« Biokhraphia  » balaye les conventions du théâtre libanais
Figures de l’avant-garde théâtrale au Liban, Lina Saneh et Rabih Mroué font partie de ces artistes qui privilégient le questionnement, la remise en question face à un théâtre trop conventionnel, basé sur une scénographie pompeuse et la performance physique. Si Biokhraphia entreprend une auto-analyse critique d’un théâtre qui ne choque plus, la pièce interroge aussi la place de l’artiste dans un pays où les citoyens et l’individu n’ont aucun rôle.
Sous la forme d’une auto interview, la pièce est un questionnement permanent. Une réflexion à haute voix et une mise à nu de l’acteur, où l’individu montre publiquement ses contradictions, ses faiblesses et ses échecs. Biokhraphia donne à voir l’individu dans ce qu’il a de plus humain, en réaction à l’idéologie régnante basée sur la performance morale et physique, la course à la réussite sucsitant l’esprit de concurrence et l’individualisme. Un solo déconcertant tant la frontière entre fiction et réalité est floue. A partir de quand l’acteur est acteur ? A partir de quand n’est-il plus en représentation ? Les deux artistes s’interrogent sur cette notion, laissant au public le soin de mettre le mot "fin" sur la pièce. 10-15 dernières minutes très déstabilisantes...
Dans cette pièce vous affichez clairement une remise en question du théâtre libanais et plus largement du théâtre en général. Quels sont les constats qui vous ont amenés à une telle remise en cause ?
Quand on a terminé nos études de théâtre et qu’on a commencé à travailler pendant quelques années, on était très influencés par le théâtre très à la mode durant tout le XXe siècle. Un théâtre très corporel, très physique, qui utilise le corps et se voulait aussi un théâtre plus ou moins engagé politiquement. Mais avec le temps et la pratique, on a eu l’impression que ça devenait trop simple. Le jeu théâtral ne reposait plus que sur des stéréotypes, des clichés, c’était devenu un peu comme une sorte de recette de cuisine. On s’est donc rendu compte qu’on tombait dans le consensuel. Aujourd’hui le public s’attend à ce genre de théâtre qui ne choque plus personne. Ce qui nous gênait c’était cet excès de mouvement, de jeu, de vouloir tout faire. Ce constat vaut surtout pour le Liban mais se retrouve aussi ailleurs. Un peu partout dans le monde, je trouve le théâtre trop lourd, avec trop de faits scénographiques. Non seulement on avait l’impression que le public n’était plus choqué, interpellé, affecté, mais pas plus que nous même, acteurs. Tout en croyant être dans l’avant-garde, dans le nouveau et le différent nous faisions un travail prévisible et consensuel.
D’après vous, le public était-il demandeur d’autre chose ou s’accommodait-il au contraire de se côté rassurant, habituel ?
Le public était toujours très positif, de ce côté-là il n’y avait pas de problème. Ils étaient agréablement reconnaissants de trouver ce qu’ils avaient envie de trouver. Au Liban le théâtre intéresse certainement moins que la musique et la danse par exemple. C’est une élite très restreinte qui s’intéresse au théâtre. Nous on touche un public plutôt citadin, beyrouthin, un public d’intellectuels, d’étudiants, de jeunes, de gens qui s’intéressent à la culture, des gens plutôt de gauche. Ce petit public nous connaîssait très bien, de même que nous le connaissions très bien. C’est précisément cette habitude qui commençait à nous déranger. Non pas qu’on voulait changer de public mais c’était devenu trop rassurant et prévisible, ce n’était plus une gifle quelque part...
Une absence de sens critique selon vous ?
Oui, quelque part quand c’est tellement facile, c’est qu’il y a quelque chose qui cloche. Je ne sais pas, le public doit être un peu gêné, perturbé. Mais surtout ce que nous étions en train de faire, ne nous perturbait plus. Donc il était temps d’aller vers autre chose, de repenser le théâtre, notre pratique, la forme mais aussi comment on abordait les sujets, de façon à nous perturber nous-mêmes déjà. On pensait qu’en se mettant nous-mêmes au bord du précipice, en nous demandant nous-mêmes ce que nous sommes en train de faire, c’était le moyen de toucher à des choses plus vraies peut-être.
Comment expliqueriez-vous ce glissement vers un théâtre consensuel ? L’autocensure y a-t-elle joué un rôle important ?
C’est d’abord un contexte... Le Liban c’est l’université, les études, la critique dans les journaux qui établissent un certains nombre de règlements, de stéréotypes et d’habitudes... L’autocensure est effectivement beaucoup plus dangereuse que la censure officielle que l’on essaye d’éviter la plupart du temps. Vouloir plaire au public amène très vite à tomber dans le consensuel et ça c’est un truc assez dangereux car souvent inconscient et qui existe très fortement au Liban. Pourtant on est convaincus de faire un théâtre qui se veut politique, engagé à la manière des années 60 / 70, où l’on veut convaincre le public de quelque chose, montrer des théories, des idéologies. Donc on revendique un théâtre à la fois politique, de gauche et populaire mais bien souvent on tombe dans le populisme, la démagogie, le consensus. On a voulu rompre avec tout ça, s’adresser au public tout en s’adressant à nous-mêmes, en nous posant des questions à nous-mêmes, en nous interrogeant nous-mêmes, en interrogeant nos certitudes, nos convictions.
La multiplication des différentes formes d’expression de l’acteur dans la pièce (radio, écran tv) participe à un dédoublement de celui-ci l’amenant à s’auto-analyser. Cette multiplication des formes était importante selon vous pour exprimer le questionnement et la remise en question qui sont omniprésents dans la pièce ?
Oui, on multiplie les niveaux parce qu’il n’y a pas une vérité, éclatante, évidente, il n’y a que des vérités relatives, des interprétations, des façons de voir. De même qu’il n’y a pas un être humain que l’on peut comprendre et connaître clairement. Je suis en train de dire des vérités communes que tout le monde sait, mais nous sommes très complexes et très contradictoires à l’intérieur de nous-mêmes. Or l’artiste, ou l’être humain a parfois tendance à ne pas montrer ses conflits, ses différents visages, ses différences et ses contradictions. Il essaye de montrer une image de lui-même assez homogène, assez uniforme, simple et sans contradictions. Qu’essaye-t-on de montrer de nous-mêmes ? Et qu’essaye-t-on de cacher ? Quelle image essaye-t-on de forger, de former ? On essaye toujours de se montrer sous son meilleur jour, on essaye de tenir un discours cohérant. Mais c’est quoi une bonne image ? Je ne sais pas ce que c’est une bonne image.
Pour en revenir à ces différents niveaux, l’idée c’est qu’on ne peut pas aboutir à une seule image, claire, nette, uniforme, absolue, évidente. Nous sommes éclatés dans des tendances très diverses, des questionnements. Et puis le théâtre c’est quoi essentiellement ? C’est l’acteur, son corps, sa voix et sa présence physique. Là c’est aussi une remise en question centrée sur l’acteur ; l’acteur au Liban qui utilise énormément son corps dans un théâtre tombé dans le consensuel et la performance. C’est cela que l’on critique.
Qu’est-ce que vous remettez en cause dans ce jeu théâtral très corporel ?
Nous essayons ici non pas d’annuler le corps mais de le présenter d’une autre manière. Le théâtre trop corporel montre toujours à quel point l’acteur est extraordinaire. Mais qu’est ce qu’il est en train de dire sur le fond ? Que dit-elle cette pièce au-delà de la performance scénographique et physique ?
Il me semble aujourd'hui qu'il est important de revenir à la parole, à la parole politique
Il me semble que parfois on a tendance à cacher sous la performance technique, corporelle, technologique ou scénographique un certain vide. Or il me semble aujourd’hui, qu’il est important de revenir à la parole, à la parole politique et pour moi les Grecs sont encore et toujours une source d’inspiration extraordinaire. Et cette parole politique face à ce public de citoyens avec qui je pose des questions, j’essaye de réfléchir sur certaines choses et de l’interpeller.
La performance corporelle a des limites. Par exemple après la guerre il y a eu plein de pièces de théâtre qui ont voulu parler, raconter, exprimer la guerre. Et en fait on s’est rendu compte à quel point le corps était incapable d’exprimer la guerre, qu’on était en train de tomber dans un narratif, qui est de loin beaucoup plus faible que le vécu de la guerre. Au maximum ce que l’on pouvait faire, c’était tomber dans le mélodrame, le misérabilisme et la martyrologie. Donc il nous a semblé que le corps était incapable de représenter s’il devait être dans le narratif et l’illustratif. Mieux vaut réfléchir, et penser et poser des questions, plutôt que de raconter et être uniquement dans le témoignage.
D’autre part, ce théâtre axé sur la performance corporelle ne fait que suivre l’idéologie régnante. Prônant un corps qui se veut expressif, fort, sportif, toujours en exercice ; techniquement excellent sur scène. Partout on entretient l’idée de se montrer toujours beau, en pleine forme... Par exemple l’image, bien loin de la réalité, de femmes qui sont ouvrières ou femmes d’affaires, qui à côté ont des enfants et qui arrivent toujours à rester belles, élégantes, sveltes, même à l’âge de 50 - 60 ans. On se dit mais pourquoi ? Pourquoi je veux me montrer selon l’image que l’on prône aujourd’hui ? Cette image de gens qui travaillent dur mais qui sont contents, épanouis, en très bonne santé et surtout qui ne sont pas usés...Ce n’est pas vrai ! Alors il m’a semblé qu’il y avait une contradiction dans ce théâtre qui prétend pourtant être critique politiquement. Qu’est ce qui se passerait si on montrait des corps mous et paresseux, fatigués, presque oisifs ? Parce que c’est ça qui fait peur à l’idéologie, c’est d’être oisif, de ne pas être productif et si je n’ai pas envie d’être productif, si je veux montrer à quel point ça m’use ?
Donc là on a voulu au contraire mettre en avant un acteur qui ne fait pas de grands efforts sur scène, qui ne fait pas de grandes performances techniques, corporelles. Malgré tout cela ça ne fait qu’affirmer, à mon avis, la présence de l’acteur. On a voulu aussi travailler d’une autre manière sur les éléments du théâtre, la voix et le corps sont toujours là mais sont utilisés autrement. On a dissocié la voix (poste radio) et l’image (enregistrement télévisuel) du corps. C’est une autre manière de présenter l’acteur. Face à un théâtre trop prévisible nous avons voulu déconstruire pour donner à voir autrement. Le simple fait de pousser les choses de quelques centimètres, les décaler de l’endroit habituel pour les voir sous un autre angle et décortiquer le discours habituel. On se rend compte que ce que nous croyions être familier, acquis et connu, ne l’est pas tant que ça.
Ce qui est fascinant et très déconcertant à la fois c’est ce sentiment d’évoluer avec l’acteur dans sa réflexion, ses remises en cause et ses contradictions. De fait, on a l’impression d’être au cœur de tout le travail d’écriture fait en amont. Est-ce une manière d’impliquer davantage le public et l’amener à s’interroger lui-même ?
Oui, en fait pour nous ce qui est important c’est qu’on ne pense pas assez à notre époque et surtout dans cette partie du monde de laquelle nous venons qui est le Liban, le Moyen Orient. Il me semble qu’il est politiquement dangereux d’être dans des réponses claires, évidentes, toutes faites. Dans une région où il y a tant de conflits, ce n’est pas A contre B, tu as A, B, C, D, E, F, G... Des courants très différents et rivaux la plupart du temps. Et chacun est entièrement convaincu qu’il est dans le droit chemin, qu’il est dans la vérité absolue. Tous ont une vérité qui vient de l’origine de Dieu. Que ce soit les juifs, les musulmans, les chrétiens, sans parler des nationalistes arabes, des nationalistes libanais, sans parler des marxistes, sans parler des libéraux et des capitalistes, tous sont convaincus d’être sur des vérités éternelles, irréfutables.
quand on croit être dans des vérités certaines, même quand on est marxiste, c'est une façon d'être dans du religieux, parce que c'est absolu, éternel et que l'on envisage ni le doute ni la remise en question
Et quand on croit être dans des vérités certaines même quand on est marxiste, c’est une façon d’être dans du religieux, parce que c’est absolu, éternel et que l’on envisage ni le doute ni la remise en cause. On considère alors qu’aucune fissure n’est possible, il n’y a aucun questionnement et c’est toujours l’autre ou les autres qui sont dans l’erreur. Il me semble que vouloir d’abord apporter des réponses, c’est tomber dans le même piège et être dans le même positionnement que tous ces gens là et je ne peux être que dans le questionnement de tous ces discours. Et pareil pour le théâtre, être dans des définitions du théâtre, des courants, des écoles, je ne peux pas. C’est aussi une réponse à ceux qui me disent « ce n’est pas du théâtre ce que vous faites ! » Je leur dis : "mais c’est quoi le théâtre ?" Les définitions et les règles sont là pour être remises en question. D’où les contradictions dans la pièce, les contradictions pas seulement entre moi et la cassette mais moi-même dès fois je me contredis sur ce que j’ai dit avant et ça n’aboutit pas à une réponse finalement, il y a juste des questionnements.
Bloc-Notes
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