s’y enveloppe, en retrouvant les gestes émouvants de l’enfance. Isabelle Huppert aussi, dans La pianiste, connaissait de tels brefs abandons, quand la détresse était dévorante.
Le monde de la finance transcendé par le chant
Au lieu des flammes de l'enfer, ce sont des femmes d'entretien, entourant le commandeur humilié en fauteuil roulant, qui viennent réclamer justice
L’idée serait belle, si tous ces comportements dictés par le monde de la finance et la logique du marché pouvaient trouver une résolution, et pourquoi pas une transformation, par l’art, si la musique en était un accomplissement possible. La juxtaposition d’univers aussi dissemblables rend possible cette improbable question. La surimpression du chant à des gestes et des comportements quotidiens, dans un lieu qui pourrait aussi être un hall de gare ou d’aéroport, donne des instants d’une grande poésie. De plus, l’interprétation est exceptionnelle. Dès l’ouverture, Philippe Jordan conduit l’orchestre de l’opéra de Paris avec une énergie débordante. Il insuffle un élan vital, presque charnel, à la partition, pour un résultat d’une urgence incroyable, qui donne le frisson. Peter Mattei, Don Giovanni d’envergure internationale depuis sa mémorable incarnation dans la mise en scène de Peter Brook, au festival d’Aix en Provence en 1998, jouait le rôle lors de la création de la mise en scène de Michael Haneke, au Palais Garnier. Il était aussi le libertin pour l’ouverture de cette saison à la Scala de Milan, dans la vision de Robert Carsen. La voix est ample et il construit une figure charismatique, mais aussi à fleur de peau,aux frontières de l’animalité. Véronique Gens apporte à Dona Elvira un jeu extrêmement habité et intense. Elle sait faire de cette femme de pouvoir voulue par Haneke, un être blessé, complètement dépendant et capable de tous les débordements pour récupérer celui qu’elle aime. Elle exprime, dans ses arias étourdissantes, un fascinant mélange de volonté et d’aveuglement, par un timbre puissant et riche en nuances. Les spectateurs d’Angers Nantes Opéra gardent un grand souvenir de son interprétation de Alice Ford dans Falstaff de Verdi, en 2011. Cette immense artiste se produira en concert le 7 juillet prochain à La Baule, à Atlantia : c’est un événement à ne pas manquer ! Patricia Petibon est l’un des autres miracles de la représentation. Donna Anna, selon Haneke, est très ambitieuse, prête à tout pour poursuivre l’action de son père à la tête de l’entreprise, et en même temps complètement écrasée par ce « commandeur », qui lui a dicté un modèle de réussite. Annie Girardot déjà, dans la pianiste, avait su construire, de manière saisissante, une figure de mère écrasante. C’est dans cette incapacité de se libérer de l’image du père que se situe son deuil impossible, essentiel dans l’opéra de Mozart. Ses magnifiques aigus aériens et électrisants donnent le vertige, à l’image de sa volonté de puissance. Le viol de Zerlina vient dynamiter cet équilibre fragile, entre jeux de pouvoir et de séduction.
Sordide fait divers et révolte sociale
Le propos de ce Don Giovanni se rapproche d’un fait divers dans lequel un chef d’entreprise abuserait de son pouvoir, et irait jusqu’au viol d’une de ses employées. La réponse n’est pas d’ordre divin, comme dans le mythe originel, et aucune statue de commandeur ne vient trouver Don Juan pour lui demander de changer de vie. Elle est d’ordre social et bien humaine. Au lieu des flammes de l’enfer, ce sont des femmes d’entretien, entourant le commandeur humilié en fauteuil roulant, qui viennent réclamer justice. Face au refus de tout repentir, elles jettent le patron à travers la baie vitrée, en une scène stupéfiante, véritable coup de théâtre de la représentation. Lors de l’ensemble final de l’opéra, c’est tout un groupe qui parait libéré d’un tortionnaire. Assis sur des chaises le long de la baie vitrée, dans une lumière du jour enfin revenue, chaque soliste vient dresser le bilan de ce qui vient de se passer et, au terme de son aria, reprend place parmi ce groupe qui, pour la première fois, semble soudé. Il ne faut surtout pas voir dans cette scène finale, où des femmes d’entretien viennent demander justice à un libertin, dans une ville qui ressemble à New York, la référence à une actualité récente : Le spectacle a été créé en 2006.
Christophe Gervot
Bloc-Notes
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