Entretien avec Jean-Loup Pagésy
Lost in the stars : un message universel
Les spectateurs d’Angers Nantes Opéra l’ont découvert dans « Golem » et « Hydrogen Jukebox ».Jean Loup Pagésy, basse, donne sans compter dans le rôle poignant du pasteur de « Lost in the stars », rebaptisé « Un train pour Johannesburg », qu’il vient de reprendre au festival de Saint- Céré, à l’aube d’une deuxième année de tournée. Il retrouvait à cette occasion le commandeur de « Don Giovanni », son rôle fétiche. Au lendemain d’une représentation, il nous a accordé un entretien.
Fragil : Vous avez repris au festival de Saint- Céré de 2013, avant une nouvelle tournée cette saison, le rôle du pasteur Stephen Kumalo dans Lost in the stars. Quelles émotions suscite en vous l’itinéraire de ce personnage ?
Jean-Loup Pagésy : Ce personnage évolue du début à la fin. On le découvre joyeux et sûr de ses convictions, et au fur et à mesure de l’action, il est déstabilisé, comme si il perdait tout ce qu’il a sous les pieds. Il continue cependant à faire ce qu’il doit faire. Il marie son fils, même s’il le sait condamné à mort, et baptise l’enfant. J’ai moi même des enfants, et je ressens profondément ce drame d’un père. Le rôle joue sur plusieurs plans, la foi, la loi et l’amitié, et tous ces plans s’entremêlent. Je me suis laissé porter par l’œuvre, qui a rencontré quelques résonances personnelles. Quand on est noir, on peut se demander si on doit prendre en héritage le passé de tout son peuple, comme si les allemands d’aujourd’hui devaient assumer le nazisme. Je me souviens d’un concert auquel j’ai participé sur l’île de Gorée, au large du Sénégal. J’ai profité de mon séjour pour visiter la maison aux esclaves, où l’on nous montre comment était organisée la traite des noirs. Une femme de l’orchestre est venue me voir pour me demander pardon pour ce que ses ancêtres avaient fait aux miens. Était-ce à moi de pardonner ? Cet héritage n’est pas qu’à moi, il appartient à tous les hommes. C’est de cela que parle Lost in the stars. Nous sommes tous sur le même bateau. Dans la version originale, l’œuvre s’achève sur la phrase « I have a friend », qui a été traduite par « Vous êtes le bienvenu dans cette maison ». La loi des hommes et la loi divine ne fonctionnent pas, mais ce qui reste à la fin est la relation d’amitié entre deux êtres humains, qui ont vécu la même chose, par delà les races. L’un s’est mis à la place de l’autre. L’action se déroule en Afrique du sud, mais elle porte un message universel. Kurt Weill est mort l’année après la création de l’ouvrage, comme s’il n’avait rien pu dire de plus fort au delà : c’est un beau testament musical.
La loi des hommes et la loi divine ne fonctionnent pas, mais ce qui reste à la fin est la relation d’amitié entre deux êtres humains, qui ont vécu la même chose, par delà les races
Fragil : Dès la création du spectacle en 2012, la distribution réunie donnait l’impression d’être une troupe. Comment s’est créée une telle atmosphère sur le plateau ?
J-L-P : Olivier Desbordes a une grande capacité à réunir une distribution où tout le monde est à sa place. Lorsque nous nous sommes tous vus pour la première fois, personne ne se connaissait. A la première lecture du texte, nous avions tous la gorge serrée, et nous l’avons terminée en pleurant. Nous nous sommes demandés ce que l’on allait faire avec ça. Certaines phrases m’ont d’emblée marqué, comme celle ci : « Les noirs sont un peuple qui pénètre dans la terre, et que l’on ne voit plus ». Elles résonnent avec des souvenirs personnels, issus du quotidien, et qui vous touchent au cœur. L’équipe du spectacle est constituée d’artistes qui viennent d’horizons différents (L’Outre -mer, le Maroc, le Togo, La France), mais aussi de styles divers (Le lyrique, le jazz, la comédie musicale et le théâtre). Il y a donc eu aussi confrontation de techniques. Ce qui n’a pas empêché qu’à la première lecture, nous nous sommes tous compris. Olivier nous a demandé de sortir de l’enjeu, d’être dans le quotidien, pour dire des phrases souvent très dures de manière naturelle. C’est un moyen pour que chaque spectateur soit touché personnellement. Quelqu’un m’a dit, à l’issue d’une représentation, que ça lui avait rappelé le refus de la nationalité française qui avait été adressé à ses grands parents, parce qu’ils étaient alsaciens. On ne grossit pas le trait de chaque personnage, pour que le spectateur s’approprie l’histoire. Je ne sais jamais dans quel état je vais finir la représentation. J’ai toujours la gorge serrée au moment du sermon et je peux toujours me faire surprendre par certains passages. Ce qui a un effet sur toute la troupe, car nous sommes une équipe très soudée. C’est un spectacle qui a créé entre nous des liens extrêmement forts, et dont nous nous souviendrons toute notre vie. Pour les spectateurs aussi, il y a un réel effet de surprise, auquel ils ne s’attendent pas.
Fragil : Vous étiez déjà le commandeur dans Don Giovanni en 2009 à l’opéra de Rennes, dans la mise en scène devenue mythique de Achim Freyer. Que ressentez vous en interprétant cette figure surnaturelle ?
J-L-P : C’est la quatrième fois que je joue le commandeur. La première fois, c’était au théâtre du tambour royal à Paris. C’est grâce à ce rôle que j’ai pu entrer à l’école de chant de l’opéra Bastille. Lors d’une représentation, Anna Ringart, alors directrice du centre de formation, était dans la salle. C’est devenu depuis un rôle fétiche. Dans le spectacle de Achim Freyer, c’était très étrange car je devais rester 20 minutes debout et immobile sur un socle, après la scène du cimetière. Ainsi, dès le début de la scène du repas et de la mort de Don Juan, j’étais déjà en place. Plus j’incarne ce rôle, plus je comprends que c’est avant tout une voix, qu’il s’agit de trouver, avec une expression d’outre tombe, en essayant d’y mettre le maximum d’étrangeté, pour qu’elle impressionne.
Je ne sais jamais dans quel état je vais finir la représentation. J’ai toujours la gorge serrée au moment du sermon et je peux toujours me faire surprendre par certains passages
Fragil : Vous explorez aussi le répertoire contemporain, et vous étiez un poignant Golem, dans l’opéra de John Gasken, durant la saison 2006-2007, à l’opéra de Rennes puis à Angers Nantes Opéra. Quelles traces vous a laissées ce spectacle ?
J-L-P : Je tiens à remercier Alain Surrans, directeur de l’opéra de Rennes, de m’avoir donné ce rôle. Je portais un costume à travers lequel je ne voyais rien. Je me déplaçais à l’aveugle, à l’intérieur d’un décor très complexe. Même si c’était épuisant physiquement, c’est un personnage qui m’a marqué, le premier vrai rôle engagé qu’on me demandait de défendre. Il appartient à la fois à la genèse du peuple juif et au mythe de Frankenstein, avec le motif de la créature qui échappe à son créateur. Le chant se développe sur une grande amplitude vocale, puisqu’il évolue de l’extrême grave au suraigu en voix de tête. Je serais ravi de refaire le rôle, mais dans une mise en scène différente.
Fragil : Vous avez également participé aux représentations de Hydrogen Jukebox de Philip Glass, à Angers Nantes Opéra en 2009, où régnait également un bel esprit de troupe. Quel souvenir gardez vous de ce spectacle mis en scène par Joël Jouanneau ?
J-L-P : Joël Jouanneau vient du théâtre. Il connaît bien le livret de Allen Ginsberg. Il voulait pour ce spectacle des comédiens capables de chanter. Lors de l’audition, Joël a voulu me voir. Je lui ai dit que s’il trouvait un comédien capable de chanter ce rôle, il n’avait qu’à le prendre. Ça l’a fait rire, et il m’a engagé. C’était un spectacle à sept voix, chanteurs et comédiens, avec Eric Génovèse en récitant. Nous avons travaillé à partir d’improvisations sur des souvenirs, pour inventer une sorte de biographie de Ginsberg. Il y avait une très bonne ambiance sur le plateau, et nous nous sommes beaucoup amusés à entrer dans cette mise en scène, forcément basée sur un travail d’équipe, puisque nous chantions tous ensemble. Il n’y a rien de virtuose dans la musique répétitive de Philip Glass, qui conduit l’interprète vers un état où il ne sait plus où il en est. Au bout de vingt minutes, il est complètement perdu, sans les repères visuels donnés par le chef. Impossible de chanter Hydrogen Jukebox sans chef d’orchestre !
Fragil : Qu’attendez vous d’un chef d’orchestre, et d’un metteur en scène ?
J-L-P : On me demande d’avoir des idées sur un rôle, et de proposer, mais aussi de défendre la vision d’un metteur en scène et d’un chef, et d’interpréter. J’aime que l’on m’amène à abandonner une idée personnelle et j’attends que l’on me donne une ligne directrice. Parfois, deux chefs vont avoir des idées opposées sur une même œuvre. Il faut être capable de changer immédiatement, même si la conception est nouvelle. J’ai pris l’habitude d’une certaine souplesse, ce qui suppose une bonne technique vocale, à cause des automatismes du chant, pour adopter instantanément un autre point de vue. Il arrive parfois que je propose quelque chose qui met tout le monde d’accord. Ça a été le cas pour le commandeur, ici, à Saint- Céré. Dominique Trottein m’a laissé totalement libre de l’interprétation, et a eu la souplesse d’abandonner son idée pour adopter la mienne.
J’aime que l’on m’amène à abandonner une idée personnelle et j’attends que l’on me donne une ligne directrice
Fragil : Y a t il des rôles que vous rêveriez d’aborder ?
J-L-P : Bien sûr, je rêve de Philippe II, du grand inquisiteur ou de Boris Godounov, mais ce sont des rôles que l’on vous donne après une certaine reconnaissance de carrière. Je reste un jeune chanteur puisque je n’ai abordé l’opéra qu’il y a une dizaine d’années. Auparavant, je chantais de la musique de chambre, notamment avec Laurence Equilbey, et son ensemble Accentus. Je serais heureux de reprendre Osmin dans L’enlèvement au sérail, que j’ai chanté à Clermont- Ferrand en 2008. C’est un rôle totalement accessible dans ma tessiture.
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
J-L-P : J’ai un projet avec la péniche opéra, pour mars 2014. Il s’agit de L’île des fous, un opéra de Egidio Duny, un compositeur italien du XVIIIème siècle ,installé en France. Je vais également reprendre pour une trentaine de dates Lost in the stars et Don Juan en tournée, ce qui va bien m’occuper.
Fragil : Pourriez vous citer un souvenir particulièrement fort et important dans votre itinéraire d’artiste ?
J-L-P : C’est difficile à raconter. C’était en 1997. J’étais seul chez moi à travailler et j’ai eu le sentiment,à un certain moment, que le chant me traversait, comme s’il me dilatait. La sensation était indicible mais très intense. Ce jour là, j’ai décidé de chanter en soliste, pas uniquement avec les autres, mais aussi pour les autres, afin de retrouver cet état de grâce. Je cherche toujours depuis à l’atteindre, mais je n’y suis toujours pas parvenu.
Propos recueillis par Christophe Gervot
Photos prises par Alexandre Calleau
Avec nos remerciements à Monsieur et Madame Berry, propriétaires de l’hôtel de France de Saint-Céré, où nous avons effectué cet entretien.
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses