Entretien avec Doris Lamprecht
« J’adore mourir sur scène  »
Doris Lamprecht était Junon dans la mise en scène devenue mythique de Platée de Rameau, par Laurent Pelly, et Mireille Delunsch y incarnait La Folie, lors d’une scène d’anthologie, aux aigus redoutables. Les deux magnifiques artistes se retrouvent toutes deux sur un même spectacle, à Angers Nantes Opéra, la première dans le rôle de Madame de Croissy, et la seconde à la mise en scène des Dialogues des carmélites de Poulenc. Doris Lamprecht nous a accordé un entretien, à quelques jours de la première répétition.
Fragil : Vous allez chanter pour la première fois le rôle de Madame de Croissy dans les dialogues des carmélites en octobre 2013 à Angers Nantes Opéra. Comment se prépare-t-on à ce rôle d’une religieuse rongée par le doute ?
Doris Lamprecht : C’est une œuvre qui m’est très chère. J’adore la musique et le sujet. Il y a toujours des moments,dans une vie, où l’on doute, et je traverse, en ce moment, un tel état. Ce personnage trouve donc des échos intimes, et je le prends comme un cadeau. Je m’y prépare depuis deux ans, et j’ai auditionné dans ce rôle. J’avais déjà participé à une production de ces dialogues, à l’école de chant de l’opéra de Paris, et ces représentations appartiennent à mon vécu de l’œuvre. J’étais Mère Jeanne. La musique et le sujet sont tellement poignants que même dans un petit rôle, on s’implique totalement. J’ai tout de suite été très impressionnée par la mise à mort finale, durant laquelle j’avais les jambes qui flageolaient sur scène.
Fragil : Dans un registre tout à fait différent, vous avez interprété Junon, dans la mise en scène de Platée de Rameau, par Laurent Pelly au Palais Garnier. Quel souvenir gardez vous de ce spectacle, paru en DVD ?
D-L : J’en garde un souvenir de feu d’artifice. Mon seul regret, c’est que le titre original de l’œuvre, Junon jalouse, n’ait pas été conservé. (rires). C’est une mise en scène qui a été souvent reprise et qui ne vieillit pas. Le travail avec Laurent Pelly était passionnant. De plus, j’ai été heureuse de retrouver à cette occasion Marc Minkowski, qui est un chef ouvert à toutes sortes de propositions, mais aussi un homme de théâtre. J’ai pris énormément de plaisir à m’investir dans les cris redoutables qu’il m’amenait à faire. Il n’y a pas de petits rôles, il n’y a que de grandes interprétations.
Fragil : Vous avez également joué au théâtre avec Laurent Pelly. Comment présenteriez vous cette expérience ?
D-L : Il s’agissait de la pièce de Copi Une visite inopportune en 2006, au Théâtre de l’ouest parisien. Je jouais Regina Morti, une chanteuse d’opéra déjantée. C’était la première fois que Je travaillais au théâtre, et j’ai été très impressionnée par la modestie avec laquelle chacun tenait son rôle. Il y a eu tout de suite un respect réciproque entre les acteurs et moi, chanteuse lyrique qui me retrouvait dans une pièce de théâtre, comme un artiste peintre qui aurait joué d’un instrument dans un orchestre symphonique. Je crois que je n’ai jamais autant travaillé de ma vie, nous avons répété six heures par jour pendant un mois. Au théâtre, chacun sait l’importance qu’il a sur le plateau, même le plus petit rôle. C’est une grande leçon d’humilité. Nous jouions tous ensemble dans un même spectacle, très liés, avec une vraie disponibilité les uns pour les autres, sans que personne ne tire la couverture à soi, ce qui n’est pas toujours le cas à l’opéra.
Fragil : D’une manière générale, qu’attendez vous d’un metteur en scène ?
D-L : J’attends qu’il me donne un sous texte qui me permet de chercher dans mes expériences et mon vécu, pour construire le rôle, et qu’il sache me faire confiance. Tous les chanteurs arrivent en répétition avec le texte su, et certains metteurs en scène ont trop tendance à se reposer là dessus. L’opéra, comme les pièces de Feydeau, ce sont des portes qui s’ouvrent et qui se ferment. J’ai besoin d’être guidée, et que le metteur en scène ait toutes ces portes dans la tête.
Fragil : L’un des opéras dans lequel le public français vous a découverte était Les maîtres chanteurs de Nuremberg de Wagner, dans une mise en scène de Herbert Wernicke, au palais Garnier. Vous y incarniez un apprenti. Quelles traces vous a laissées ce spectacle ?
D-L : Il y avait une ambiance formidable, et je garde le souvenir de tous les éclats de rire partagés en dehors de la scène. Nous mangions ensemble, avec les figurants et les choristes. Je me rappelle en particulier de la scène de la fugue à la fin du deuxième acte, que nous jouions dans un délire total, où nous éprouvions tous un réel bonheur d’être sur le plateau. Durant cette production, je me suis liée d’amitié avec Emmanuelle Bastet, qui était figurante. Nous ne nous sommes pas quittées depuis. Je l’ai retrouvée plus tard assistante de Robert Carsen à Lyon, et elle est devenue depuis metteur en scène. On lui doit notamment la récente Traviata d’Angers Nantes Opéra. Sur ces Maîtres chanteurs à Garnier, la mayonnaise a pris, et le résultat a été un véritable tourbillon. J’ai vécu à trois reprises une telle osmose. La deuxième fois, c’était à Nantes, pour Albert Herring de Britten, en 1991. Il régnait aussi sur ce spectacle, mis en scène par Christiane Issartel, une formidable entente. La troisième fois enfin, c’était sur des Noces de Figaro mises en scène par Christian Gangneron, à Tours et à Reims. Le résultat d’une telle ambiance, c’est que le moindre petit rôle donne le meilleur sur scène. Nous mangions ensemble, prenions des pots, et le spectacle a pris une valeur incroyable. C’est au metteur en scène aussi de transmettre ce sentiment d’unité. Lorsque je travaillais sur Véronique de André Messager au châtelet en 2008, l’actrice Fanny Ardant, qui mettait en scène, nous a imprégnés de sa féminité. Ce fut une révélation. Il suffit d’une personne qui rassemble…
Fragil : Vous explorez régulièrement le répertoire contemporain et, dès 1989, vous participiez à la création mondiale du maître et Marguerite de York Höller, d’après le roman de Boulgakov, au palais Garnier. Quel souvenir en gardez vous et en quoi ces créations représentent-elles une nécessité ?
L’intérêt d’un ouvrage contemporain, c’est de chercher jusqu’aux limites du possible, dans ce qui n’a encore jamais été entendu
D-L : J’ai eu de la chance de participer à ce spectacle et je garde en mémoire une grande concentration. C’est une responsabilité importante de jouer un opéra pour la première fois. La difficulté est parfois épouvantable, mais on doit continuer à créer des œuvres. Il m’est arrivé de rencontrer le compositeur avant les répétitions. Ce fut le cas de Georges Aperghis, qui a su composer en fonction des possibilités et des limites de chacun. L’intérêt d’un ouvrage contemporain, c’est de chercher jusqu’aux limites du possible, dans ce qui n’a encore jamais été entendu.
Fragil : Vous avez également rencontré de beaux succès dans des raretés, et notamment Fra Diavolo d’Auber, en 2009, et, plus récemment Mârouf, savetier du Caire de Henri Rabaud, à l’opéra comique, dans des mises en scène de Jérôme Deschamps. Quels plaisirs vous procurent ces résurrections d’œuvres parfois oubliées ?
D-L : J’ai aussi participé à Zampa de Hérold, à l’opéra comique également, en 2008. L’ouvrage n’avait pas été joué pendant cent ans. C’est extraordinaire de ne pas être comparable dans un rôle. Lorsqu’il n’y a pas d’enregistrement de l’œuvre, les spectateurs sont obligés de se faire une opinion personnelle. Pour l’interprète, c’est comme si la page était blanche. C’est une aubaine de pouvoir montrer ce qu’on peut faire, avec une technique actuelle, et d’accueillir une œuvre ancienne comme s’il s’agissait d’un livre qui n’aurait pas encore été écrit.
Fragil : Vous avez été la comtesse Geschwitz dans Lulu de Alban Berg, à l’opéra de Metz, en 2000. Comment traverse-t-on une telle œuvre ?
D-L : Danièle Ory, qui dirigeait alors l’opéra de Metz, m’a fait confiance en m’offrant ce rôle, qui était pour moi un véritable fantasme, comme le chevalier à la rose, que j’aurais adoré aborder. La Geschwitz n’est pas du tout moi, mais je fais aussi ce métier pour être quelqu’un d’autre. J’ai une vie ordinaire, j’ai trois enfants, mais j’aime ces figures qui sortent de l’ordinaire. Ce personnage, manipulé et névrosé, illustre toute une histoire de l’Autriche du début du XXe siècle. Lulu est une véritable psychothérapie, et Freud aurait pu l’écrire. L’œuvre est difficile mais nous étions tous très bien préparés. Jacques Lacombe, que je retrouve sur ces "Dialogues des carmélites" d’Angers Nantes Opéra, assurait la direction musicale du spectacle. Je garde un très bon souvenir de la mise en scène, où chacun avait pris la responsabilité d’apporter quelque chose, et de Rayanne Dupuis, qui jouait le rôle principal. La Geschwitz meurt à la fin, et j’adore mourir sur scène. C’est pour ça, aussi, que je suis heureuse d’aborder Madame de Croissy des Dialogues.
Géori Boué avait su sortir ma voix, mais à l’état sauvage, comme un bout de bois dont on aurait enlevé l’écorce pour en voir la beauté
Fragil : Vous avez été élève de Jane Berbié, au conservatoire national supérieur de musique de Paris. Que représente pour vous cette grande dame de l’opéra ?
D-L : Géori Boué avait su sortir ma voix, mais à l’état sauvage, comme un bout de bois dont on aurait enlevé l’écorce pour en voir la beauté. Jane Berbié est parvenue, minutieusement et prudemment, à l’épanouir et la faire évoluer. Nous n’avons jamais sauté d’étapes et si je chante toujours aujourd’hui, c’est grâce à elle. Elle nous a permis de nous écouter, ensemble, et nous a donné des conseils précieux, en sachant nous mettre en garde. Dans notre métier, rien n’est jamais acquis. Il faut toujours travailler, et avancer. L’art de Jane Berbié repose sur une technique solide, et dans tout ce qu’elle fait, il y a de l’émotion et de la sincérité. Elle m’a appris à vivre avec mon instrument, et à en tirer le maximum, comme un grand sportif. Chaque fois qu’elle venait m’écouter en concert ou à l’opéra, elle s’installait au premier rang. Je revois son sourire espiègle. Je suis toujours en contact avec elle. Nous nous voyons moins mais je lui dois beaucoup.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
D-L : Ce sont les projets immédiats. Je me réjouis d’aborder Madame de Croissy à Nantes. J’y pense énormément. Les répétitions ont débuté le 17 septembre. Je vais enchaîner avec Cendrillon de Jules Massenet, à Barcelone puis Le comte Ory de Rossini, à Lyon. Ces deux spectacles seront mis en scène par Laurent Pelly, que je suis heureuse de retrouver. Ainsi, j’ai plusieurs chantiers en route.
Fragil : Pourriez vous citer votre souvenir le plus intense sur une scène d’opéra, dans votre itinéraire d’artiste ?
D-L : Mon premier grand souvenir sur scène, c’était une production du Consul de Gian Carlo Menotti, dans laquelle je jouais la secrétaire. J’avais les genoux qui flageolaient, car je n’avais pas mesuré l’importance du rôle, et j’ai eu un succès personnel. Mais les plus beaux souvenirs, ce sont les succès de groupes, lorsque l’on partage le plateau avec Roberto Alagna par exemple. Les applaudissements sont si intenses qu’on a l’impression d’être sur un stade de foot ! Lors des représentations de Die Tote Stadt de Korngold à l’opéra Bastille, je ne m’attendais pas à un tel succès, et le tonnerre d’applaudissements m’a mis dans un véritable état de lévitation. Ces applaudissements vous remplissent énormément, car le public vous dit merci…
Propos recueillis par Christophe Gervot
Crédits photos :
Les Noces de Figaro : François Berthon (Tours) Otello : Christian Dresse (Marseille) La Fille du régiment est une photo des costumiers de l’Opéra Bastille
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