Publié le 9 juin 2004

Pascal Couffin


Francis Feeley, syndicaliste et universitaire, enseigne l’Histoire sociale des Etats-Unis et de la France sur les campus français et américain. C’est avec passion, qu’il répond àquelques questions sur les origines et évolutions du syndicalisme aux Etats-Unis

Retrouvez l’émission « Histoires d’ondes » consacrée à Francis Feeley sur le site de la radio Jet Fm à la rubrique grille des programmes.

-  Comment sont nés le mouvement social et les premières grèves aux Etats-Unis ?

Les premières grèves datent du 18ème siècle. La période moderne a commencé au 19ème siècle après la guerre de sécession ; il y avait 4 syndicats au niveau national. De violentes grèves ont éclaté dans les années 1870. Notamment en Pennsylvanie parmi les mineurs des mines de charbon où l’on comptait 22000 mineurs d’origine irlandaise et parmi eux, plus de 5000 enfants âgés de 7 à 15 ans. Les propriétaires de ces mines n’avaient pas voulu investir dans la protection des ouvriers. A cause des gaz toxiques, des éboulements… plus de 150 mineurs étaient tués chaque année et plus de 300, blessés ou mutilés.

-  Cette lutte a donc pris son essor au milieu du 19ème siècle. Est ce que les prémisses de ces luttes sont enracinées dans les luttes des esclaves noirs américains ?

L’inspiration du mouvement ouvrier est venue d’Europe, par les Irlandais qui ont immigrés et ont lutté contre l’impérialisme britannique. Puis les militants italiens et russes avaient eux aussi une certaine formation idéologique venue de l’Europe. Chez les Irlandais, une organisation « … Mac Guire » était active dans les années 1840 pour lutter contre l’impérialisme britannique en Pennsylvanie. Puis dans les années 1870, une association d’auto défense s’est montée. Ce groupe de vigilance a décidé qu’à chaque fois qu’un mineur serait tué ou blessé, un capitaliste serait lui aussi tué ou blessé. Mais ce type d’association a facilement été pénétré par la Police qui n’a pas hésité à tuer une quinzaine de dirigeants et en tuant les leaders, ils ont détruit le mouvement.

Les grandes grèves de 1877 dans le chemin de fer étaient un danger national car le train traversait le continent d’Amérique du Nord et s’arrêtait dans chaque grande ville. Beaucoup de manifestations se sont élevés contre la formation de monopole capitaliste. Cette grève a été cassée par les militaires. Toutes ces grèves ont éclaté lors de période de dépression économique où le salaire est diminué de 20 à 25% et les travailleurs sont mis à la porte en très grand nombre. Toutes ces grèves ont éclaté à la fin du 19ème siècle. Mais les fermiers ont, eux aussi, été bouleversés par la formation du capitalisme. Pendant ces crises économiques, des milliers de fermiers ont perdu leurs fermes et les familles étaient obligées de tout vendre pour payer les dettes. Des banquiers et assureurs ont tout racheté à très bon marché. Ils ont acheté des centaines de fermes, qu’ils ont industrialisé. Avec l’introduction de fermes industrielles, les gens sont allés, à la fin du siècle, à Chicago travailler dans les usines. A la fin du 19ème siècle des millions de gens se sont regroupés dans des syndicats urbains ou ruraux afin de défier le capitalisme et les classes dirigeantes ont tout fait pour éliminer cette menace démocratique.

-  La guerre de sécession a-t-elle pesée sur ces mouvements ouvriers ?

La guerre de sécession a servi à consolider le capitalisme industriel. La fin de l’esclavage en 1862 et la fin de la guerre en 1865 a représenté une victoire pour les industriels américains. La fin de l’esclavage a introduit une autre forme d’exploitation. Un esclave est traité comme un animal, une propriété privée, tandis qu’un ouvrier est disponible et travaille pour un salaire. S’il n’a pas de travail, il n’a pas de salaire, donc pas de logement, de nourriture, de médicaments. L’esclavage a été remplacé par un système plus vicieux qui a détruit la famille et la culture de résistance. Les syndicats ont accueilli les noirs, ils ont eu une culture qui a exclu le racisme.

-  Dans ces populations opprimées, on compte les ouvriers, les esclaves mais aussi les femmes. La première grève des femmes surgit en 1825 à New York. C’est le premier mouvement où l’on voit les femmes s’impliquer auprès de leurs maris, ouvriers, au niveau des luttes :

Manifester est un désir démocratique, une volonté de changer le système pour qu’il nous convienne. En 1848 apparaissent les mouvements féministes. Le milieu bourgeois et abolitionniste inclut les hommes et les femmes face au racisme. Mais des femmes leaders étaient exclues de certains événements. Cette tradition réactionnaire de supériorité des hommes a continué à l’intérieur de ces mouvements progressistes. Un exemple : en 1840 ont eu lieu des témoignages de mutilations perpétués sur des esclaves noirs. Les hommes n’ont pas voulu montrer cela aux femmes car ce n’étaient pas des images à leur montrer. C’est à ce moment là qu’est né le féminisme. Malgré les gens les plus progressistes, il y avait un sexisme inacceptable et choquant. Il a fallu des années pour le comprendre et en 1888, Kelly Stanton a organisé dans un village au nord de l’Etat de New York, une conférence avec des femmes pour discuter de leur libération. Ce fut un grand succès.

-  Quelles ont été les attaques orchestrées contre le mouvement social aux États-Unis ?

Depuis 1870, les ouvriers dans les rues étaient battus, tués et génération après génération, les classes dirigeantes ont compris que les répressions ne suffisaient pas et, comme Bismark dans les années 1880 en Allemagne ils ont mis en place des réformes contre-révolutionnaires pour détruire le mouvement socialiste et protéger le capitalisme. Gabriel Kolko, éminent historien, illustre très bien ces réformes dans son livre « The Triumph of Conservatism : A reinterpretation of American History » (The Free Press of Glencoe, 1963). On parlait des femmes précédemment, le droit de vote des Femmes, gagné en 1919 a été une réforme progressiste. Les féministes ont voulu une révolution sociale et pas uniquement le droit de vote. Ce n’était rien par rapport à ce qu’elles voulaient comme le droit de divorcer pour les femmes, le droit à la propriété privée, le droit à l’éducation… En 1919, les femmes ont voté selon la volonté de leur mari.

-  Ces réformes n’ont pas empêché la répression sur le terrain des mouvements ouvriers ?

La répression et la récupération ont servi à mettre en place une idéologie de l’individualisme. Un économiste marxiste a conclut que cette idéologie fut pire que le racisme ou le sexisme car celle ci a complètement désarmé et isolé l’individu. C’est un sabotage et ça empêche toute défense et contrairement au racisme et au sexisme, il n’y a aucun moyen de résister.

-  Il y a les réformes, la répression mais il y a aussi les briseurs de grèves : les « scabs », en français, « les jaunes ». D’où vient cette expression ?

De Jack London. « Scab » signifie croûte. Après une blessure, il y a une croûte qui se forme et ce n’est pas très beau comme les briseurs de grève. Pendant les grèves, on disait que c’était illégal d’utiliser le mot « Scab ». .

-  Malgré tout ça le mouvement ouvrier arrive à faire entendre sa voix au niveau des revendications sociales. Comment cela a-t-il évolué dans les années 70, 80 et 90 ?

Il existe en France une tradition du centralisme démocratique avec les partis et ses élites qui ont le devoir d’informer les membres. Il n’y a pas la même culture politique aux Etats-Unis, on se méfie des élites. Les dirigeants de syndicats, comme Jimmy Hoffa ou Tony Boyle, sont devenus bien payés pour ne rien faire. La corruption régnait... C’étaient des opportunistes qui ne servaient pas l’intérêt des ouvriers. A l’origine des syndicats, c’est le besoin de servir les intérêts du petit peuple. C’est lui qui milite, organise une structure syndicale et institutionnalise la lutte des classes. Une fois que c’est institutionnalisé, le dirigeant peut devenir opportuniste et être tenté par les avantages, collaborer avec les structures dirigeantes, avec l’ennemi dans un esprit contraire aux intérêts des ouvriers. En faisant beaucoup de compromis, ils se sont éloignés des ouvriers.

-  Quel est l’état du syndicalisme actuellement ? Est-ce que les voix des ouvriers ont du mal à se faire entendre ?

Une nouvelle vague de dirigeants a invité d’autres minorités : noirs, féministes, gays à entrer dans les syndicats et militer pour les réformes sociales. Ils ont eu l’intelligence de revitaliser les syndicats en laissant les gens suivre leur désir d’indépendance et de justice et la jeunesse a été invitée. Le problème, c’est que le syndicat est une institution qui a des traditions, qui est souvent autoritaire et introduire des gens est vraiment un effort de changer l’institution mais cela prend du temps. Il existe une compétition entre syndiqués et non syndiqués et ils ne voient pas les problèmes de l’économie politique, les problèmes sociaux comme un tout, un ensemble. L’institution a été créée pour les besoins du peuple et c’est les syndiqués qui ont la possibilité de pousser la culture syndicaliste vers une culture révolutionnaire plutôt que vers une culture opportuniste.

-  Est-ce que la société américaine peut encore intervenir sur les différentes formes de régression sociale. Est-ce que cela peut changer par la forme des syndicats ?

On ne peut pas prévoir les changements. On est dans une période qui ressemble aux années 30. La crise veut dire le manque de travail, de salaires, d’opportunités, de liberté de choisir le métier que l’on veut ou d’avoir une éducation. Mais pour l’élite, c’est l’opportunité d’investir et en retirer du profit. Mais c’est de plus en plus difficile de trouver les investissements qui permettent de créer un profit respectable pour les actionnaires. On est dans une situation où les classes moyennes, ouvriers et employés qualifiés, techniciens… sont entrain de voir leur salaire baisser, leur pouvoir d’achat diminuer. On est dans une crise capitaliste où la consommation n’est pas encouragée c’est à dire dans un nouvel état où les grands actionnaires, comme Bill Gates, ne peuvent dépenser en 100 vies, ce qu’ils ont gagné. On se demande pourquoi ces gens tellement riches ne peuvent pas distribuer leur richesse afin que la jeunesse puisse s’acheter une maison, une voiture… Pourquoi appauvrir la jeunesse ? Mais ces actionnaires préfèrent investir dans l’industrie militaire ou spatiale, plutôt que dans une industrie qui produit des biens de consommation. Ces milliards de dollars sont utilisés pour protéger les dollars qu’ils possèdent. Les investissements militaires sont devenus les seuls vraiment rentables !

-  Propos recueillis par Loïc Chusseau.

Francis Feeley : bibliographie

FRANCIS FEELEY a créé et dirige le centre de recherche CIESIMSA de Grenoble. Il enseigne l’Histoire sociale des Etats-Unis et de la France dans l’enseignement supérieur français et américain. Il est l’auteur de America’s Concentration Camps During World War II : Social Science and the Japanese American Internment (University Press of the South, 1999) préfacé par Howard Zinn, de The Wisdom to Know the Difference, Conversations with Residents of Three Cities : San Francisco, CA, Paris, France, and Minsk, Belarus (World Heritage Press, 1998) et A Strategy of Dominance : History of an American Concentration Camp in Pomona, California (Brandywine Press, 1995), et d’essais, parmi lesquels Pensée unique, assiette unique : la stratégie mondiale de McDonalds.