Tissé Métisse - La Rencontre 2010
Immigration : la genèse d’un « problème  »
Gérard Noiriel chez Tissé Métisse
« Construire ensemble : quelles pratiques pour contrer le rejet de l’Autre ?  » C’est autour de ce thème que l’association Tissé Métisse a réuni, mardi 8 juin, de nombreux acteurs associatifs et politiques. Depuis trois ans, la « Rencontre  » répond à un objectif d’enrichissement de la réflexion collective, au profit de la militance personnelle. Il s’agissait cette année d’interroger les formes d’actions contre les discriminations à partir d’une perspective historique, ouverte par la conférence de Gérard Noiriel. Historien spécialiste de l’immigration, il en a retracé les grandes étapes, montrant que c’est l’ « ethnicisation  » du discours social qui, depuis les années 1880, en a fait un problème politique majeur.
La France, l’une des premières terres d’immigration au monde
« Faute de perspective historique, la plupart de nos concitoyens vivent l’immigration comme un phénomène récent, passager, accidentel, qui confronte la communauté nationale alors que toute l’histoire, ancienne ou récente, fait le récit d’une immigration constitutive, au fil des réussites et des échecs, d’une part importante de la réalité française. Montrer l’essentiel de cette construction collective, c’est vouloir contribuer à changer le regard contemporain sur l’immigration et favoriser l’entreprise, en perpétuel chantier, de l’intégration et de la cohésion sociale »
la lutte contre le rejet de l’autre est aussi une bataille des mots. Ces mots qui, façonnant nos représentations, façonnent le monde et conditionnent nos réactions
Cet extrait du dossier de presse d’ouverture de la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (CNHI), dont G.Noiriel fut l’un des fondateurs, montre bien le rôle de la connaissance historique et son importance dans le cas de l’immigration. L’Histoire éclaire le présent : en montrant qu’un phénomène d’apparence nouveau s’inscrit dans une tradition de longue date, elle balaie les idées reçues.
Ainsi, on oublie trop souvent que la France fut l’une des premières terres d’accueil au monde. Dès les débuts de la troisième République, proclamée en 1870, l’industrie française doit recruter massivement des travailleurs étrangers : l’exode rural restant faible et la natalité ayant fortement décru, on y manque de bras. Dans un pays qui s’urbanise, la population étrangère double par deux fois dans la seconde moitié du XIXe siècle, atteignant 1,2 millions d’âmes, soit 3% de la population totale à l’aube du millénaire [1] Ce chiffre restera stable jusqu’au début de la première guerre mondiale, quoique la population immigrée se renouvelle et se diversifie : d’abord composée de Belges et d’Italiens, elle arrive ensuite d’Allemagne, d’Espagne, de Grande Bretagne ou de Suisse.
La construction d’une identité nationale républicaine
G.Noiriel date la naissance du « problème » de l’immigration aux débuts des années 1880. Elles introduisent en effet une rupture politique et idéologique. En 1879, Jules Grévy est élu président : la République est enfin aux mains des républicains ! On assiste à la renaissance publique d’un nationalisme d’héritage révolutionnaire : la Patrie est célébrée à travers le culte des valeurs, des héros et des symboles de la République. Il s’agit de bâtir une identité nationale républicaine, au-delà des ancrages régionaux et des disparités sociales : les classes populaires et rurales s’intègrent à la nation.
Les étrangers sont marginalisés par cette identité nationale. Parce qu’il n’y a pas d’intégration sans exclusion. Mais aussi parce que « l’esprit de Revanche » contre la Prusse, victorieuse en 1871, plane sur cette fin de siècle. Le sentiment national s’imprègne de haine envers les Allemands, stigmatisés comme espions responsables de la défaite de la France – et, par extension, envers le juif et l’étranger. Les manuels scolaires inculquent la haine des Prussiens et la supériorité de la civilisation européenne sur les « sauvages » de l’empire colonial en construction. De nouvelles discriminations sont nées.
Elites et médias
Dans Immigration, antisémitisme et racisme en France [2], G.Noiriel relie la diffusion de la xénophobie et de l’antisémitisme dans l’opinion française à l’action de la nouvelle presse – celle à laquelle ont désormais accès les couches rurales et populaires. Pour s’adapter à son nouveau public, elle se « fait-diversifie », se choisit de nouveaux bouc-émissaires : les étrangers et les juifs.
L’affaire des « Vêpres marseillaises » apparaît symbolique : pour la première fois, un conflit local est décrit comme un problème politique national, ce qui deviendra systématique. Le 17 juin 1881, à Marseille, des locaux italiens sifflent les soldats français de retour de Tunisie, où le gouvernement français les avait envoyés pour obliger l’Italie à renoncer à ses ambitions coloniales. La réaction est brutale : des affrontements éclatent, faisant 21 blessés et 3 morts. Le discours nationaliste s’enflamme, gagne les milieux politiques. L’immigration devient un problème national, sur la base de nouveaux schémas de pensée : le « nous » français s’affirme contre un « eux » malfaisant, l’étranger étant présenté comme un espion, un anarchiste, un criminel, suspect de déloyauté et usurpant le travail des nationaux.
A la faveur de la crise économique de la fin du XIXe siècle, de nombreux conflits éclatent entre ouvriers français et étrangers, entraînant des manifestations d’ampleur contre ces derniers, avec des slogans tels que « mort aux Belges ! » ou « à bas l’Italien ! ». Le plus sanglant pogrom de l’histoire française contemporaine, souligne G.Noiriel, a eu lieu en 1893, à Aigues-Mortes : 300 ouvriers français s’y déchainèrent contre leurs collègues italiens, faisant au moins 8 morts et une cinquantaine de blessés. A cet événement révélateur et méconnu, l’historien a consacré son dernier livre [3].
G.Noiriel prône l’auto-critique : conscient que le discours intellectuel ne touche qu’un rare public, souvent déjà convaincu, il a envisagé d’autres modes d’actions dans la lutte contre les discriminations.
Le poids des mots : ruptures et continuité
Un siècle plus tard, les ingrédients sont les mêmes. La crise économique des années 1970 provoquée par les chocs pétroliers encourage la montée des nationalismes : le Front National est créé en 1972. L’impact des médias est accru et les mots pèsent plus que jamais : le discours médiatique et politique (de gauche !) faisant suite aux grèves des ouvriers immigrés de l’automobile (1981 – 1984) oublie l’ « ouvrier » pour ne laisser paraître que l’« immigré », qu’il présente comme manipulé par des intérêts étrangers ; la « marche pour l’égalité et contre le racisme » de 1983 devient « marche des beurs ». On assiste là à un phénomène d’ « ethnicisation » du discours social, qui brouille les pistes. Le vocabulaire de la droite et de la gauche sur l’immigration converge ; le débat identitaire n’est plus le monopole de cette première.
Pour l’historien, ce glissement de vocabulaire constitue une rupture et une dérive importantes. Car la lutte contre le rejet de l’autre est aussi une bataille des mots. Ces mots qui, façonnant nos représentations, façonnent le monde et conditionnent nos réactions. Ces mots-réflexes du racisme qui étiquette. Ces mots que l’on récupère, que l’on déforme, que l’on charge de significations nouvelles, à décrypter. Ces mots qui portent avec eux une histoire souvent lourde, à manier avec précaution. Ces mots qui ne sont pas innocents.
Pour sa campagne de 2007, c’est au Front National que Nicolas Sarkozy emprunte l’expression d’ « identité nationale » ; c’est une main tendue vers l’électorat d’extrême droite. A la création du « Ministère de l’Immigration et de l’Identité Nationale », huit des douze membres du conseil scientifique de la CNHI (dont G.Noiriel) démissionnent pour signifier leur opposition à ce rapprochement inédit, qui « s’inscrit dans la trame d’un discours stigmatisant l’immigration et dans la tradition d’un nationalisme fondé sur la méfiance et l’hostilité aux étrangers ». [4] On voit là les enjeux de la suppression d’un ministère qui, depuis, a montré la rigueur de sa politique d’expulsions.
Quelles pratiques pour contrer le rejet de l’autre ?
« Le concret a besoin de se nourrir de réflexion et inversement », a résumé une intervenante au cours des échanges ayant suivi la conférence. Ainsi, l’Histoire et la sociologie permettent de retisser les fils invisibles qui expliquent les comportements patents. Face au racisme qu’on peut par exemple constater dans les milieux populaires, on ne peut s’en tenir à une simple condamnation morale (voire juridique). On ne doit pas ignorer la responsabilité des élites : leurs discours, par le vocabulaire et les représentations qu’ils introduisent, créent les conditions de possibilité du racisme ordinaire. Il appartient à l’Histoire de le rappeler, corrigeant le tir du regard contemporain sans perdre toutefois sa précieuse indépendance.
Mais les disciplines savantes trouvent leurs limites dans la lutte contre la discrimination. G.Noiriel prône l’auto-critique : conscient que le discours intellectuel ne touche qu’un rare public, souvent déjà convaincu, il a envisagé d’autres modes d’actions. Il appartient au DAJA, collectif d’artistes, de travailleurs sociaux, d’enseignants et de chercheurs militant pour la démocratisation de la culture par la création de spectacles. Il s’agit de décloisonner ces différentes activités au profit d’une alliance harmonieuse du savoir et du divertissement, du fond et de la forme, seule capable de parler à la tête et au cœur de tous. L’action culturelle apparaît, contre les représentations négatives de l’autre, comme l’arme de demain.
Marie Aguillon
Photos : Yves Monteil
Plus d’infos
Le site de Tissé Métisse
A lire aussi :
L’immigration : Une histoire de France méconnue
[1] Chiffres issus de Immigration, antisémitisme et racisme en France, G.Noiriel.
[2] Immigration, antisémitisme et racisme en France, XIXe-XXe siècles : discours publics, humiliations privées, Paris Fayard 2007 (réedité en 2009)
[3] Le massacre des Italiens : Aigues-Mortes, 17 août 1893, Paris, Fayard, 2010
[4] extrait du communiqué de démission des instances officielles de la CNHI de huit historiens et démographes
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