
Est/Ouest : entre espoir et rêves déchus
Pour comprendre ce que vivent les populations frontalières
Guy-Pierre Chomette est un journaliste indépendant, passionné de l’Europe de l’Est, Frédéric Sautereau est photographe. A la faveur de l’élargissement de l’Union européenne, les deux auteurs démarrent ensemble un voyage en juin 2000, le long de ces 7000 kilomètres de frontière inédits qui séparent les pays nouveaux venus et ceux restés à l’Est. A la fois enquête et reportage photographique, le livre « Lisière d’Europe  » publié aux Editions Autrement retrace ce périple.
« UN RIDEAU DE DENTELLE »
Ce sont les frontaliers, autant ceux entrés dans l’Union que les exclus, qui constituent le fil rouge de ce road-trip engagé. Le projet est de rencontrer des gens connectés de part et d’autre de la frontière et de rendre compte des difficultés vécues par ces populations du fait de la partition nouvelle de l’Union européenne. En d’autres termes, voir concrètement ce que les stratégies géopolitiques décidées par Bruxelles engendrent comme situations compliquées sur le terrain d’ordre économique ou familial.
En 1997, au sommet du Luxembourg, « les 15 » officialisent l’ouverture des offres d’adhésions pour entrer dans l’Union. L’idée de l’U.E est de durcir la frontière entre l’Ouest et l’Est, de la rendre hermétique aux dangers de l’Est, tels l’immigration clandestine et les trafics illégaux en tous genres, des cigarettes aux armes. Mais Bruxelles ne veut pas d’une frontière totalement fermée, cette frontière se veut malgré tout perméable pour ne pas créer une division trop brutale et inflexible entre les pays concernés. De ce schisme bruxellois, les populations concernées parlent ainsi de « rideau de dentelle ». Pour comprendre les sentiments et les difficultés rencontrés par les habitants de ces pays, il faut avoir à l’esprit tous les bouleversements historiques que cette zone d’Europe orientale a traversés.
En 1991, lors de l’effondrement de l’URSS, les frontières internes au bloc de l’Est se sont ouvertes et la libre circulation des personnes est redevenue possible, il y a reprise de contact entre des personnes séparées depuis des années. Des polonais retrouvent des membres de leurs familles restés en Ukraine pendant la Guerre-froide et ces mêmes scènes de retrouvailles se déroulent partout en Europe. A cet instant historique, les liens transfrontaliers se recréent, socialement et économiquement. Mais avec cette nouvelle frontière, les populations frontalières ont l’impression de vivre un retour en arrière : après dix ans de transition démographique, leur seul véritable acquis était la facilité de circulation, une simple carte d’identité suffisait pour aller d’un pays à l’autre. Dorénavant, ce sont les règles de circulation made in U.E qui fonctionnent.
LE PROBLEME CRITIQUE DES VISAS
Avec l’élargissement, Bruxelles impose, dans sa politique de durcissement des frontières, des visas et des passeports aux populations restées hors de l’Union. Symboliquement et financièrement, c’est une division très importante qui crée une frontière économique énorme car un visa coûte environ 30 euros soit un mois de salaire... Les polonais ont exigé de déterminer eux-mêmes le prix de ces visas et un bras de fer entre Varsovie et Bruxelles se noue pendant des mois jusqu’à ce que la Pologne obtienne satisfaction. Il est finalement décidé de la gratuité des formalités pour les populations venant d’Ukraine.L’obligation de ces passeports est source de frustrations pour les pays restés à l’Est, un sentiment fort d’exclusion se fait sentir.
Le cas de la Roumanie et de la Moldavie est tout aussi représentatif et là encore, il faut prendre en compte toutes les données historiques qui déterminèrent le sort de ces deux pays pour en comprendre la complexité. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, ils ne formaient qu’un même et seul pays mais en 1940, les soviétiques reprennent le territoire de l’actuelle république de Moldavie qu’ils annexent à l’URSS et le rideau de fer tombe sur le Prut, le fleuve marquant une frontière naturelle avec la Roumanie. En 1991, il y a une agitation en vue d’une unification qui n’aboutit pas et l’utopie de l’annexion de ces deux pays est définitivement close avec l’adhésion de la Roumanie à l’Europe. En juillet 2001, Bruxelles met la pression sur Bucarest pour imposer des passeports aux moldaves et scelle la fin de la libre circulation qui n’aura duré que 10 ans.
Le sentiment d’exclusion est palpable des deux côtés de la frontière, les frontaliers vivant du côté occidental ayant été eux-mêmes exclus pendant des années de l’Europe. En Pologne, dans une ville proche de l’Ukraine, un homme dit à Guy-Pierre Chomette : « Vous parlez d’une frontière, mais la vraie frontière, elle est psychologique maintenant. Le ressentiment de ceux de l’Est envers vous, et maintenant envers nous, sera énorme. » A l’Est, les populations appréhendent l’idée qu’il n’y ait plus d’élargissement vers l’Est, que cette frontière soit définitive. Le risque encouru désormais est que la Russie reprenne peu à peu la main mise sur ces pays restés à l’écart. Le journaliste note que dans les trois décennies à venir, la Russie n’acceptera pas de nouvel élargissement ; ils n’arrivent déjà pas à accepter la « perte » des pays baltes.
UTOPIE D’OCCIDENT ET REALITE ORIENTALE
Mais en amont de ces problèmes et pour aborder ce thème de la frontière Est/Ouest de façon tout à fait pragmatique, demandons-nous comment cette frontière a-t-elle été tracée ? Prenons le cas de la Lituanie où Guy-Pierre Chomette a rencontré un ancien géographe qui fut nommé en 1990 à la tête de la commission de démarcation des frontières lituaniennes. C’est un prodigieux casse-tête que Zenonas Kumetaitis devait résoudre car la frontière héritée de l’URSS qui divisait la Lituanie et la Biélorussie n’existait seulement que sur les cartes administratives, elle n’avait aucune matérialité sur le terrain et cela de même pour les 15 autres Républiques d’URSS. Aucune borne, aucun poste frontière, les accords entre kolkhozes se faisaient autour d’un bon repas où à la fin on signait un petit échange de terre en levant bien haut son verre. Alors, lorsqu’il a fallu obéir aux prérogatives de Bruxelles pour marquer précisément la frontière internationale entre la Lituanie et la Biélorussie, les ennuis n’ont pas manqué.
Le village frontière de Sakaline, peuplé de 60 habitants et situé à une quarantaine de km de Vilnius est un exemple particulièrement parlant. En 2000, quand la Lituanie se pencha sur le projet de l’U.E et faute de trouver un accord pour tracer intelligemment la frontière, le village se trouva coupé en deux : 30 habitants côté Lituanie et 30 habitants côté Biélorussie. Au début de l’implantation des bornes, les villageois ne saisissaient pas véritablement qu’une frontière internationale passait au milieu de leur village et ils traversaient d’un pays à l’autre comme on traverse une rue... Mais il y a deux ans, un garde-frontière a été installé et les infractions ont peu à peu diminué, cette situation absurde divisa inévitablement Sakaline, jusqu’à la création de deux réseaux électriques différents. Nous frisons l’irrationnel quand le reporter nous rapporte cette anecdote : un paysan s’approcha d’eux à la fin de leur visite.
Vous venez pour le grillage ?
Non... Quel grillage ?
Je veux un grillage ! J’en ai marre de voir mes bêtes passer de l’autre côté sans pouvoir aller les chercher. Ca devient impossible !
Le garde-frontière ayant tout entendu lui répond.
Vous l’aurez votre grillage ! D’ici à la fin de l’année, rigide, 2,5 mètres de hauteur avec caméras. Ce sera une frontière moderne ici !
La détresse de ce paysan ne fait pas le poids dans la balance de la géopolitique européenne, mais il reste à noter que le cimetière de Sakaline est du côté lituanien. A imaginer que Dieu aurait choisi sa rive, il n’y a qu’un pas.
Pour les biélorusses et toutes les autres populations exclues de cet ensemble politique, la question qui revient en permanence est « Pourquoi pas nous ? » La réponse la plus réaliste et cruelle est la suivante : « parce que vous êtes pauvres, parce que vous êtes dans le giron russe et la Russie nous fait peur et éventuellement parce que vous êtes musulmans. »
Bérengère Langlois
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