FOCUS
Koltès au Grand TÂ
«  Comme un ange au milieu du bordel  »
Le Grand T a accueilli, les 28 et 29 janvier 2012, « La nuit juste avant les forêts  », dans une proposition scénique de Patrice Chéreau et Thierry Thieà » Niang, avec Romain Duris. Créé en 1981, au petit Odéon, par Richard Fontana, ce texte était l’un des seuls de Bernard Marie Koltès, que Chéreau n’avait pas mis en scène. Il propose une vision particulièrement intime de ce monologue, où les mots semblent le seul moyen pour exister.
Patrice Chéreau a inauguré sa direction du Théâtre des Amandiers de Nanterre, en 1983, par la création de « Combat de nègres et de chiens » de Bernard Marie Koltès.
Chéreau et Koltès
Il poursuivit l’exploration de cet auteur en montant ensuite, dans la salle dite « transformable » des amandiers, « Quai ouest » en 1986 et « Dans la solitude des champs de coton », en 1987. Avec son décorateur Richard Peduzzi, le metteur en scène était parvenu à inventer des lieux énormes, qui suggéraient des chantiers ou des zones portuaires, lieux de marges et de solitude, à l’écart des villes. La parole y résonnait de manière singulière, comme dans un hangar, et était enveloppée d’une lumière inquiétante et glacée, peut-être cette « drôle de lumière » dont parle le personnage de « La Nuit Juste Avant Les Forêts ».
Patrice Chéreau signa également la mise en scène de la création du « Retour au Désert », en 1988, au Théâtre du Rond Point, quelques mois avant la mort de l’auteur, survenue le 15 avril 1989. En 1995, il reprit, en interprétant le rôle du dealer, aux côtés de Pascal Gréggory, « Dans La Solitude des Champs de Coton ». Pour cette série de représentations, Chéreau se mit en quête de lieux improbables et désaffectés, dont le théâtre n’avait jamais été la fonction, pour être au plus près de ces zones de commerce illicite dont parle le texte, où celui qui est en manque n’est pas forcément celui qu’on croit. C’est à la Manufacture des Œillets, à Ivry, que le Théâtre de l’Odéon programma ce spectacle. Patrice Chéreau n’avait jamais monté « La Nuit Juste Avant les Forêts ». Le monologue avait été créé en 1981 par Richard Fontana, acteur d’une fougue et d’une énergie incroyables, disparu en 1992, dans une mise en scène de Jean Luc Boutté. Parmi les reprises marquantes de ce texte, Airy Routier composa, en 1996, au Théâtre de Paris Villette, une figure écorchée et angélique, très émouvante, et Denis Lavant accentua l’aspect halluciné du discours, par un jeu d’une violence extrême, en 2000, au théâtre de la ville. En songeant aux lieux que Chéreau offrit à Koltès et à sa compréhension intime de la langue et de l’univers de cet auteur, l’attente de cette reprise était énorme.
Du Koltès sur un lit d’hôpital
Le dispositif scénique place le spectateur dans un rapport très intime avec le plateau pour mettre la parole au cœur du spectacle
Patrice Chéreau retrouve, pour cette mise en scène, Thierry Thieû Niang, avec qui il avait signé en 2007, l’opéra « De la maison des morts » de Janacek, au Festival d’Aix en Provence et « La Douleur », d’après Marguerite Duras, présenté au Grand T en 2008. C’est Romain Duris qui incarne ce soliloque d’un être qui cherche désespérément à toucher l’autre, par les mots. Le chorégraphe Thierry Thieû Niang est aussi psychomotricien. Il a travaillé durant quatre ans en hôpital avec de jeunes autistes et il sait insuffler aux acteurs sa connaissance intime des malades, et, en particulier ici, certains mouvements répétitifs et obsessionnels. Les gestes convulsifs d’un des prisonniers, alité, au troisième acte de l’opéra de Janacek, font partie de ces moments de théâtre qu’il est impossible d’oublier. Le dispositif scénique de cette nouvelle proposition de « La Nuit Juste Avant les Forêts », place le spectateur dans un rapport très intime avec le plateau, pour mettre la parole au cœur du spectacle. Le lit d’hôpital sur lequel on découvre le personnage est aussi un élément de jeu. Avant que le texte ne débute, par cette formule énigmatique dans un tel contexte « Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu », on voit l’acteur se retourner et s’agiter sur son lit, en une scène muette où l’on devine une profonde nervosité et, déjà, le ressassement et le désespoir. Plus tard, il tombe de ce lit et poursuit son discours comme s’il était jeté à terre, dans une forme d’exclusion. Ce décor induit l’enfermement, accentué par le fait que même si le locuteur s’adresse à quelqu’un, personne ne lui répond. Au fil de ses confidences, on apprend qu’il cherche une chambre pour la nuit, qu’il pleut sans arrêt (l’utilisation du présent crée un décalage extrêmement troublant) et qu’il s’est fait tabasser dans le métro. Les coups sont une explication possible à cette chambre d’hôpital. A moins qu’elle ne soit l’image de son âme malade, et de son enfermement dans une détresse dont il n’arrive pas à trouver l’issue. Il ne reste à ce SDF qu’un monde intérieur complètement fissuré et la parole, pour exister, alors qu’il n’y a plus personne.
Une parole torrentielle et libératrice
J'ai cherché quelqu'un qui soit comme un ange au milieu du bordel et tu es là et je t'aime
« La Nuit Juste Avant les Forêts » est un texte écrit sans aucun point, une phrase d’une soixantaine de pages à l’intérieur de laquelle l’acteur doit trouver son rythme et sa respiration. Cette absence de ponctuation forte est le reflet de l’état mental et de la fragilité du personnage. Il lui est impossible de finir son discours. Les mots se bousculent et on a le sentiment que le locuteur parle, pour ne pas mourir, en un ultime élan de vie. Ainsi, il évoque, dans une confusion extrême, la pluie, et ses « fringues mouillées », comme un des signes de sa différence, mais aussi les zones où l’on enferme tout le monde, la mère, qu’il est impossible de cacher, « les putes qui bouffent la terre des cimetières », et surtout la rencontre, d’un être qui a l’air « pas bien fort », « avec une manière de marcher nerveuse », d’un être dont il se sent proche, dont l’absence rend immédiatement la rue vide et avec qui il aimerait juste parler, dans une chambre, une partie de la nuit. Le monologue dit à la fois l’urgence de la parole, le contenu du discours et la rencontre avec celui à qui on aimerait adresser ces mots. L’un des sujets de la pièce est cette envie débordante de parler, pour briser la solitude. Une telle quête de l’autre traverse toute l’œuvre de Koltès, et en particulier « Dans la solitude des champs de coton », qui dévoile la conversation entre un dealer et son client, pour un mystérieux commerce. Ce dernier n’est-il pas avant tout celui des mots ? Au terme de la trajectoire verbale du monologue, le rythme s’accélère. Il est question d’un braquage dans le métro et de la rencontre avec des types à qui il aurait aimé tout donner, mais qui lui ont tout pris, et l’ont tabassé. Dans ce chaos, tout s’arrête. Dans un murmure d’une indicible beauté, comme en état de grâce, l’acteur, s’adressant toujours à celui qui tournait le coin de la rue, lui dit « J’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu du bordel et tu es là et je t’aime ». Comme une bougie qui s’éteint, les derniers mots résonnent plus faiblement. Il n’y a plus que la pluie. Cette déclaration d’amour trouve un écho dans l’une des dernières phrases adressées par le dealer à son client dans « la solitude », dans une bouleversante inversion des rôles : « s’il vous plait dans le vacarme de la nuit n’avez-vous rien dit que vous désiriez de moi et que je n’aurais pas entendu » : l’espoir d’un ange rédempteur pour que cesse le désordre des mots, et d’une vie bancale.
Christophe Gervot
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