“The Rake’s Progress (La carrière du libertin)"
La vie est ailleurs
Eblouissante mise en scène de Carlos Wagner au Théâtre Graslin à Nantes ; 4 Avril 2008
Sur la scène de l’opéra Graslin, la parabole lyrique de Stravinsky et Auden embrasse Amour, Tentation, et Folie, aux antipodes de la Rédemption. Au milieu d’interprètes magistraux, Gilles Ragon insuffle la vie à un Tom Rakewell d’exception. Libertin aveugle, égaré sur le théâtre du monde, Tom affronte les tourments de l’Ennui en plongeant de Charybde en Scylla dans les désirs insatiables, les futilités immorales et les satisfactions coupables. Si éloigné de nous et pourtant si proche.
Il est des oeuvres, à l’opéra comme dans les autres arts, qui perturbent et déstabilisent au point de laisser des traces profondes et durables en ce qu’elles réveillent de peurs et d’ angoisses enfouies. Obscurément sous-titré "La Carrière du Libertin", The Rake’s Progress fait partie de ces électrochocs où le théâtre remplit sa fonction de catharsis en nous offrant le miroir déformant et exacerbé de notre condition d’humain. Cet opéra a été crée un 11 septembre, en 1951, à la Fenice de Venise, sur un livret puissamment poétique de l’écrivain W.H Auden [1] . C’est au cimetière San Michele de Venise, île des morts située au coeur de la lagune, que le compositeur de cette oeuvre extravagante –Stravinsky [2]- repose aujourd’hui, laissant derrière lui tout un monde, foisonnant et visionnaire, d’émotions esthétiques.
Une trajectoire chaotique
Tom Rakewell, figure centrale de cet opéra, est avant tout un être instable. Sans cesse en mouvement, il est continuellement happé par des désirs contradictoires. La tentation du mariage et de l’ordre bourgeois, incarnée par Anne Trulove et par son père, est très vite effacée par celle de l’argent, du libertinage, de la liberté et de l’audace, dans une totale absence de cadre.
Il termine son itinéraire dans un hôpital psychiatrique, où il se prend pour Adonis, voyant en chaque interné un personnage de la mythologie grecque. Son regard troublé révèle la primauté qu’il accorde aux rêves et sa touchante et maladroite envie de faire de sa vie une oeuvre d’art. Ses aspirations divergentes et mouvantes rappellent le perturbant Loup des Steppes du roman de Hermann Hesse, où toute chose désirée rencontre son contraire en une volonté d’aller toujours plus loin dans le dépassement de l’ordre établi. La scène finale a les contours de la maladie mentale dessinée par Gogol dans son Journal d’un Fou : désespérément belle !
The Rake's Progress fait partie de ces électrochocs où le théâtre remplit sa fonction de catharsis en nous offrant le miroir déformant et exacerbé de notre condition d'humain.
Les affres d’un désir insatiable
En un vertigineux mouvement de fuite en avant, c’est la question du désir qui est au coeur de cet opéra, un désir intermittent et interchangeable et qui, toujours, se cogne aux parois de l’ennui de Tom. L’élément déclencheur de tous ces dérapages, celui qui les suscite et les comble, c’est Nick Shadow, dont le nom signifie ombre du diable et qui, sous les traits de l’éblouissant baryton Josef Wagner, en a la mystérieuse et fatale beauté. Une image particulièrement saisissante du spectacle montre Tom dans les bras de Nick, en souvenir de quelque Piéta . Le mythe de Faust n’est pas loin et la relation qui unit les deux êtres, fondée sur le manque de l’un et la possibilité de l’assouvir par l’autre, est aussi une fascinante variation sur le thème du double. Elle atteint son paroxysme dans le mariage avec Baba la Turque, sorte de monstre de foire à l’aspect androgyne. Ann McMahon Quintero, qui se produira à la Scala de Milan le mois prochain, s’investit totalement dans ce personnage surréaliste. Suspendue dans les airs lors de son arrivée, elle affronte de monstrueuses vocalises qui accentuent sa démesure.
Une rédemption impossible
Le seul élément de constance dans cette descente aux enfers est Anne Trulove, qui a tout quitté pour suivre celui qu’elle aime. Stravinsky lui a composé des arias élégiaques, pleines de ferveur et de confiance en l’amour. Sa fidélité et son acharnement rappellent Elvire dans Don Juan. Pourtant, dans la bouleversante scène finale, alors que Tom se croyant Adonis la prend pour Vénus, elle a l’incroyable lucidité de lui dire que son amour est intact mais qu’elle ne peut plus le sauver désormais. Gail Pearson donne de vibrants accents aux émois de Anne et construit une figure qui est comme un ange au milieu de ce bordel !
Un artiste d’exception !
La mise en scène de Carlos Wagner permet à tous les artistes de s’investir dans un jeu débordant de vie. Il explore toutes les possibilités du théâtre et chaque interprète a sa nécessité sur le plateau. Le choeur d’Angers Nantes Opéra est étourdissant dans l’expression de l’urgence, de l’affolement et du dérèglement, comme si la folie de Tom était contagieuse. Pour incarner ce personnage, il faut un artiste d’exception. Gilles Ragon endosse les contradictions du personnage dans une interprétation saisissante de vérité et de justesse. Il exprime, avec des nuances infinies, les élans et les doutes de l’adolescence, l’ennui existentiel, la fièvre et le désespoir. Au terme de son parcours, face à cet éternel jeune homme qui se prend pour un mythe, avec le regard d’un enfant, on a envie de tomber à genoux. Un grand bonheur de l’opéra, quand un artiste a tout donné !
Christophe Gervot
The Rake’s Progressest donné à l’Opéra de Nantes jusqu’au samedi 12 avril 2008. Réserver.
Toute la programmation de Angers-Nantes Opéra.
Photos : Jef Rabillon
[1] Wystan Hugh Auden (Royaume-Uni 1907 –Etats-Unis 1973) est plus connu pour ses oeuvres poétiques complexes que pour ses livrets d’opéra pour Stravinsky ou Britten. Auden est progressivement passé d’une appréhension politique et sociale du monde à des préoccupations plus religieuses. Citation : "Le mal n’est jamais spectaculaire et toujours humain. Il dort dans nos lits et mange à nos tables."
[2] Igor Stavinsky (1882-1971), russe, français, finalement Etats-Unien, compositeur pétri de classicisme et auteur du Sacre du Printemps, de L’Oiseau de Feu, de L’Histoire du soldat, qui mêlent la polytonalité et la polyrythmie. En dépit des apparences, les oeuvres sont faciles d’accès.
Bloc-Notes
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