INTERVIEW
Entretien avec Martine Chevallier
De Racine à Koltès : des partitions exigeantes
Martine Chevallier, sociétaire de la Comédie française, incarne Bérénice dans la pièce de Racine mise en scène par Muriel Mayette, salle Richelieu et jusqu’au 27 novembre. Elle reprendra, en mai, au studio théâtre, "La voix humaine" de Jean Cocteau. Cette immense artiste, formée par Antoine Vitez, nous a accordé un entretien à l’issue d’une représentation de "Bérénice".
La comédienne a enchaîné de beaux rôles à la Comédie française : Marquise Cibo écorchée dans Lorenzaccio, Phèdre incandescente, Agavé possédée et sanguinaire dans Les bacchantes d’Euripide ou la truculente Gourmyjskaia de La forêt d’Ostrovski. Elle a obtenu un Molière en 2007, pour son interprétation de Mathilde, du Retour au désert, pour l’entrée de Koltès au répertoire de la Comédie française.
Fragil : Vous incarnez « Bérénice » salle Richelieu. Que représente pour vous ce texte de Racine ?
Bérénice, c’est de l’opéra parlé
Martine Chevalier : Ce n’est pas la première fois que je joue Racine. C’est un auteur que j’ai régulièrement travaillé depuis ma rencontre avec Antoine Vitez, qui m’a toujours poussée à apprendre ses textes. Au conservatoire, je jouais plutôt les jeunes premières de Molière et de Musset. Antoine voyait que je m’ennuyais dans ces rôles. Il m’a incitée à aborder Claudel et Racine. Je me suis appropriée très vite cette langue, avec laquelle j’entretiens un rapport charnel et presque naturel. C’est certainement parce que je suis musicienne. J’ai tout de suite ressenti son rythme, ses cadences et les possibilités de renversement à l’intérieur de la versification. A partir de là, j’ai commencé à travailler la technique vocale et respiratoire, et cela dure depuis plus de trente ans. Bérénice, c’est de l’opéra parlé. Vitez aimait le chant des vers, à l’intérieur duquel il nous laissait libres. Muriel Mayette, qui nous a mis en scène, a contenu et maîtrisé ce chant car sans technique, la langue de Racine devient prosaïque. Cette technique, c’est comme un bouclier, grâce auquel je peux me défendre sur un plateau. J’ai commencé à l’intégrer en jouant dans L’échange de Claudel, mis en scène par Anne Delbée, au Théâtre de la ville. C’était en 1976. Lorsque Antoine Vitez est devenu administrateur de la Comédie française en 1988, il envisageait de monter quatre tragédies de Racine, dont Iphigénie. Il m’avait programmée dans chacune de ses pièces. Sa mort, en 1990, ne lui a pas permis de mener à bien ce projet.
Yannis Kokkos a tout de même mis en scène Iphigénie salle Richelieu, je jouais Clytemnestre. Pour revenir à Bérénice, je ne me sentais pas capable d’aborder ce long poème, d’autant que j’étais très marquée par l’interprétation de Ludmila Mikaël, dans la vision de Grüber. Pour moi, elle avait le profil type du personnage, physiquement et vocalement. Muriel m’a tout de même convaincue. Elle ne voulait pas le monter sans moi. Nous avons repris une sorte de solfège de ce texte, en nous aidant d’anciennes éditions, sommes revenus à une ponctuation plus proche de l’original, qui avait été altérée. Cette ponctuation est incroyable. Il y a des points partout, qui permettent une formulation plus directe et plus moderne de la pensée. Ce personnage me faisait très peur.
Grâce au travail technique, l’idée que je me faisais de mon corps et de moi-même a changé. Je me suis laissée happer par ce rôle dans un relâchement total. J’ai mis de côté la jeune fille rebelle qui était toujours en moi pour céder la place à une femme amoureuse et délaissée. Depuis quelques mois, ce personnage m’a permis de me trouver, de me recadrer dans mon âge réel, que je n’acceptais pas et qui me rendait malheureuse. Un acteur ne supporte pas de vieillir. Bérénice m’apporte beaucoup de simplicité et m’amène à donner sans pudeur et sans complexes, sans que ce soit problématique. Ce travail et ce personnage m’ont procuré des années de progression en quelques mois. Ils m’ont permis de me refaire confiance.
Vous avez été une Phèdre incandescente, aux côtés de Eric Génovèse en Hippolyte, dans la mise en scène flamboyante de Anne Delbée. Quel souvenir gardez vous de ce spectacle ?
Travailler avec Anne Delbée, c’est vraiment « le pied » pour un acteur ! C’est du délire. Elle nous met toujours au bord du précipice. Je débutais le spectacle allongée par terre durant 35 minutes, pendant les premières scènes d’Hippolyte. Il faisait froid, je prenais toute la poussière des manteaux glissant sur le plateau. Un jour, je l’ai dit à Anne qui m’a répondu : « Meurs ! Tu te relèves de la mort ». Cette artiste n’est pas dans le concret, dans la vie de tous les jours. Elle se situe au delà et nous permet de jouer sur un fil, avec sa vie. C’est très difficile. C’était la même chose quand nous jouions L’échange au Théâtre de la ville. Il y avait des représentations tous les jours et nous étions tous à ramasser à la petite cuiller ! Anne Delbée voit haut. Elle a une hypersensibilité qui nous met en pleine confusion de l’âme, en oubliant tout ce qui est matériel. Cette Phèdre est un souvenir impérissable. J’ai l’impression d’y avoir vécu en direct les dernières heures de ma vie et chaque soir, il me fallait replonger et ne plus réfléchir. De cette période, je n’ai aucun souvenir de ce que j’ai vécu à côté.
Vous avez obtenu en 2007 un Molière pour votre interprétation de Mathilde du Retour au désert, à l’occasion de l’entrée de Koltès au répertoire de la Comédie française. Au terme d’un procès en faveur du frère de l’auteur, ce spectacle a été retiré de l’affiche. Quel regard portez vous sur cette affaire ?
Si on a le sentiment de ce que notre complexité d’être peut apporter de différent, il se passera sur scène quelque chose de bien supérieur aux mots
Ce fut un grand malheur pour la maison, et pour Muriel Mayette qui avait fait un beau travail, intelligent et surprenant. Tout cela est d’une bêtise sans nom ! L’œuvre de Koltès possède un langage moderne et une facture classique, ce en quoi il entrait absolument dans les normes de la Comédie française. Les spectateurs étaient époustouflés d’entendre un texte pareil, extrêmement difficile à dire pour l’acteur. Muriel l’avait traité comme une partition. Elle se montrait à l’écoute, comme les plus grands chefs d’orchestre. Elle a un sens aigu de la complexité de la vie, de ce qui se dit et ce qui doit se faire, en rapport avec l’histoire et ses non-dits. Elle voit et entend là où les autres ne voient pas. On ne peut pas remplacer un mot par un autre chez Koltès, comme chez Racine. Ses textes sont extrêmement travaillés. Rien n’est écrit au hasard. Quand on lit cet auteur, on doit s’efforcer d’être à distance avec son discours, ce qui créé un mystère. Il s’agit de décanter toutes les strates de la vie passée des personnages, tout en étant dans ce que l’on dit, dans un mélange de distance et de présence. Tout est musical chez Koltès, comme chez Claudel et Racine. Je regrette de ne pas avoir joué davantage ce spectacle qui n’a connu que trente représentations. Nous avions tous tellement travaillé.
Quel est votre plus beau souvenir à la Comédie française ?
J’en ai beaucoup, mais je garde un grand souvenir de Rodogune de Corneille, dans la mise en scène de Jacques Rosner. Je n’avais jusqu’alors joué que deux rôles de Corneille, dans Le Cid. J’ai obtenu un second prix de tragédie, en concours, aux côtés de Bernard Giraudeau, dans une scène de Rodrigue et de Chimène. J’ai repris ce rôle plus tard avec Francis Huster. En 1985, je jouais l’infante, parce que j’avais une idée très précise sur ce personnage, toujours avec Francis Huster, Jean Marais en Don Diègue et Jean-Louis Barrault en Don Fernand. Dans Rodogune, en 1998, je jouais Cléopâtre de Syrie. Rosner laisse libres les acteurs, tout en tenant très bien le fond et la forme de ses spectacles. Je commençais à l’avant, proche du public et terminais au fond du plateau, sur mon trône oriental. Ce texte m’a permis d’aller dans une folie que j’aime bien, un peu retorse et dangereuse, dans ce que j’ai de plus baroque. Caligula d’Albert Camus, dans la mise en scène de Youssef Chahine, en 1992, est aussi un grand souvenir. Le cinéaste a su exploiter, lui aussi, cette face noire et cette duplicité que je porte en moi.
Quelles sont les rencontres de théâtre qui vous ont particulièrement marquée ?
Tony Jacquot, parent de Benoît, le cinéaste, m’a tout appris au cours Furet. Au conservatoire, j’ai eu la grande chance d’être inscrite dans la classe d’Antoine Vitez, qui m’a fait faire un virage à 180 degrés ! Un jour, je présentais une scène d’Angélique de L’épreuve de Marivaux avec ma technique. Vitez m’a dit : « Vois autour de toi ce que tu peux trouver, voyage ». J’ai paniqué. Il a ajouté : « Assieds toi par terre, regarde vers le fond, à l’arrière du plateau ». J’ai dit mon texte sans comprendre ce que je faisais, en pleurant, comme si c’était une tragédie. Réaction d’Antoine : « C’est formidable ! ». Ce que je venais de faire m’avait plu, mes complexes étaient tombés d’un coup. Vitez m’a fait comprendre l’importance de mon espace intérieur, et qu’il fallait que je l’imprime sur le plateau. Si on a le sentiment de ce que notre complexité d’être peut apporter de différent, il se passera sur scène quelque chose de bien supérieur aux mots. J’ai réalisé, grâce à Vitez, que je pouvais colorer mon personnage de ce que je suis, intimement. Ce qui répondait à sa grande envie de déstructurer les textes, pour qu’ils résonnent autrement, et de jouer avec les mots et l’espace, comme un architecte. Anne Delbée est aussi quelqu’un de très important dans ma vie. Elle se situe dans une continuité d’Antoine et son Echange, au théâtre de la ville, a été mon premier grand succès. Je regrette que le métier l’ait un peu oubliée, qu’on ne lui donne pas un théâtre, des subventions et une troupe. Elle a tellement de beaux projets !
Que ressentez-vous sur scène ?
C’est comme si je sautais dans le vide. Je suis tout le temps sur un fil. Parfois, je me fais peur, parce que je vais trop loin. Ma respiration m’aide énormément, c’est comme un parachute naturel.
Y a-t-il des rôles que vous rêveriez de défendre et d’incarner ?
Je vais jouer La voix humaine de Cocteau, au Studio théâtre, en mai. J’aimerais beaucoup jouer dans cette pièce de Shakespeare que, par superstition, on nomme « La tragédie écossaise ». Laurence Olivier a dit que le personnage de Lady Macbeth était profondément bête. J’aimerais essayer de jouer la bêtise de cette femme, qui a du sang sur les mains. Il y a d’autres grands rôles tragiques qui m’intéresseraient, mais je n’ai pas envie de les citer. J’aime bien être choisie, et qu’on m’imagine dans un rôle auquel je n’aurais pas pensé.
Quel serait, pour vous, un spectacle de théâtre idéal ?
Ce serait un spectacle où je pourrais tout faire : du théâtre, du chant, du saxophone…une sorte de comédie musicale. J’aurais adoré être chanteuse d’opéra, interpréter Verdi ou Puccini et chanter Madame Buterfly.
Propos recueillis par Christophe Gervot
Photos : Christophe Raynauld de Lage
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