
« Yvonne, princesse de Bourgogne  »
Grinçante mascarade
Chaque création d’opéra atteste de la vitalité du genre. En adaptant «  Yvonne, princesse de Bourgogne  », pièce de théâtre de Witold Gombrowicz (1904-1969), Philippe Boesmans (né en 1936) a rouvert le débat sur le rapport entre la musique et les mots, à travers le prisme d’une fascinante œuvre littéraire.
Les livrets d’opéra ont, depuis leur origine, puisé dans des sources littéraires. Verdi, lui même, au XIXème siècle, a su s’emparer de drames de Victor Hugo, de Alexandre Dumas ou de Shakespeare, pour composer ses plus grandes œuvres. La partition apporte un autre regard et de nouveaux contours au support original et, souvent, vient au secours des mots quand ceux-ci frôlent l’indicible. Au cours de ces vingt dernières années, la matière littéraire a inspiré avec bonheur l’opéra contemporain. En 1989, le palais Garnier proposait une adaptation de York Höller du roman « le maître et Marguerite » de Mikaël Boulgakov tandis que le Prospero de « La tempête » de Shakespeare hante « Un re in ascolto » de Luciano Berio, représenté à l’opéra Bastille au début des années 90. Peter Etvös a composé une étonnante réécriture musicale des « Trois soeurs » de Tchekov, pour trois voix de haute contre, mettant en évidence les points de vue de trois personnages de l’intrigue, avant de transposer « le balcon » de Jean Genet et la comédie gay de Tony Kushner, inspirée des premières années Sida, « Angels in America ». Le compositeur belge Philippe Boesmans s’est imposé par des propositions d’une grande richesse d’après des pièces de théâtre, y apportant des orchestrations d’un incroyable pouvoir d’évocation des profondeurs de l’âme. En 1993, il crée l’événement à Bruxelles puis à Paris avec « La ronde »(Reigen), d’après Schnitzler, qui a été repris à Nantes en 1997, dans une mise en scène de Philippe Godefroid. 1999 est l’année du « conte d’hiver » d’après Shakespeare et 2005 celle de « Julie » d’après « Mademoiselle Julie » de Strinberg, à Vienne et au festival d’Aix en Provence. La musique élargit les possibles narratifs et explore autrement ce qui se joue entre les êtres, par des reliefs sonores. « Yvonne, princesse de Bourgogne », le dernier opéra du compositeur, créé le 24 janvier 2009 sur le scène du palais Garnier, s’inspire d’un texte de théâtre de l’auteur polonais Witold Gombrowicz. C’est une variation sur le thème d’un ordre social réduit à des masques et à des fantoches, qui est au cœur de ses autres œuvres tels la grinçante « Opérette » ou ses romans « La pornographie » ou « Transatlantique ». C’est un auteur d’une grande lucidité sur un monde désincarné et qui semble tourner à vide, mais où l’écriture apporte une énergie vitale et une forme de rédemption.
Il s’agit bien ici d’un « théâtre de la cruauté », dans lequel celle qui est différente fait l’objet d’une fatale expérimentation
Un théâtre de la cruauté
La formule développée par Antonin Artaud dans « Le théâtre et son double » convient particulièrement à la comédie tragique d’ « Yvonne ». Il s’agit bien ici d’un « théâtre de la cruauté », dans lequel celle qui est différente fait l’objet d’une fatale expérimentation. Yvonne est laide, elle ne parle pas et c’est à peine si l’on distingue sur ses lèvres les mots qu’elle tente maladroitement d’articuler. En l’amenant à la cour du roi Ignace, ses deux tantes vont produire l’effet d’une bombe dans l’ordre établi . Car ce drame va bien au-delà de celui de l’innocence persécutée par un monde malade. Cette cour d’opérette est le règne des apparences et des faux semblants, où l’on se satisfait d’un paraître imposé, où toute notion d’idéal trouve son apogée dans l’étiquette sociale et une vaine respectabilité. C’est un monde absurde où les masques grimaçants qui se croisent ne sont pas éloignés de l’univers de Ionesco, un monde sans âme et sclérosé dans d’ancestrales certitudes. Ainsi, le mariage du prince Philippe revêt-il une importance capitale. Il est très sollicité par une assemblée de prétendantes, aussi intéressées que complètement interchangeables. Le prince traine son ennui et sa sinistre mélancolie parmi ces êtres factices. L’arrivée d’Yvonne, dans ses habits démodés et son apparente idiotie apporte une touche de nouveauté. Il la demande en mariage, ce qui suscite scandale et moqueries au sein de la famille et de la cour. Elle ne parle pas, elle se contente d’être là, présence insolite au milieu de courtisans grotesques qui, tous, s’affolent face à un silence et à une laideur qui semblent le miroir, sans concession, de ceux qui la regardent avec mépris et arrogance. La difformité d’Yvonne révèle les tares de la cour. La reine Marguerite y comprend avec effroi combien les poèmes qu’elle écrit, dans une illusion d’intimité, sont bancales. L’étrangère cristallise les manques et les peurs de chacun. Elle tombe amoureuse du prince, il en est déjà lassé. On s’adresse à elle, on lui demande si elle croit en Dieu. Elle répond oui, machinalement. La curiosité et la soif d’expérimentation se transforment en une haine irrationnelle qui, pour certains, est sans objet. On la tue. Le meurtre d’Yvonne, très vite étouffé, n’est qu’un acte de panique et de vide. Gombrowicz dénonce les mécanismes d’une société déshumanisée et destructrice. La partition de Philippe Boesmans soutient et prolonge le propos avec une grande intensité dramatique et l’orchestration rôde dans les méandres d’inconscients en lambeaux et d’âmes chaotiques. Les réminiscences sont nombreuses et apportent un commentaire musical aux situations, qui va de Claudio Monteverdi, dont le compositeur proposa une version du « Couronnement de Poppée »(1642) d’une grande modernité, il y a une vingtaine d’années, au Wagner de « L’or du Rhin ».
Premiers interprètes d’une création d’opéra
L’enjeu d’une première interprétation est énorme, car il y a tout à construire et à inventer. On imagine dans quel état de fébrilité devait être la première Traviata ou la première Carmen ! La distribution réunie par le Palais Garnier, d’une grande homogénéité,, a construit, dans la mise en scène de l’immense Luc Bondy (également co-auteur du livret) et les décors de Richard Peduzzi, une œuvre extrêmement forte. Dörte Lyssewski, comédienne exceptionnelle, Marie Touchet dans « La reine Margot » de Patrice Chéreau, endosse la bouleversante figure d’Yvonne, rôle muet mais d’un grand pouvoir d’expression. Perdue dans son monde intérieur et dans des convenances qu’elle ne comprend pas, elle est sans cesse décalée mais remplie d’une poignante humanité. L’artiste exprime, par des gestes parfois infimes, l’exclusion, l’incompréhension et la solitude. Elle offre un grand moment de théâtre ! Autour d’elle gravitent des êtres grimaçants servis par des interprètes qui donnent sans compter. Le ténor Yann Beuron joue la mélancolie cruelle et distante en prince Philippe. Mireille Delunsch, explosive Folie dans la « Platée » de Laurent Pelly, assume le rôle de la vampirisante reine Marguerite auquel Paul Gay, monarque d’un royaume d’âmes mortes, donne une vertigineuse réplique, d’une cruauté sans limite. Jean-Luc Ballestra, révélation lyrique 2006 aux victoires de la musique classique, apporte un visage et une silhouette angéliques et une voix solide et riche de baryton au personnage de Cyprien, dont les scènes avec le prince sont d’un cynisme désespérant. L’ensemble « Les jeunes solistes », dirigé par Rachid Safir, que l’on a pu voir à Nantes et Angers dans « Loves songs » en 2005, joue les seconds rôles et le chœur avec une belle énergie. Sylvain Cambreling, habitué de ce compositeur, sculpte la partition et en explore toutes les richesses et les nuances, à la tête de l’orchestre de l’opéra de Paris. Le spectacle sera repris à Bruxelles et à Vienne. Souhaitons qu’il entre au répertoire des autres théâtres pour que le plus grand nombre découvre ce chef d’œuvre.
Christophe Gervot
Photos : Ruth Walz / Opéra national de Paris
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