La chute, entre cinéma et Histoire
Retour sur une polémique
Film au centre d’une polémique autour de la représentation du personnage d’Hitler à l’écran, « La chute  », du réalisateur allemand Oliver Hierschbiegel, mérite-t-il un tel déchaînement de passions ? A l’issue de la première édition d’un cycle thématique intitulé « Cinéma et Histoire  », nous avons posé la question à l’intervenant de cette soirée-rencontre, Mr. Thierry Piel, Maitre de conférence à l’université de Nantes…
La principale critique faite dans les média au réalisateur de « La chute » est celle d’avoir humanisé Hitler aux yeux du spectateur. Qu’en pensez-vous ?
Thierry Piel : Ce qui pose problème ici est le sens qu’on entend par « humaniser ». Si c’est dire : « Hitler a parlé ou s’est comporté comme un être humain », je dis : oui, c’était un être humain. Tenter d’en faire un sorte de personnage de concept qui se noierait dans ce qu’on appelle le nazisme serait une erreur, car on considèrerait alors que c’est une chose qui est arrivée une fois et qui n’arrivera plus, une exception « irrationnelle », ce qui n’est bien entendu pas le cas. Derrière ça il y a des contextes bien spécifiques, mais il y a quand même un homme qui agit. Il y a certainement eu d’autres Hitler potentiels qui n’ont pas eu l’occasion d’aller au bout de leurs projets criminels. Alors j’ai envie de dire que représenter Hitler comme un être humain, dans la mesure où le personnage n’est pas présenté avec complaisance (c’est-à-dire dans un sens différent de celui que nous donne à voir l’Histoire), je ne vois pas où cela peut poser problème. Si 60 ans après les événements on n’arrive toujours pas à représenter ce personnage, c’est un peu grave, bien que je comprenne le choc voire le traumatisme que cela ait pu causer aux personnes qui ont vécu cette période. Au demeurant, mon impression est la suivante : je ne crois pas personnellement, et j’en ai eu la confirmation dans mon entourage, que l’image du dictateur donnée par ce film ait amené les spectateurs à se dire qu’Hitler n’était finalement pas si antipathique que ça. Ceux qui pensent ça du public se fourvoient.
Présenter Hitler de manière « conventionnelle », c’est-à-dire comme une bête maléfique inhumaine n’alimente-t-il pas quelque part son mythe ?
T. P. : En effet. Ne pas essayer de le représenter tel qu’il était, jusqu’à développer des visions fantasmagoriques, est susceptible d’alimenter les nostalgiques du 3e Reich, qui eux-mêmes cultivent cette dimension. Ce film justement casse le mythe. On y voit un Hitler abattu, totalement brisé physiquement, au bout du rouleau bien qu’encore tout à fait capable de nuire, noyé dans un entourage qui continue de graviter autour de lui et auquel il continue de distiller son idéologie jusqu’à ce qu’actes de lâchetés et mort s’en suivent.
Gus Van Sant (réalisateur d’ « Elephant ») a critiqué l’approche du réalisateur allemand en critiquant l’insuffisance de point de vue et sa neutralité déplacée pour traiter un tel sujet. En réaction à ces propoes, quelle doit être selon vous l’attitude d’un réalisateur face à un fait historique aussi sensible ?
T. P. : Un réalisateur n’a certainement pas les mêmes obligations qu’un historien. L’œuvre cinématographique est une œuvre artistique, elle ne répond donc pas fondamentalement aux mêmes nécessités que l’œuvre historique. Là, tout dépend de l’intention et du choix du réalisateur. Quand vous regardez, « Les damnés » de Visconti, qui parle également du nazisme sans entrer dans une chronique historique en montrant son intrusion progressive au sein d’une famille jusqu’à sa destruction, vous en sortez bouleversé. Il y a là un objectif très fort sur le coté destructeur de cette idéologie. Prenez, autre exemple, « De Nuremberg à Nuremberg » fait d’images d’archives, et qui est très bien fait par ailleurs. Les images y sont viscéralement beaucoup moins fortes. Le choix dans « La chute » est de tout autre nature. C’est un choix documentaire, bien qu’il s’agisse d’une fiction et que les personnages soient mis en scène. Je pense que les images produites ainsi, sont beaucoup plus fortes que les images d’époque. Le réalisateur a d’ailleurs opté pour des moyens techniques qui permettaient d’éviter tout débordement (lumière constante, caméra sur l’épaule…), afin de ne pas imprimer à l’œuvre un caractère trop esthétique et ne pas en éclipser le contenu. Les critiques sur certaines largesses qu’il se serait accordées sont à mon avis exagérées. A ce moment là plutôt revenir carrément au documentaire pur et dur. Je ne pense pas que le fait de créer une émotion soit en contradiction avec le message d’un film. C’est ce que nous enseignent les personnages de ce huis-clos, sur lesquels on a beaucoup d’informations, qui nous permet de nous faire véritablement une idée sur la vraie nature du nazisme, à travers les comportements fanatiques et délirants de ces hommes et femmes.
Le film a eu un très grand succès outre-Rhin (4,5 millions d’entrée, ce qui à l’échelle du marché cinématographique allemand est colossal). A-t-il plu parce qu’il montre enfin le peuple allemand comme une victime de la guerre (les combats pour la prise de Berlin sont omniprésents) et, au bout du compte, de l’idéologie nazie ?
T. P. : Je ne peux répondre précisément à cette question. Ce que je peux vous dire théoriquement c’est qu’en effet, après la seconde guerre mondiale, les Allemands se sont beaucoup considérés comme victimes et se sont quelque part dissociés de ce qu’a été le nazisme, auquel ils ont pourtant contribué à des degrés divers, entendez le bien. Mais n’oublions pas qu’Hitler est bel et bien arrivé au pouvoir par un vote et non un coup d’Etat. Il y a eu un certain oubli à ce sujet, bien qu’un important travail de mémoire ait été fait. Les générations d’après-guerre on certainement ressenti un besoin plus profond de comprendre ce qui a été fait par leurs parents et grands-parents, bien que, et là j’insiste, le travail de mémoire qui a été effectué l’a été de manière sérieuse. Aujourd’hui je ne pense pas que ce film, soit un sorte d’éponge qui servirait à dire : « rassurez-vous, vous-mêmes vous avez été les victimes d’Hitler ». C’est vrai qu’ils ont fini par être les victimes de l’homme qu’ils avaient porté au pouvoir, mais je ne pense pas pour autant qu’à partir de là on puisse faire fi des 6 millions de morts juifs, des millions de victimes de guerre, ceci sans remettre en cause le désastre vécu par le peuple allemand.
Le film ne vient-il pas, toujours dans le contexte allemand, combler un vide. Ne parvient-il pas par l’image à faire prendre conscience, aux jeunes en particulier, de ce qu’on n’a pas su leur expliquer par des mots ?
T. P. : Certainement. D’ailleurs, le fait d’utiliser comme personnage en filigrane de l’histoire, une jeune femme, Traudl Junge (secrétaire d’Hitler), en contraste avec Sophie Scholl (résistante allemande exécutée en 1943), renvoie à l’opposition de ceux qui résistent et ceux qui se compromettent. Ceci montre aussi que le nazisme, ce n’est pas uniquement des quadragénaires, mais toute une société, y compris des jeunes gens. L’allusion à Sophie Scholl, (en toute fin de film par la voix de la vraie Traudl Junge, enregistrée peu de temps avant sa mort), est une bonne chose car elle montre qu’il y avait une alternative, qu’il y avait une autre voie pour les jeunes que celle qu’avait tracée Hitler. Une voie certes à risque, très dangereuse même (beaucoup l’ont payé de leur vie), mais réelle. Et je ne dis pas que ce choix était facile, car évidemment résister contre un régime odieux, ça veut dire se compromettre et compromettre son entourage, ce que tout le monde, d’hier comme d’aujourd’hui, n’est pas en mesure d’accepter, humainement parlant.
Cette évocation serait donc révélatrice de la volonté du réalisateur d’orienter son message vers la jeunesse ?
T. P. : C’est évident. On a là un écho avec le début du film, où cette même T. Junge, tient un discours « àquoiboniste », en admettant avoir participé à tout ceci sans trop savoir pourquoi. Finalement, et c’est la dernière phrase du film, elle avoue que le jour où elle est passée devant une plaque en dédicace à cette résistante allemande (du même âge qu’elle), elle a compris qu’il y avait également une histoire de choix. Je pense que les Allemands ont trop cédé à l’explication facile selon laquelle ils n’avaient pas eu le choix. C’est certainement la raison pour laquelle le réalisateur insiste sur ce point.
Interview réalisée par Gautier Lamy
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