Publié le 4 octobre 2004

Pascal Couffin


Une génération de jeunes salariés précarisés, mal payés et avec des boulots qui n’ont rien àvoir avec leur qualification. Analyse avec Claire Villiers, figure de la gauche syndicale, co-fondatrice d’AC !, du paradoxal chômage des jeunes. Entre révolte et espoir

Depuis le mois de mars je suis élue au Conseil Régional d’Île de France avec la liste gauche populaire et citoyenne, une liste où on a voulu mélanger à la fois des militants politiques (principalement du PC) mais aussi des militants qui venaient du mouvement social (syndicalistes, militants d’associations de l’immigration, altermondialistes) un mélange pour essayer de traiter cette question de la crise de la politique, où on a l’impression que les partis se sont enfermés sur eux-mêmes, qu’ils sont vieux, institutionnalisés, bureaucratisés où on se rend compte qu’il y a plein de gens qui font de la politique partout et surtout dans le mouvement social et il faut que ces gens là arrivent dans les institutions avec la volonté d’y transposer des luttes et non pas de prendre des postes.

Vous avez osé franchir le pas de passer du militantisme à occuper des responsabilités au Conseil Régional d’Île de France ?

Je n’ai pas l’impression d’être passé quelque part. J’espère que les luttes que je mène, on va continuer à les mener. Alors bien sûr on les mène avec des moyens qui sont complémentaires. Par exemple au Conseil Régional d’Île de France, on s’est engagé pendant la campagne électorale à voter les transports gratuits pour les chômeurs. Une fois qu’on est élu, on se rend compte que cela va coûter de l’argent donc le problème, c’est comment va-t-on le trouver ? Evidemment il y en a, notamment au PS, qui disent finalement on va peut-être faire la gratuité mais pas pour tous les chômeurs donc on a réunit les organisations de chômeurs pour voir ce que l’on pouvait faire ensemble. Le problème, c’est d’arriver à combiner la présence dans les institutions, là où on vote les lois, et les batailles dans la rue et aussi que ces batailles dans l’institution soient alimentées par ce qui se passe dans la rue, les entreprises, les quartiers.

Vous espérez que d’autres personnes suivent le même chemin que vous ?

Il faut absolument en finir avec cette coupure entre le champ politique et le champ social parce qu’on l’a trop bien vu par exemple lors du mouvement 2003 avec la réforme sur les retraites, les intermittents, les recalculés de l’ASSEDIC. On a eu de superbes mouvements dans la rue et le jour où cela arrive en débat au Parlement, où il faut voter la loi, il n’y a plus rien. C’est-à-dire que quand les questions deviennent soit disant politique, bien qu’elles l’étaient déjà avant, parce que dans la rue on faisait des contre propositions sur les retraites… évidemment c’est de la politique. Je pense qu’il faut absolument qu’on se ré empare de ce champ politique et qu’on arrête avec cette dépossession, cette confiscation. Alors évidemment il faut garder des contre pouvoirs, il faut pas que le mouvement social soit comptable de la gestion car il faut continuer à revendiquer et faire des choix mais c’est très important que des militants du mouvement associatif et syndical prennent effectivement des responsabilités politiques.

La situation du chômage des jeunes est assez préoccupante puisqu’un jeune sur cinq est au chômage ?

Nous sommes dans une situation très paradoxale parce qu’il y a à la fois un chômage des jeunes qui est très important, il augmente plus que le chômage moyen, le chômage des jeunes filles augmente même plus que le chômage des jeunes hommes, mais en même temps un étudiant sur trois travaille. C’est un chômage assez relatif, c’est surtout une extrême précarité, une très grande difficulté à rentrer dans l’emploi avec un projet professionnel avec l’envie de construire une qualification, un parcours professionnel.

A l’autre bout de la chaîne, les gens au-delà de 55 ans sont énormément au chômage malgré les injonctions de Raffarin de faire travailler les vieux dans les entreprises et bien on se retrouve à l’âge de la retraite avec 2 salariés sur 3 qui n’ont plus d’emploi arrivés à 60 ans. Pourquoi je dis que c’est aux deux bouts de la chaîne, c’est parce qu’avec l’accroissement de la productivité, le temps de travail nécessaire pour faire la même production a diminuée. Il y a plusieurs solutions : soit on baisse le temps de travail pour tout le monde, ce qui avait commencé à être fait avec les 35 heures avec tous les problèmes que l’on a connu : la flexibilité, l’annualisation du temps de travail… Il y a un autre choix qui est de baisser le temps de travail pour tout le monde en reculant l’entrée dans la vie dite active. En fait dans un emploi un peu plus stable ou en jetant les gens plus jeunes avant la retraite. On peut augmenter les périodes de congés. On peut prolonger la scolarité.

Cette affaire de rentrée des jeunes de manière précarisée et, plus tard dans un emploi stable, je dirais d’une certaine manière que c’est une conception de la répartition du travail donc de la répartition des richesses. Aujourd’hui ce qu’on impose aux jeunes, c’est de se mettre au pli d’une norme d’emploi totalement dégradée, c’est-à-dire précarisée, mal payée et avec des boulots qui n’ont rien à voir avec la qualification qui a été acquise. C’est une façon de leur dire et bien maintenant l’avenir c’est : vous acceptez n’importe quoi où ce ne sera rien ! C’est terrible, c’est une injonction à la soumission. C’est ce qui est terrible dans le chômage des jeunes. Puis comme c’est du travail précaire, cela ne permet aucune autonomie, aucune possibilité de construire un projet personnel.

Est-ce que cela ne va pas à terme influencer la population française. Ces jeunes vont devenir adulte, vont être habituer à de plus en plus de précarité et vont s’inscrire dans un schéma d’instabilité ?

Je crois que c’est cela qu’on cherche. C’est ce que cherche en tout cas l’idéologie dominante, le patronat et les gouvernements et même hélas quelquefois les gouvernements de gauche. C’est à ce que les jeunes effectivement soient habitués à vivre avec peu de choses, du temps partiel contraint, on voit tous les emplois Mac Do, la grande distribution… que les jeunes s’habituent à aller travailler le week-end quand les autres ne travaillent pas, c’est vrai chez IKEA, mais aussi à la SNCF. Regardez qui est derrière les guichets quand ils sont encore ouverts le week-end, ce ne sont pas les cheminots au statut ! Et pourtant on aurait pu avoir ce débat : est-ce que le samedi et le dimanche on ne met que des jeunes qu’on paye avec un lance pierre et qui n’ont pas le statut de cheminot ou est-ce qu’on essaye que ce soit que ceux qui ont un statut de cheminots avec de vraies garanties qui travaillent !

Cela aura des conséquences graves : sur la qualification, on construit pas de la qualification avec de l’emploi précarisé, cela a des conséquences économiques car si on ne distribue pas de pouvoir d’achat, on ne peut pas consommer si on n’a pas les moyens de le faire et c’est quasiment dans cette partie de la vie entre 21 et 30 ans où on aurait à la limite besoin d’un salaire le plus important parce que c’est là où l’on s’installe, c’est là où on commence une vie de couple éventuellement, où l’on a des projets, où l’on fait des enfants. On a un truc totalement inversé par rapport aux besoins et encore une fois il y a des tas de jeunes qui voudraient partir, qui ont un métier et qui ne peuvent pas l’exercer ! Quand on écoute le discours des politiques : les jeunes, ce n’est pas une richesse, c’est un problème !

On entend pourtant le gouvernement qui veut réhabiliter l’emploi et s’attaquer au chômage des jeunes sans dire quels types d’emplois proposés. On a un double discours !

Il y a de nombreux rideaux de fumées. Quand par exemple le plan Borloo préconise l’augmentation considérable de l’apprentissage, je ne suis pas contre par principe car cela peut-être un mode d’accès à l’emploi qui est intéressant avec une alternance à condition que la formation soit de bonne qualité et que les salaires suivent ! Aujourd’hui quand on dit que l’on va embaucher de plus en plus dans la fonction publique : plus de facteurs… ou des premiers niveaux d’entrée en apprentissage, cela veut dire tout simplement qu’on n’a pas envie de les payer. Je crois que le choix qui est fait, en fait, est toujours le même : on essaye d’avoir le maximum de productivité avec le minimum de salaire distribué, le minimum de garanties collectives mais à terme cela va poser des problèmes gravissimes !

Aujourd’hui lorsque l’on voit des jeunes qui n’ont pas de protection sociale, qui n’ont pas de garantie pour eux en matière de maladie, de mutuelles… qui ne peuvent pas louer d’appartement car on leur demande des cautions et qui ne peuvent pas les donner mais aussi quand ils ne cotisent pas pour la retraite… on peut se demander à quel âge il va y avoir un départ à la retraite dans 20, 30, 40 ans. C’est un peu « après moi, le déluge ! » Ce n’est plus une gestion sur l’avenir. Il faut que les jeunes trouvent une place et une place de qualité.

Les jeunes ont la propension à consommer la plus importante. Leur consommation génère une certaine forme de richesse pour la société donc comment cela se fait-il que l’on n’arrive pas à les privilégier, leur préférant une autre catégorie de population ?

Le capitalisme est plein de contradictions : à la fois il a besoin de produire et donc de vendre des richesses qui ne sont pas toujours utiles et en même temps il ne veut pas distribuer de pouvoir d’achat et donc c’est comme cela qu’il y a des crises. Il nous dise toujours que c’est une crise de surproduction mais en fait c’est une crise de la demande : il n’y a pas d’argent. Il faut changer de politique. Il y a eu d’autres périodes dans le capitalisme : quand Ford décide de distribuer du pouvoir d’achat pour permettre d’acheter ses voitures, c’est une autre version mais aujourd’hui on n’est pas dans cette version là car je crois qu’on est dans un capitalisme qui privilégie totalement la sphère financière et spéculative.

On va quand même essayer de donner suffisamment de pouvoir d’achat pour faire en sorte que la population n’en vienne pas à se rebeller !

Il y aura ces contradictions internes au capitalisme et qui font qu’il est obligé de changer de temps en temps de stratégie parce qu’autrement on court à la catastrophe. On l’a vu avec l’éclatement de la bulle internet. On a eu des krachs boursiers mais qui n’ont pas eu l’ampleur de la catastrophe de celui de 1929 tout simplement parce que l’on a construit des filets de protection sociale comme le RMI, les allocations chômage qui ont amorti les chocs. Il faudrait que les jeunes montent leur niveau d’exigence qualitatif par rapport à la vie pour ne plus accepter cette précarité imposée, cette discontinuité de l’emploi et de la vie qu’on nous impose. La stratégie actuelle est d’individualiser tout le monde et que chacun essaie de trouver des solutions chacun dans son coin et peut-être les jeunes sont-ils particulièrement victimes de ça. C’est une vraie offensive idéologique grave et qu’il faut retrouver les chemins du collectif et il est absolument normal à 20 ans d’avoir l’envie de réussir sa vie. Ce qu’il faut que l’on comprenne collectivement c’est que l’on ne peut pas réussir à construire sa vie tout seul s’il n’y a pas des cadres forts de protections collectives. C’est ce que dit souvent le sociologue Robert Castel dans son dernier livre sur l’Insécurité Sociale : « si il n’y a pas de cadre collectif, c’est la jungle et la barbarie » Evidemment il y en a qui s’en sorte mais si on veut s’en sortir tous, c’est avec une bonne qualité de vie !

Du fait de l’individualisation, il sera difficile à ces jeunes de retrouver le chemin du collectif et d’avoir la volonté de faire ensemble des actions pour changer le cours des choses ?

Cela a toujours été difficile de choisir les chemins collectifs par rapport au chemin individuel, c’est une bataille de convictions. Mais les conditions de vie des jeunes atteignent un tel niveau d’inacceptable qui moi à mon avis devraient les pousser à bouger, à se révolter. La construction altermondialiste depuis quelques années est très importante, un autre monde est possible. Pour le moment ce que l’on a réussi à faire passer dans les têtes, c’est qu’il était nécessaire. Maintenant il faut travailler pour savoir comment il peut être possible. Les jeunes devraient s’investir sur le champ social, économique mais aussi sur le champ politique. Changer la société, cela appartient aussi aux jeunes générations et il faut que l’on invente ensemble les moyens de le faire avec de vraies ambitions. Dans les années 1900, quand les syndicalistes disaient on veut la retraite à 60 ans et on veut les 40 heures, les gens devaient se dire mais ils sont fous à lier ! Aujourd’hui c’est cela : il faut trouver une ambition de ce genre. On trouve ces questions d’émancipation individuelle et collective autour de ces questions de vraie sécurité économique et sociale.

N’avez-vous pas peur qu’en voulant construire cette ambition, certains médias, certains leaders d’opinion, n’en viennent à casser celle-ci ?

Quand vous voyez les excellentes déclarations de Patrick Le Lay, PDG de TF1, nous expliquant qu’il fait les émissions les plus débiles possibles pour qu’on ne soit apte à capter que les messages publicitaires, ils nous prennent pour des cons ! Mais les gens ne sont pas des imbéciles, et dans la jeunesse il y a aujourd’hui des valeurs très importantes : on l’a vu après le 21 avril 2002, c’était les jeunes ! Contre la guerre en Irak, c’était les jeunes ! Evidemment la question de l’emploi est totalement centrale, quand on regarde dans les cités, les gens survivent comme ils peuvent et cette manière de survivre avec l’économie souterraine, c’est faute de mieux et certains font leur beurre. J’étais au concert, dimanche place de l’Hôtel de Ville à Paris dans le cadre du KO Social, il y avait pleins de groupes merveilleux. Il y avait beaucoup de jeunes mais ce n’était pas les jeunes des banlieues. Il y a là un enjeu très important pour que les associations dans les banlieues arrivent à mener cette bataille afin de mener un projet collectif. C’est cela l’enjeu des années à venir.

L’engagement a cependant changé : c’est désormais un engagement à la carte lors d’une brève période ou un engagement par action. Le fait de s’engager en pointillé n’empêcherait-il pas de construire un mouvement profond pour faire changer durablement notre société ?

Vous avez tout à fait raison. On le constate tous, c’est le zapping où c’est l’effet miroir : dans les entreprises on travaille par projet, on a des contrats d’objectifs et pour le militantisme, c’est un peu la même chose. Cela ne permet pas une mobilisation en continue. Peut-être parce que l’ambition n’est pas assez forte et qu’on arrive pas à la transmettre et que les luttes quotidiennes ne sont pas assez importantes. Peut-être tout est fait pour qu’elles ne soient pas visibles. Par exemple dans la région Île de France, une des choses que j’ai envie de faire est de rendre visibles toutes les actions montées dans les banlieues ou dans les sections syndicales des entreprises. Ce n’est pas vrai ce que l’on nous raconte à la télévision tous les jours, cela n’est pas vrai que les gens ne font rien… Il y a plein de choses dans le sport, dans la culture. Il faut renouveler profondément, peut-être que les manifestations traditionnelles, ce n’est pas ce qu’il faut faire et qu’il faut autre chose ! Il faudrait arriver à ce que des jeunes cherchent et fassent des propositions. Il faut une vraie ambition sans tabous. Un programme politique qui ne s’appuierait que sur le réalisme cela ne va pas du tout.

Il faudrait de l’utopie ?

Absolument, l’utopie n’est pas seulement du rêve, l’utopie est ce qui nous tire en avant et ce qui nous permet de mener des batailles quotidiennes. A Nantes il y a cette bagarre sur les transports gratuits avec François Thonier cela peut paraître un hurluberlu de continuer à mener cette bataille mais cela pose des tas de questions intéressantes sur les transports. Pourquoi tout le monde n’y a pas droit ? La question de la gratuité ? C’est quoi un bien social ? Toutes ces questions sont à re-poser aujourd’hui. L’enjeu aujourd’hui est de savoir si on va survivre sur cette planète ou pas ou ne va-t-on pas à la catastrophe ?!

Mais le fatalisme est bien ancré et les idées de progrès, d’avenir ne sont plus aussi bien présents dans la conscience de la population qu’auparavant.

Ce qui pèse, c’est l’échec des pays de l’est. A la fois c’est très bien, il fallait en finir avec le totalitarisme mais en même temps ce qui s’est aussi écroulé, et on n’a pas finit de le digérer, c’est le fait qu’un autre monde est possible et que le capitalisme peut ne pas régner indéfiniment. Peut-être les forums sociaux, ce sont des endroits où l’on peut construire des solidarités car cette utopie à long terme doit se nourrir de luttes et de réalisations quotidiennes.

Propos recueillis lors du Forum Social du Pays Nantais par Pascal Couffin.