Opéra : rencontre avec Christophe Lacassagne et Eric Vignau
«  On arrive toujours à se surprendre dans le jeu  »
Depuis 17 ans, Christophe Lacassagne et Eric Vignau jouent régulièrement ensemble sur des scènes d’opéra. Ce sont deux figures du festival de Saint-Céré. Ils s’y sont retrouvés cette année, au château de Castelnau, dans une reprise de  "Falstaff" , l’ultime opéra de Verdi inspiré d’une pièce de Shakespeare. Le premier incarnait le rôle titre et le second le docteur Caïus. Fragil a rencontré ces deux artistes au lendemain d’une représentation. Ils sont revenus sur leurs parcours respectifs.
Fragil : Que représente pour vous l’ultime opéra de Verdi ?
Eric Vignau : « Le premier opéra de Verdi que j’ai découvert a été La force du destin dans un enregistrement avec Maria Callas. C’est une œuvre sombre et dramatique, que j’écoutais en boucle. Rameau a ensuite été une révélation, et j’ai été frappé par sa légèreté. J’ai retrouvé son côté joyeux et inventif dans Fastaff, et une énergie où l’on sent un formidable appétit de vivre. Quand à la fin de sa vie, on peut faire une chose pareille, on donne une leçon magistrale qui prouve l’homme de musique et de théâtre qu’était Verdi. »
Christophe Lacassagne : « Mon parcours avec Falstaff a été difficile. J’avais déjà joué ce personnage il y a dix ans et je le détestais. C’était pour moi une sorte d’OVNI que je ne comprenais pas. Je sortais de scène déprimé après chaque représentation. Lorsque l’on m’a proposé à nouveau ce rôle l’année dernière, mon impression a été meilleure. Quelques années s’étaient écoulées et je n’étais pas le même. Je prends beaucoup de plaisir aujourd’hui à écouter mes collègues sur le plateau. Je peux toutefois comprendre la frustration de certains spectateurs qui disent qu’il n’y a pas d’air dans cet opéra. Verdi et Boito nous promènent en effet dans des zones inhabituelles, dans leur envie débordante de gaîté et de farce. »
Fragil : Christophe, vous avez fait partie, à vos débuts, de la troupe de l’opéra de Lyon, sous la direction de Jean-Pierre Brossmann. Vous y avez notamment interprété Papageno dans Une petite flûte enchantée et Theseus du Songe d’une nuit d’été de Britten, dans la mise en scène de Robert Carsen. En quoi cette période a-t-elle été fondatrice ?
Christophe Lacassagne : « Une période de troupe est toujours fondatrice. C’est dommage qu’il n’y en ait plus en France. Le métier de chanteur est un métier d’artisan, qui s’acquiert par l’habitude de la scène. On ne sait rien en sortant du conservatoire, et l’on n’est pas forcément compétent, même avec une belle voix. La troupe est un endroit idéal pour se former. C’est aussi un cadre protecteur, où il y a moins de pression. J’ai été durant cette époque la doublure de José Van Dam dans Les contes d’Hoffmann , et j’ai eu aussi la chance de voir travailler des artistes comme Barbara Hendricks et Nathalie Dessay. Ces cinq années passées à Lyon ont été magnifiques. J’avais connu auparavant une autre expérience de troupe au théâtre. A Saint-Céré, la fidélisation des chanteurs rappelle cet esprit. On retrouve des partenaires chaque année, et on regrette lorsque certains d’entre eux partent. On éprouve toujours l’envie de surprendre l’autre dans le jeu, parce qu’on se connaît par cœur. Voilà dix-sept ans que je joue avec Eric Vignau, et on arrive toujours à s’étonner ! »
Je me souviens d'une répétition que Grüber a interrompue. Il m'a fixé avec des yeux injectés de sang et m'a déplacé de cinq centimètres. Il concevait chaque mise en scène comme un tableau.
Fragil : A Lyon, vous avez travaillé avec d’autres prestigieux metteurs en scène comme Klaus Michael Grüber et Jean-Pierre Vincent. Quelles traces vous ont-ils laissées ?
Christophe Lacassagne : « Ces grands metteurs en scène de théâtre avaient beaucoup de bienveillance à l’égard des chanteurs d’opéra. Ils nous ont conduits vers un jeu exacerbé. Chacun d’eux m’a apporté des choses différentes. Jean-Pierre Vincent a un côté protecteur et paternaliste. C’est un découvreur de talents. Je l’ai suivi dans les moindres gestes et il est d’une grande précision, comme Michel Fau. J’ai été Figaro des Noces de Figaro sous sa direction, un spectacle que nous avons repris aux Amandiers de Nanterre. Grüber m’a fasciné. Il ne disait rien mais regardait. J’ai fait La Traviata avec lui. Je me souviens d’une répétition qu’il a interrompue. Il m’a fixé avec des yeux injectés de sang et m’a déplacé de cinq centimètres. Il concevait chaque mise en scène comme un tableau. »
Fragil : Eric, vous avez exploré à plusieurs reprises le répertoire baroque, avec les Arts florissants de William Christie, au début des années 90, et sous la direction de Marc Minkowski, avec qui vous avez notamment participé à l’enregistrement d’Armide de Gluck. Quels souvenirs gardez-vous de ces expériences ?
Eric Vignau : « Quelques temps après ma découverte de Rameau, j’ai assisté à un concert de William Christie au musée des Augustins de Toulouse. Christie avait besoin d’un tourneur de pages, c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. J’ai participé avec lui à la production d’Atys de Lully, à Jephté de Montéclair et Médée de Charpentier. J’ai aussi suivi des stages de formation au studio Versailles Opéra avec Jean-Claude Malgoire et Marc Minkovski, autour des airs de cours, d’un thème ou d’un opéra. J’aime chanter avec des gens passionnés et j’ai aussi collaboré avec les musiciens du Louvre, l’ensemble A Sei Voci et, plus récemment, La Symphonie du Marais. En 1994 pourtant, j’ai eu envie d’autre chose que du baroque, et de varier les répertoires. J’ai rejoint Opéra éclaté, avec qui j’avais déjà fait un Devin de village de Jean-Jacques Rousseau. J’ai aussi retrouvé Olivier Desbordes durant les années 2000 lorsqu’il dirigeait l’opéra de Dijon. »
Fragil : Vous êtes deux figures du festival de Saint-Céré, que dirige également Olivier Desbordes. Que représente pour vous cette manifestation ?
Christophe Lacassagne : « C’est un peu comme si l’on se retrouvait à la maison. C’est la seule structure où l’on connaît aussi bien le public. Il y a une proximité et on croise les spectateurs dans les rues pour de vrais échanges. L’image de l’opéra en est métamorphosée. »
Eric Vignau : « C’est vrai que l’on retrouve des gens, année après année. Je me souviens d’une petite fille que j’ai fait beaucoup rire dans un spectacle, et qui est revenue plusieurs fois. Je l’ai vue grandir. J’ai fait de tout ici, et je m’y suis installé. Le festival de Saint-Céré est beaucoup moins guindé que toutes les maisons d’opéra. Il y a un aspect convivial et plus accessible. »
Saint-Céré, c'est un peu comme si l'on se retrouvait à la maison. C'est la seule structure où l'on connaît aussi bien le public.
Fragil : Vous avez tous deux participé à la résurrection de Lost in the stars de Kurt Weill, rebaptisé Un train pour Johannesburg . Quelles émotions ce spectacle vous a-t-il procurées ?
Christophe Lacassagne : « Je jouais le père blanc, un personnage particulier. Durant les répétitions, on a beaucoup ri, ce qui était nécessaire dans un spectacle d’une telle puissance. Nous avons fait un véritable travail de troupe, avec une tournée assez longue. »
Eric Vignau : « J’étais le narrateur, une figure extérieure au drame mais présente tout le temps. Je n’avais rien à jouer avec mes partenaires mais j’avais un rôle de témoin de l’histoire et de représentant de l’auteur. Il fallait que je me charge de tout, y compris de la violence de ce père qui avait perdu son fils. La fondation Kurt Weill nous a mis beaucoup de pression et nous avons dû changer le titre, parce qu’ ils voulaient que le narrateur soit noir... »
C'est passionnant de jouer des personnages sur lesquels on n'a pas de références. On peut tout inventer. J'ai adoré jouer ce petit bonhomme qui traverse la guerre avec naïveté. Je l'ai construit facilement, car j'étais heureux d'être sur le plateau, comme le personnage.
Fragil : Christophe, parmi les raretés que vous avez abordées, en quoi la figure hallucinée du Brave soldat Schweik occupe-t-elle une place importante ?
Christophe Lacassagne : « C’est passionnant de jouer des personnages sur lesquels on n’a pas de références. On peut tout inventer. J’ai adoré jouer ce petit bonhomme qui traverse la guerre avec naïveté. Je l’ai construit facilement, car j’étais heureux d’être sur le plateau, comme le personnage. Le rôle était vocalement d’une difficulté inouïe pour moi puisqu’il a été conçu pour un ténor héroïque, mais il m’a offert un grand bonheur de jeu. La partition, composée par Robert Kurka et créée en 1957, s’inspire d’un roman satirique tchèque publié entre 1921 et 1923. Olivier Desbordes a du goût pour ces œuvres de l’entre-deux guerres. Ce Brave soldat Schweik marquait sa première collaboration avec Pascale Fau, la sœur de Michel, qui a inventé des maquillages expressionnistes marquants, repris ensuite dans d’autres spectacles. »
Fragil : Eric, vous avez offert un moment de chant miraculeux, qui a suscité une belle écoute, en Monsieur Triquet dans Eugène Onéguine à Angers Nantes Opéra en mai dernier. Comment présenteriez-vous ce passage de l’opéra de Tchaïkovski ?
Eric Vignau : « C’est une respiration dans l’opéra. Le drame vient de s’enclencher, et la surenchère reprend après l’air de Monsieur Triquet, qui est une parenthèse en français, empruntée au répertoire du XVIII ème siècle. Tatiana dit « On est passé si près du bonheur ». C’est le premier opéra russe qui raconte la vie quotidienne de manière aussi sophistiquée, au plus près de l’âme de ce pays. Le metteur en scène Alain Garrichot m’a fait confiance à Nantes et les choristes d’Angers Nantes Opéra sont très engagés sur scène. On peut jouer avec chacun d’eux et il y avait une vraie écoute sur le plateau. »
Fragil : Vous avez construit à Saint-Céré quelques duos mémorables avec Eric Perez. Comment définiriez-vous cette complicité sur scène ?
Eric Vignau : « Olivier Desbordes nous a souvent comparés à Roger Pierre et Jean-Marc Thibault et il a longtemps eu envie de nous faire évoluer en duo. C’est très agréable de jouer avec une personne que l’on connaît bien, dans la durée. Parfois, il y avait un vrai agacement mutuel, une tension, parce que nous sommes très différents. Cette rivalité artistique a toutefois été une source d’invention. Nous n’avons jamais considéré comme acquis que ça fonctionnait entre nous. Il faut beaucoup d’énergie pour exister face à de fortes personnalités, c’est valable pour tous. C’est comme une partie de tennis : on doit être réactif sinon c’est un cauchemar et l’on risque la dépression scénique. L’une des qualités d’Olivier est de remarquer les associations qui fonctionnent. »
Olivier Desbordes nous a souvent comparés à Roger Pierre et Jean-Marc Thibault et il a longtemps eu envie de nous faire évoluer en duo. C'est très agréable de jouer avec une personne que l'on connaît bien, dans la durée.
Fragil : Quels sont vos souvenirs les plus intenses dans vos itinéraires d’artistes ?
Christophe Lacassagne : « Sans aucune hésitation, c’était Le condamné à mort de Philippe Capdenat, sur un texte de Jean Genet, que nous avons créé en 2002 au festival de Saint-Céré. J’ai le souvenir d’un dialogue permanent avec Michel Fau, le metteur en scène, même pendant le spectacle. La performance a été difficile mais j’ai éprouvé un vrai bonheur à construire ce personnage complexe, aux antipodes de ce que je suis dans la vie. Je me suis même dit que j’aurais pu m’arrêter là, tellement c’était fort. »
Eric Vignau : « J’ai des souvenirs d’auditeur, qui ont été déterminants, et particulièrement d’avoir entendu Maria Callas à la radio, dans un air de Carmen de Bizet. Je faisais de la peinture chez mes parents et j’ai été comme pétrifié, le pinceau à la main et des frissons dans le dos. J’ai été très troublé aussi en écoutant un récitatif de Pénélope de Gabriel Fauré par Régine Crespin. J’avais l’impression qu’elle me le susurrait à l’oreille. Sur scène, j’ai été très ému par Lorraine Hunt qui jouait Médée dans l’opéra de Charpentier. Lorsqu’elle apprenait la trahison de Jason, je la voyais respirer avant d’exploser dans son grand air. D’une manière générale, j’aime quand je vois les spectateurs rire ou pleurer dans la salle, lorsque l’on touche quelque chose dans une personne. Ces réactions du public me touchent. »
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
Eric Vignau : « J’ai du mal à me projeter, mais je me réjouis d’aller à Marseille pour L’aiglon d’ Honegger, d’après la pièce d’Edmond Rostand, en février 2016. Je vais aussi participer à une tournée des Noces de Figaro , dans une mise en scène de Galin Stoev, où je pourrai inventer, ce que j’aime avant tout. J’ai envie de continuer à travailler avec des équipes avec lesquelles je prends du plaisir. »
Christophe Lacassagne : « J’ai eu la grande chance de jouer tous les rôles qui font fantasmer un baryton. Mon seul regret est de n’avoir chanté Macbeth de Verdi qu’en version de concert. J’adorerais le reprendre scéniquement. »
Texte Christophe Gervot
Photos : Alexandre Calleau.
Avec nos remerciements à Monsieur et Madame Berry, propriétaires de l’hôtel de France de Saint-Céré, où nous avons effectué cet entretien
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