
Jean-François Sivadier revisite Monteverdi
Dans l’atelier d’artiste...de Néron !
L’opéra de Lille vient de présenter l’ultime opéra de Claudio Monteverdi, «  le couronnement de Poppée  » (1642), tout nouvel opus de Jean- François Sivadier. Dans un spectacle de théâtre débordant de vie, l’empereur Néron, monstre accompli, apparaît sous un angle inhabituel : l’amoureux des arts.
Lorsque l’on pénètre dans la salle, toute la troupe est déjà en scène, et prend ses marques sur le plateau. Ultimes préparatifs de la représentation ? Certains traversent la scène en costume d’opéra. A moins qu’il ne s’agisse du vernissage d’une exposition de peinture, ce que suggèrent les conversations et les verres levés. Au moment où Emmanuelle Haïm, à la tête de son concert d’Astrée, prend place dans la fosse, toute la troupe s’arrête et l’applaudit, en même temps que le public, en un troublant jeu de miroir, qui semble nous dire que nous sommes tous là pour une chose semblable. Artistes et spectateurs confondus racontent une même histoire.
Le triomphe de l’art
Ce prélude à la représentation, récurrent dans tous les spectacles du metteur en scène, fait songer au prologue de « Ariane à Naxos », dans lequel Richard Strauss pose la question de l’opéra en train de se faire, dans un mélange des genres très baroque. On rêverait d’en voir une proposition par Jean-François Sivadier. L’instant au cours duquel les interprètes et le public applaudissent le chef d’orchestre en même temps est d’une force incroyable. Il place la musique au rang d’une figure centrale, seul personnage véritable à l’opéra, et nous ramène au processus d’interprétation de l’œuvre, en en démontant les mécanismes habituels. Benoît Jacquot, dans sa très belle adaptation de « Tosca » au cinéma (2001), alternait, durant le troisième acte, les images de l’action et celles des artistes en séance d’enregistrement, pour un effet identique. Le décor de ce « Couronnement de Poppée » donne à voir, selon un même processus, l’atelier d’artiste de Néron, et des œuvres achevées. Ainsi, la mort de Sénèque, l’une des pages les plus belles de la partition, est suivie de sa métamorphose en statue. Dès les ultimes mots du philosophe et précepteur de l’empereur, son corps est recouvert de terre glaise : il devient une œuvre d’art. Jean François Sivadier avait ainsi statufié les figures révolutionnaires de « La mort de Danton » de Büchner, en 2005, pour un résultat aussi saisissant. Le départ de Sénèque rappelle celui du commandeur de « Don Juan ». Les deux figures d’outre tombe ont en commun de ne pas être parvenues à faire cesser les débordements de l’empereur romain ni du séducteur. Lors de leur duo d’entrée, Néron et Poppée semblent charriés, en un mouvement très esthétique, par le rideau de théâtre, pourpre et or, comme s’ils étaient portés par une vague. Cette image les place hors d’une certaine réalité, par delà le pouvoir, dans une sphère d’art et d’amour. Des tableaux sont disposés sur le plateau. L’un d’eux représente une mer de feu, belle métaphore de cette passion aux conséquences destructrices : Sénèque est contraint à la mort, Octavie, épouse de l’empereur, est répudiée. Max Emmanuel Cencic construit un Néron juvénile et attachant, par un timbre irréel et sensuel, aux aigus dévastateurs. L’empereur qu’il invente est aveuglé par l’œuvre d’art dont il est l’objet. Sonya Yoncheva, d’une belle présence scénique, répond aux élans du cœur du monarque amoureux, dans un jeu fervent et contrasté, reflet d’états d’âme un peu troubles, mais sublimés par un chant merveilleusement habité. Ils affichent tous deux une passion adolescente, qui se vit dans l’instant, dans un monde de préoccupations adultes, qui parient sur ce qui dure. L’intérêt du monarque pour l’art, attesté par Tacite, le tourne vers l’éternité.
Contraires qui s’affrontent et ruptures
L'empereur qu'il invente est aveuglé par l'œuvre d'art dont il est l’objet
Ce « Couronnement de Poppée » rappelle, dans son mélange des genres, les tragédies de Shakespeare. Jean-François Sivadier en accentue la confusion et le vertige, par le rapport aux œuvres d’art. Les contraires se cognent et se fissurent. Emmanuelle Haïm, dans sa direction inspirée, sait ménager des instants de silence d’une grande intensité, qui placent les protagonistes et les spectateurs au bord du gouffre : quand l’opéra se tait... L’affrontement de situations opposées conduit à des moments où l’électricité est palpable sur le plateau. Ainsi, lorsque la nourrice de Poppée réalise que sa maîtresse va devenir impératrice, elle se perd, avec une délectation facétieuse, dans la contemplation de ses richesses à venir, tandis que dans l’aria qui suit, Octavie, reine répudiée, se lamente sur son exil prochain. Il y a juxtaposition de tons et de registres. La chanteuse exprime le caractère insupportable de la situation en arrachant avec rage l’une des tentures du décor, geste que faisait déjà Madame Buterfly, dans la vision de Sivadier, lorsqu’elle réalisait la traîtrise de l’être aimé. Tout est prétexte au jeu. L’œuvre porte en elle de ces situations complexes. Ainsi, par amour pour Octavie, Othon demande à Drusilla, qui l’aime passionnément, de lui prêter ses vêtements, afin de ne pas être reconnu, le temps de la tentative de meurtre de celle qui l’a éconduit. Drusilla, figure de l’innocence persécutée, est dès lors prise pour quelqu’un d’autre, pour un acte qu’elle n’a pas tenté de commettre. Le baroque aime jouer sur les confusions d’identité.
Amel Brahim-Djelloul, lumineuse Gabrielle de « La vie parisienne » à Angers Nantes Opéra en décembre dernier, incarne cette figure de victime amoureuse, dans un chant d’une plénitude et d’une grâce infinies. Dans la scène de la mort de Sénèque, sur injonction de l’empereur, les disciples essaient de lui montrer tout ce que la nature a de beau, pour le supplier de ne pas mourir, dans une troublante alliance de vie et de mort. Paul Whelan, inoubliable Tarquinius du « viol de Lucrèce » à Nantes en 1999,prête des graves d’une belle profondeur et un jeu intense, au philosophe que l’on préfère ne voir que statufié, comme un lointain souvenir. Néron épouse finalement Poppée, mais l’illusion sera de courte durée. Ultime rupture, le texte parlé s’immisce à la fin de l’opéra, pour un effet déstabilisant. Le comédien Rachid Zanouda, émouvant passeur d’un spectacle d’opéra de Jean François Sivadier à l’autre, dit, sur un ton neutre et glacé, quelques lignes de Tacite sur l’avenir désastreux de chacun des protagonistes, dans leur réalité historique. On apprend que l’empereur tuera Poppée, trois semaines seulement après leur mariage, en lui donnant un violent coup de pied au ventre alors qu’elle est enceinte. La musique reprend, mais comme rongée de l’intérieur : le duo d’amour final a désormais des contours plus grinçants, d’une désespérante beauté. L’œuvre d’art vacille, à l’épreuve de la réalité.
Christophe Gervot
Crédits photos : Frédéric Iovino
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