Placido Domingo dirige Menotti à l’opéra de Monte Carlo
Conversations avec des voix…
L’opéra de Monte Carlo a ouvert la saison 2013-2014 par un diptyque constitué de deux œuvres brèves du compositeur italien Gian Carlo Menotti (1911-2007), " The telephone"et " Amelia al ballo " dans le cadre intime et fastueux de la salle Garnier, due au même architecte que le palais parisien du même nom. Ces deux opéras, d’apparence légère, révèlent des richesses d’invention musicale, pour caractériser des personnages et des situations plus complexes qu’il n’y paraît. L’orchestre philharmonique de Monte Carlo était dirigé par Placido Domingo, ténor de légende et musicien d’exception.
Menotti s’est éteint en 2007, à Monte Carlo, à quelques jours de la première représentation de son opéra Le medium , une partition troublante où une certaine Madame Flora tente de faire entrer des personnes endeuillées en relation avec un monde surnaturel qu’elle a inventé. Le compositeur avait par ailleurs composé en 1986 une œuvre à l’intention de Placido Domingo, Goya . Le diptyque, proposé dans une mise en scène pleine de rythme de Jean-Louis Grinda, et porté par une distribution à l’énergie communicative, s’est révélé un bel hommage à un musicien passionnant.
Un téléphone à l’opéra
The telephone, dont le livret est rédigé en anglais, a été créé en 1947 à New York. L’œuvre, qui dure une trentaine de minutes, a été conçue comme un lever de rideau au Medium , dont la première représentation avait eu lieu un an auparavant, pour créer un effet de contraste. Le téléphone y occupe une place essentielle. Le sous-titre de cette partition est en effet L’amour à trois .
On trouve cet objet du quotidien dans plusieurs opéras de l’après- guerre, intégré à la partition et à une véritable dramaturgie. Menotti en fera un élément central et poignant du dénouement particulièrement intense du Consul (1950), qui obtint le prix Pulitzer, et dont l’une des dernières reprises en France eut lieu à Nantes et à Angers en 2001 : Magda, broyée par un système bureaucratique qui la dépasse, met fin à ses jours. Dans son agonie, elle voit les figures spectrales de ceux qu’elle a connus, les êtres aimés et ceux qui ont causé sa perte. Tous se confondent comme dans un rêve et déjà, plus rien n’a d’importance. Le téléphone sonne, l’orchestre symphonique se déchaîne. Personne ne répond. Francis Poulenc, dans La voix humaine (1959), sur un livret de Jean Cocteau, donne au téléphone une même fonction tragique. Il est l’instrument, dans un monologue d’une beauté glacée, d’une rupture amoureuse. Le propos de la première partition du diptyque monégasque, créé au Palais des Arts "Reine Sofia" de Valence, est beaucoup plus léger. Ben essaie désespérément de demander Lucy en mariage, mais celle- ci ne cesse de l’interrompre, pour répondre au téléphone. L’aveu de l’amant est impossible car la jeune femme semble attachée à ce fil, comme à un lien d’une nécessité absolue, qui la dépasse et la rassure. Un film bref, projeté durant le prélude, illustre par des lignes qui s’agencent géométriquement, ces attaches invisibles, comme du sang qui coule dans les veines.
L’aveu de l’amant est impossible car la jeune femme semble attachée à ce fil, comme à un lien d’une nécessité absolue, qui la dépasse et la rassure
Le propos est très actuel et annonce nos addictions aux modes de communication d’aujourd’hui. Aveuglée par cette intrusion d’une vie sociale complètement illusoire (j’existe par les appels que je reçois), Lucy se rend à peine compte du départ de celui qui l’aime, excédé par cet objet rival. Dans un passage très émouvant, elle réalise, dans un état somnambulique, qu’elle est passée à côté d’une chose importante. Finalement, la demande en mariage sera faite par téléphone, mais Ben est déjà loin. Pour donner une existence aux différents interlocuteurs de Lucy, Menotti sculpte un fascinant dialogue entre l’orchestre et les voix. La partition évoque Benjamin Britten, et particulièrement Le viol de Lucrèce , créé en 1946, avec ses récitatifs au piano. Micaëla Oeste offre une composition touchante de la figure de Lucy, avec quelques traces de l’enfance. Elle apporte au personnage des aigus d’une belle virtuosité. Le baryton coréen Aldo Heo, à la voix claire, lui donne la réplique par un jeu sincère et riche en nuances. C’est très impressionnant de voir Placido Domingo diriger l’orchestre. L’immense ténor a interprété les plus grands rôles d’opéra dans le monde entier, et son expérience de la scène lui permet une attention particulière aux solistes, et une profonde écoute. Sa présence intense dans la fosse est à la fois protectrice et rassurante pour les chanteurs, en un dialogue partagé. Il donne à cet opéra de chambre des couleurs pleines de délicatesse, au plus près des mouvements des âmes des protagonistes.
La quête d’un ailleurs
...rien ne parvient à modifier le cours de son désir, ni la découverte, par son mari, d’une relation adultère, ni l’arrivée spectaculaire de l’amant, et pas davantage le vase qu’elle brise sur le crâne de l’époux récalcitrant
Lucy partage avec Amelia du second opéra un même caractère obsessionnel. Cette dernière veut aller au bal et rien ne parvient à modifier le cours de son désir, ni la découverte, par son mari, d’une relation adultère, ni l’arrivée spectaculaire de l’amant, et pas davantage le vase qu’elle brise sur le crâne de l’époux récalcitrant.
Le dénouement est surréaliste et loufoque. La jeune femme part finalement au bal avec le commissaire de police venu constater le délit. Le seul lien de causalité qui régit l’action de l’opéra est celui de cette injonction à la fête, qui déborde. L’œuvre, chantée en italien, a été créée en 1937 à Philadelphie. Elle a été représentée en 1998 à l’opéra de Nantes. Le sujet est futile et les situations sont extravagantes et burlesques, mais la partition offre un saisissant contraste avec le livret. Dans une sorte de pastiche et de jeu avec les codes, la musique porte en elle des élans lyriques, qui évoquent Puccini, avec quelques beaux ensembles. Elle exprime ce que les mots, dans leur aspect dérisoire, n’atteignent pas, en un fascinant paradoxe où se cognent le grotesque et le sublime. L’œuvre est avant tout une farce, mais on devine, dans certains déchaînements orchestraux, la souffrance secrète d’Amelia. Elle semble insatisfaite de la vie ordinaire et du quotidien qui s’offrent à elle, et son aspiration à aller au bal cristallise un besoin de fuir le réel. Il y a quelque chose d’ Emma Bovary chez ce personnage, qui ne parvient pas à faire de sa vie le beau roman qu’elle aurait souhaité. Cette quête d’un ailleurs traverse toute l’œuvre du compositeur. Le téléphone de Lucy et le bal ne remplissent-ils pas une même fonction ? Dans Le consul , Magda se bat désespérément pour celui qu’elle aime, dans un monde qui l’écrase, tandis que Madame Flora du médium fuit dans un au-delà auquel elle ne croit pas, et dans lequel ceux qui la sollicitent cherchent une consolation.
Amelia al ballo joue sur le mélange des registres. La troupe réunie à Monte Carlo s’investit sans compter, dans un véritable tourbillon vocal et scénique. Norah Amsellem incarne cette femme déterminée jusqu’à l’invraisemblable, par une présence intense et des accents lyriques d’une belle puissance. La chanteuse arménienne Karine Ohanyan, qui avait été une mémorable Santuzza dans Cavalleria Rusticana à Rennes, apporte de beaux instants au rôle de l’amie d’Amelia, tandis que Giovanni Furlanetto impressionne vocalement en commissaire de police, véritable Deus ex machina de la farce. Placido Domingo dirige l’orchestre et les solistes avec fougue et ferveur et soutient l’ensemble par son charisme et son énergie légendaires. Souhaitons d’autres reprises d’opéras de Gian Carlo Menotti. Chacune de ses œuvres émeut et surprend !
Christophe Gervot
Crédits photos : Jean Grisoni, ©Opéra de Monte-Carlo
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