COMPAGNONS DE LA CHANSON

Depuis des années, La Tordue nous offre du bonheur en chansons. Textes et mélodies ciselés habitent leurs albums et leurs prestations scéniques ravissent les spectateurs. A la joie de les rencontrer s’ajouta le plaisir d’une discussion sur la création, l’engagement et le rôle de la chanson.

Rendez-vous fut fixé à 18h30 à l’Olympic. Les balances devaient être terminées et les membres de La Tordue pouvaient m’accorder quelques instants. 18h30 donc et me voilà coincé dans les embouteillages sur les quais de la Loire parmi tous ces travailleurs pressés de retrouver leur “ home, sweet home ”.

J’arrive en catastrophe dans la salle pour m’apercevoir que les gars n’y sont plus. Je presse le pas et me dirige vers les loges. Quelle n’est pas ma surprise de les trouver au sous-sol répondant aux questions d’une ribambelle de mômes venue d’une école primaire des environs ? Les habitués du lieu sont d’ordinaire plus férus de musiques amplifiées voire saturées que ces minots. Les questions sont pertinentes, les réponses attentionnées et les yeux pétillent. Au trio de rire lorsqu’une petite beauté, de sa voix fluette, leur demande : “ Depuis combien de temps êtes-vous célèbres ? ”. Il est vrai que La Tordue, malgré plus d’une décennie d’existence, n’a pas vu son parcours placé sous les feux de la rampe. Néanmoins, la donne pourrait changer grâce à “ Champ Libre ”, fruit d’une longue maturation et de nombreuses collaborations. Suite à une séance d’autographes pour fans en culottes courtes, Eric Philippon alias Fil m’en expliqua davantage.

NO LOGO

La Tordue fait partie de ces groupes qui ont souffert d’être cantonnés à un seul registre. Comme l’explique Fil, la véritable chanson néo-réaliste est représentée par des artistes tel Fréhel ou Aristide Bruant. Loin de nier ces influences, le groupe s’inspire également d’autres styles musicaux. Fil : “ Nous reconnaissons appartenir à ce courant de la chanson française duquel fait partie des groupes comme les Têtes Raides ou Lo’ jo mais nous souhaitons écrire des chansons dans lesquelles transparaissent toutes nos influences ”.

Ce souhait semble exaucé depuis “ Champ Libre ”. La rencontre avec Loo et Placido, tous deux réalisateurs, fut des plus fructueuses. Issus de la scène, les membres de La Tordue se sentaient quelques peu bridés en studio, ne pensant qu’aux arrangements qu’ils pouvaient reproduire en concert. D’où une certaine uniformité dans leurs trois premiers albums qui restent malgré tout des œuvres remarquables de poésie et de mélodies. Pour ce quatrième album studio ( un aperçu de leurs fabuleuses prestations scéniques ayant été pressé un an auparavant ), ils laissèrent leurs complexes au vestiaire. “ Loo et Placido nous ont mis en confiance, nous encourageant à jouer encore et encore ”. Epaulé par ces deux forçats du 24 pistes, La Tordue façonna un disque qui, tel le soleil apparaissant sur la pochette, nous irradiait en cet hiver 2003 quelque peu assombri par les manœuvres débiles de yankees désespérément barbares.

Tel un vieux coffre en bois oublié, “ Champ Libre ” recèle de pépites : ode à la vie, comptine délurée, invitation aux voyages, poème d’Aragon, récit de casses manqués ou encore hommage à toutes ces chansons populaires si souvent fredonnées. A leur répertoire déjà riche, La Tordue ajoutait des titres qui, pour la première fois, nous invitait à la danse. Les compositions s’envolaient au-delà des frontières et s’entichaient de reggae, de dub ou de musique des îles.

LES HASARDS DE LA CRÉATION

Les rôles de chacun restent bien définis au sein du groupe. Fil et Pierre ( Payan, multi-instrumentiste ) jonglent avec les notes alors que Benoît ( Morel, chanteur ) jouent avec les mots. Ce dernier s’empare de la littérature pour mitonner des textes pouvant être lus comme des poèmes. Au hasard des strophes, on pense croiser Prévert, Vian, ou encore Sepulveda. Comme par magie, musiques et paroles s’épousent pour mettre au monde d’agréables ritournelles.

Concernant les notes, Fil rapporte qu’aux méthodes “ à l’ancienne ” ont succédé les joies du bidouillage. Une seconde jeunesse pour ces presque-quadras qui, grâce à Loo et Placido, ont découvert avec curiosité et enthousiasme les opportunités illimitées qu’offrent le mixage. Le meilleur exemple en est “ Le Pétrin ”, morceau sur lequel se suivent des chants en hindi, en allemand, en occitan, en russe… Fil qualifie ce morceau de “ chaîne humaine ” qui serait modulable à volonté. En effet, cette boucle multicolore qui regroupe une vingtaine d’artistes peut être utilisable par qui le souhaite.

Le groupe Dézoriental, chantant en arabe sur le morceau initial, a d’ailleurs décidé de se l’approprier pour en faire une version propre. Quel artiste ne serait pas flatté de voir l’un de ses morceaux faire son bout de chemin de ci de là, au-delà des clivages et des cultures ? Sans doute un Harpagon de pacotille défendant ses droits d’auteurs à tous crins ( peut-on encore parler d’artiste ? ). La Tordue se dégage de ces tracas et a décidé de reverser tous les droits de ce titre à la Cimade, structure de financement de la campagne nationale contre la double peine menée par l’association Une Peine./ ( Une Peine Point Barre ).

Fil : “ L’action militante demande énormément de temps et d’énergie. Etant déjà débordés par nos vies de musiciens, on a pensé que ce geste était encore la meilleure manière de dénoncer cette loi injuste ”. Beau geste qui a permis la prise de conscience de bon nombre d’admirateurs. En plus de ce morceau, La Tordue profite des concerts pour rappeler au public l’absurdité et l’injustice de la double peine.

DES PLANCHES AU PARTERRE

Sur scène, le groupe propose un spectacle naviguant entre amusements, émotions, exubérance ou intimisme. Tandis que Benoît nous conte ses histoires, Fil se la joue tantôt reggae, tantôt polka ou rock sur sa six cordes et Pierre virevolte entre claviers, accordéon et trombone. A cela s’ajoute une section rythmique ( basse - batterie ) qui donne à l’ensemble plus d’impact. L’essentiel est là : de la musique et des mots. Au plus grand plaisir des spectateurs qui comblent depuis des années les salles dans lesquels La Tordue se produit. Loin des fioritures et du strass, le groupe a choisi de faire rêver le public et de l’inviter à battre la mesure en toute simplicité. Preuve en est, pour le final, les musiciens nous rejoignent dans la salle et entonnent a capella une chanson vite reprise par l’auditoire.

Sur la pointe des pieds, ils s’éloignent et nous nous retrouvons seuls le sourire aux lèvres et la tête dans les étoiles. La vie parfois semble être un songe…

art. | Olivier Roussel | olivier@fragil.org