Hors-piste scientifique au lieu unique
“Pister les embrouilles” au Lieu Unique : quand chercheurs et artistes brouillent les pistes
“Pister les embrouilles”, le lieu unique, Nantes, 9 et 10 février 2008
Les 8, 9 et 10 février derniers, au lieu unique, à Nantes, “Week-end #1” donnait leur chance à des propositions insolites de toutes les disciplines artistiques, de la danse au cirque en passant par la musique, les arts plastiques, le théâtre et la littérature. Parmi ces propositions, Pister les embrouilles, nouvelle édition des traditionnels “Hors-pistes scientifiques”, qui convient chercheurs et artistes à s’associer pour une soirée de représentation.
L'image : que révèle-t-elle ? ; que peut-on lui faire dire ? ; que lui fait-on dire ?
Regarder, c’est aussi bien garder quelque chose que se garder de quelque chose.
Avant de pister les embrouilles, il est nécessaire de brouiller les pistes.
C’est au premier étage de l’ancienne usine LU qu’a lieu la représentation. Au milieu de la grande salle, quelques rangées de chaises. Face à elles, une tribune, deux micros, et une rangée d’écrans de télévisions, cinq au total. Cinq écrans brouillés, grésillants, sur lesquels apparaissent épisodiquement des mots, auxquels on ne prête d’abord pas attention, mais dont on se rend compte par la suite qu’ils sont les mots-clés de la soirée, les concepts autours desquels tournent les réflexions des deux conférenciers qui s’apprêtent à parler.
Le but des “Hors-pistes scientifiques” : mettre la science en scène. Éric Watt, plasticien et vidéaste, et Tony Chauvin, musicien, moitié du duo expérimental nantais Chevreuil, aux commandes du projet, ont décidé de s’effacer et de céder leur place, sur scène, à deux enseignants-chercheurs de l’Université de Nantes. D’un côté, la blouse blanche de Françoise Bodéré, chercheur au service des médecines nucléaires du CHU. De l’autre, celle de Dominique Pécaud, philosophe et sociologue, chercheur à l’Institut de l’Homme et de la Technologie. L’une parle d’imagerie médicale, de “scintigraphie”, de “tomographie par émission de positons”. L’autre de vidéosurveillance, d’“objectivation des dangers sociaux”, de “calcul des risques”. L’association de leurs discours a de quoi étonner. Elle est justifiée par l’objet commun qu’ils analysent, l’image [1], et la problématique tout aussi commune qui les anime : que révèle-t-elle ? ; que peut-on lui faire dire ? ; que lui fait-on dire ?
Garder, se garder, regarder
“Si je prête attention à ce qui m’entoure, si je porte mon regard ou, dit parfois de manière plus triviale, si j’ai des vues sur quelque personne, tel l’astre de Bethléem dont Victor Hugo dit qu’il a des regards sur sa douce muse, je resterai aussi sur mes gardes comme l’indique la racine francique wardôn qui donne en français veiller, et que l’on trouve aussi dans le verbe anglais to ward qui signifie protéger. Regarder, c’est donc aussi bien garder quelque chose que se garder de quelque chose. D’un côté, la bienveillance de la connaissance, de la visée heuristique qui est une ouverture au monde, de l’autre, l’inquiétude, la crainte envers ce monde qui se livre à notre regard.”
Les images de la médecine nucléaire et celles de la vidéosurveillance se révèlent, à l’écoute de ce texte de Dominique Pécaud, similaires. Elles nous permettent d’habiter le monde qui nous entoure, de le faire nôtre, tout en nous en révélant les dangers, parfois réels, souvent fantasmés. “L’homme veille, à travers son regard, sur le monde qui l’entoure. La notion de risque rend compte avec justesse de cette notion de garde. Par le regard, le sujet passe une sorte d’alliance avec l’objet, et le risque définit la fragilité de cette alliance.” Les images que projette Éric Watt derrière les deux conférenciers, images médicales et images de surveillance dans lesquelles les blouses blanches finissent par se fondre, exhibent de manière plus saisissante encore cette double dimension : elles sont tantôt d’une beauté émouvante, tantôt étrangement inquiétantes, bien souvent les deux à la fois.
Une nouvelle formule pour les “Hors-pistes scientifiques”
Avec cette nouvelle formule, qui fait se croiser deux discours plutôt que de n’en mettre en scène qu’un, c’est le statut même des “Hors-pistes scientifiques” qui évolue. Lors des éditions précédentes, conférence scientifique et intervention artistique se côtoyaient avec plus ou moins de bonheur, se commentant mutuellement sans véritablement interagir, gardant l’une vis-à-vis de l’autre une distance certaine. Avoir convié deux chercheurs plutôt qu’un change la donne. Avant de pister les embrouilles, il est en effet nécessaire de brouiller les pistes, et Françoise Bodéré et Dominique Pécaud s’y emploient magistralement. Leurs deux discours, fragmentés, parfois superposés, se mêlent dans l’esprit des spectateurs qui, cherchant à saisir la cohérence tantôt de l’un, tantôt de l’autre, finissent immanquablement par se perdre. Ayant renoncé à saisir pleinement l’un ou l’autre des discours, ils se laissent glisser peu à peu dans une écoute de second niveau, où ne prime plus la signification littérale, scientifique des textes, mais leur musicalité, leur qualité évocatrice et les associations d’idées qu’ils suscitent.
Les deux discours se croisent et s’entrecroisent, trouvant écho dans les images qu’Éric Watt projette et les nappes sonores que Tony Chauvin tisse patiemment. C’est alors que les deux significations scientifiques s’annulent l’une l’autre et laissent s’épanouir un nouveau sens, pleinement artistique cette fois, où la visée cognitive est abandonnée au profit de celle, esthétique, du libre jeu de l’imagination et de l’entendement.
L’épilogue de Pister les embrouilles est musical. Chaussant des lunettes de soleil, Françoise Bodéré se pique d’un look à la Kim Gordon tandis que Dominique Pécaud, attrapant sa Fender au signal de Tony Chauvin, s’imagine, un instant, Thurston Moore. De quoi nourrir pendant un moment les conversations des étudiants des deux enseignants-chercheurs présents dans la salle.
Sophie Pécaud
Photos : Cécile Genest
[1] Notons que l’image, ou plutôt les Images, est le thème des prochaines “Rencontres de Sophie”, qui se tiendront au lieu unique du 14 au 16 mars prochain. Programme disponible sur le site de l’association Philosophia.
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