INTERVIEW
Dominique Paquet : "Le théâtre permet d’incarner la philosophie, de rentrer dans la chair"
Entretien avec Dominique Paquet, philosophe et comédienne (1/2)
Mardi 30 novembre ; il est cinq heures à la pendule du Lieu Unique. Avec Isabelle Schmitt, responsable de la programmation philosophique, nous rejoignons la comédienne et philosophe Dominique Paquet. Dans moins d’une heure, elle animera le café-philo « La punition contient-elle de la vengeance ?  », en lien avec l’Hamlet de David Bobee [1], joué le soir même.
Fragil - Vous avez mené vos études de philosophie parallèlement à votre carrière de comédienne. Ces deux activités sont-elles liées à un même intérêt ou correspondent-elles à deux inclinations différentes ?
Dominique Paquet - Je pense que ce sont les deux versants d’un même intérêt. J’ai toujours fait de la philo dans ma tête, puis j’en ai fait avant la terminale, comme ça, pour m’amuser un peu : j’ai pris un bouquin et j’ai fait de la philo chez moi, parce que j’adorais ça. Je faisais du théâtre parallèlement, c’est tout à fait lié.
Historiquement, philosophie et théâtre sont totalement liés : c’est apparu à la même époque, vers le Vème siècle avant J.C. Ce sont deux arts qui se proposent de dire quelque chose du monde : la philosophie se propose de dire le vrai et le théâtre se propose de dire le vrai par les moyens de la fiction...tout est dit ! Les philosophes et les hommes de théâtre ne s’entendent pas. Platon veut chasser les poètes de la cité. Sénèque est le précepteur de Néron, on voit ce que ça donne, ça n’est pas très réussi ! [2] (rires) Aristote a été le pédagogue d’Euripide - ça c’est pas mal - et d’Alexandre le grand ! Descartes a fait du théâtre avec la reine Christine…
Voilà, ce sont deux domaines avec des individus qui se parlent, qui sont antagonistes. Ils sont nés du même œuf, mais ce sont des frères ennemis. Aujourd’hui, cette concurrence tend quand même à disparaître. Au Lieu Unique, ça n’a pas cours.
Isabelle Schmitt - Organiser des rencontres avec des philosophes à chaque création théâtrale, cela se fait de plus en plus.
Fragil - Vous écrivez de la philosophie, vous animez des cafés-philo, vous adaptez aussi au théâtre des textes philosophiques (Le Boucher cartésien d’après Descartes ou Au bout de la plage… le Banquet, d’après Platon). Que permettent ces différentes formes ?
Voilà, ce sont deux domaines avec des individus qui se parlent, qui sont antagonistes. Ils sont nés du même œuf, mais ce sont des frères ennemis.
DP - Le théâtre permet d’incarner la philosophie, c’est-à-dire de rentrer dans la chair. On fait rentrer la philo dans le corps de l’acteur, et ça change énormément de choses sur le plan de la compréhension. Je me souviens d’un élève qui a réussi à avoir son bac la troisième année parce qu’il avait enfin compris Descartes en voyant un spectacle, Le Boucher cartésien, que j’avais adapté. Un lycéen de Saint-Ouen avec la casquette à l’envers, percé de partout, qui m’a dit : « Super votre texte madame, il m’a pas lourdé ! » (rires) Voilà, ça permet de rentrer plus facilement dans un texte philosophique : quand on le joue soi-même, quand on le voit jouer, on le voit dans le corps et dans la scénographie, et cela éclaire la problématique.
Ensuite, les café-philos, c’est une façon de partager la pensée. Pour certains, ça n’est pas de la philosophie. Beaucoup décrient les cafés-philo en disant : « ce qui se passe en café-philo, ça n’est pas de la philosophie ! ». Malgré tout, je pense qu’on ne peut pas exclure le public de la réflexion philosophique, parce qu’elle apporte des choses : elle apporte un réconfort, elle apporte des réponses, elle apporte des façons de penser, de la connaissance, des échanges qui se font avec les gens…
IS - Une tolérance aussi, peut-être, une façon d’écouter.
DP - Et ça permet, me semble-t-il, de sortir de la doxa, c’est-à-dire des opinions communes, et d’envisager autrement les questions citoyennes : la question du vote, du politique, du pouvoir, de la tolérance, de la fraternité, de la joie. Voilà des choses qui doivent être travaillées, surtout en ce moment.
Fragil - En fait, le théâtre et les cafés-philo réintroduisent une expérience du sens, une interaction plus développée que dans l’acte de lecture...
DP - Oui, et puis ça correspond à une évolution de la société. Socrate et Aristote, ils font la philosophie dans la rue avec des passants ! Ils interrogent quelqu’un qu’ils connaissent vaguement ou un peu (parce qu’il y avait très peu d’intellectuels à Athènes) : « Tiens, untel ! Et d’où te vient ton art, toi, qu’est-ce que tu en penses ? » Voilà, ils se posent des questions dans la rue, c’est une philosophie solaire. Je pense qu’il y a d’abord une nécessité d’être ensemble, et de s’entendre parler. On n’est pas souvent ensemble dans notre société.
Je crois que le café philo prend aussi position contre la télévision. A la télévision il y a beaucoup de débats, il y a un animateur qui cherche beaucoup de polémiques parce que ça crée des micro-théâtres, des micro coups de théâtre. Or le café philo n’est pas le lieu des coups de théâtre, absolument pas. Un café philo, ca n’a rien de spectaculaire : le rythme est lent et il n’y a pas de notions de représentation.
IS - Et c’est vraiment dans l’idée de l’écoute.
le café philo n’est pas le lieu des coups de théâtre, absolument pas.
Fragil - Sur votre site personnel, vous écrivez : « Sans philosophie, pas de bien être »...
DP - Je suis persuadée que ça calme. D’abord ça permet de raisonner un peu mieux, et ça permet de comprendre davantage ce qui est en train de se passer, ce qui se passe dans les rapports humains ou dans les échanges, dans l’actualité… C’est un facteur de compréhension, donc de calme, qui est préliminaire à l’action. Ça doit être le chemin de la sagesse ! (rires)
Par exemple, j’y pensais cet après midi avec mes étudiants : souvent l’erreur qu’on fait - c’est Epictète qui dit ca je crois ? – c’est de croire que ce qui nous rend malade, ce sont les choses, alors que ce sont les jugements que nous portons sur elles. L’événement en soi existe, advient, mais après il y a la façon dont on vit l’événement et l’idée que l’on s’en fait. Il y a des choses sur lesquelles on se fait des idées stupides, et on peut se débarrasser assez vite de ces idées, avec la philosophie. Oui : c’est un art de vivre.
Propos recueillis par Alizée Remaud et Marie Aguillon. Photos : Marie Aguillon
[1] cf l’interview de David Bobee
[2] En 64, Néron tente d’empoisonner son conseiller Sénèque. L’année suivante, Sénèque est compromis dans la « Conjuration de Pison », conspiration contre l’empereur ; sur ordre de Néron, il se donne la mort en s’ouvrant les veines.
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