Publié le 15 juillet 2005

Isabelle Kersimon


Las ! Dans le milieu même de la culture, on caresse ce vocable venu du fond des joyeuses sixties. « Performance  », un substantif qui plaît autant aux chantres d’une culture ringardisante portée àl’Olympe de la modernité qu’aux patrons du Medef.

Ainsi va notre paysage culturel. Il suffit à chacun de se cramponner sur scène pendant trente ans, cahin-caha, pour devenir un artiste majeur. Hier sur TF1, Sylvie Vartan ou Sheila. Aujourd’hui, en Avignon, Marina Abramovic. Demain Loana ? Qu’on pardonne mon hérésie si le bûcher refroidit, des patates chaudes me brûlent les doigts.

C’est lors de la conférence de presse qu’elle a donnée dans la sublime cour du cloître Saint-Benoît que j’ai découvert celle que le monde entier connaît, sauf moi, journaliste de province sans doute en retard d’un train que je ne prendrai pas. Se qualifiant elle-même de « grand-mère de la performance » sous le regard jaloux de son metteur en scène Michael Laub pour qui elle est rien moins qu’une diva, l’accorte personne, qui porte, il est vrai, ses 60 ans flamboyants d’énergie de ravissante manière, a monopolisé le micro pendant une heure. Et pendant cette heure interminable, elle a savouré ses débordements auto-contemplatifs, salivant de jubilation, exprimant la quintessence profonde de son être vindicatif. La belle désireuse de soi au point de se cloner en les corps de ses étudiants désire par-dessus tout que lui soit accordée la grâce d’être filmée toujours. Sa vie serait un loft, et nous, d’insatiables voyeurs.

Mais tout a un coût. Marina Abramovic, qui se réclame de Bach comme moi de mes parents, mais beaucoup plus souvent, estime en effet qu’il serait nécessaire de lui verser des royalties chaque fois que l’on mate ses vidéos. « Les héritiers de Bach touchent bien des droits d’auteur quand il est joué », argumente-t-elle, logique. Ah, ces artistes ! Ce qui compte, ce n’est pourtant pas leur personnalité, n’est-ce pas, mais ce qu’ils produisent ? Décidée à élucider ce mystère qui me taraude, et d’autant plus que l’on m’en dit le plus grand bien, je décide d’aller voir. Expo en la chapelle Saint-Charles. Pardon, installations vidéo.

My life as a great loft

Je n’aime pas la télévision, mais qu’on ne s’imagine pas non plus que je déteste la vidéo. J’ai des yeux, je regarde. J’ai des oreilles, j’écoute. J’ai une bouche... Bouche. Un sujet fort, lien sémantique puissant entre ces quatorze films réalisés de 1974 à 1998. Marina dont la bouche se tord de douleur quand elle se peigne trop fort, s’arrachant les cheveux ; Marina dévorant un oignon géant pour mieux le recracher ; Marina tâchant de respirer étouffée sous des cristaux de verre ; Marina retenant son souffle pour ne pas être mordue par les serpents sifflant sur sa tête ; Marina déployant l’art des Vanités en brossant de ses doigts la dentition d’un crâne. Shakespearien, s’pa ?

Je lis la presse. On me parle ici (Le Monde, supplément du 5 juillet) d’une « présence insoutenable » pour « l’implication physique de l’artiste » et là (Libération du 13 juillet) d’un « matériau autobiographique qu’elle brasse avec ampleur et ambition ». On me parle de sa démarche d’artiste, et de ce spectacle programmé, bien sûr, dans le In et intitulé - comme c’est surprenant - Biography Remix. En anglo-saxon, ça sonne. Ça fait tout de suite avant-gardiste. Mais pour le voir, bernique. Pas une place libre. Fallait y être, c’est tout. Faut dire que ce remix de la biographie unique et véridique, comme on le comprendra bientôt, de Marina, reprend les vidéos de l’exposition, mais pas pareil, avec la phrase définitive : "Avignon, tel jour de juillet 2005", je ne sais plus. Expérience ultime du dépouillement identitaire. Non-commentaire absolu. Un tour de force.

Antoine De Baecque, donc, envoyé spécial en Avignon pour Libé, de s’extasier devant ce « pacte biographique où tout est vrai ». Les biographies où tout n’est pas vrai, c’est autre chose. Ici donc, il s’agit de l’’essence même du théâtre, où tout est vrai, comme chacun sait. Ah non, pardon. Le théâtre est mort, vive le théâtre. Ah non, suis-je bête, c’est de la performance. De la pression, de l’oppression du corps-soi de l’artiste en fusion-distanciation avec le monde dont il explore au prix de ses paris fous l’absurde et éternelle folie. Et qu’il livre tel un martyre de la post-modernité à ce public que nous sommes et qui réclame sa mise à mort réitérée pour expier en une cathartique agonie, en une ultime apnée, son rapport misérable à l’existence. Déchire-toi, artiste catalyseur de nos névrotiques existences ! Offre ton corps-soi comme le Christ répandit son sang pour qu’il coule en nos gorges cruelles et insatiables ! Affronte avec vaillance ce miroir de nos regards vers toi tendus, vers toi qui tout de toi donnes, à oilpé total wizz.

Emotion, quand tu nous tiens

Et de verser la larme (un exercice en vogue cette année) sur ce « spectacle totalement abouti... émouvant et passionnant... magnifique... sublime... inégalable... ». Sais pas, moi. J’allume la télé, c’est pareil. J’en vois qui vont se faire mal sur l’île des tentations ; j’en vois qu’on fait pleurer dans un château des stars. J’en vois fous d’eux-mêmes sur le Net, incisant leur intimité dans un cri de désespoir identique : "Voyez, je vis". Ça performe, en cadence. « Performez-vous, r’performez-vous ! », qu’ils disent aux ministères. Sais pas, moi. Juste, j’ai mal. Ce n’est pas Marina qui me blesse. J’avoue être sensible à sa certaine beauté, hiératique, hystéro-narcissique. J’avoue pouvoir, en un instant béni d’empathie absolue, être touchée par ce visage parmi les visages, par cet être parmi les êtres, et sa drôlatique présomption à passionner les foules, ou les amateurs avertis, à tout le moins.

Ce qui m’embête, c’est de savoir tout ça. Tous ces artistes qui rament dans le festival off. Qui connaîtront peut-être un jour la gloire warholienne d’être écoutés d’une oreille distraite pendant un quart d’heure en conférence de presse. J’ai envie de leur prodiguer l’encouragement positif qui manque à cet article proprement négatif, pas bo, bo : « Performants, faites-vous mal pendant trente ans et fermez-la. Ça finira forcément par payer un jour. »

Victoire Delisle