
La grande Magie de Eduardo De Filippo
Le triomphe de l’illusion
Au grand T, Nantes, jusqu’au 10 octobre 2008
Après avoir présenté à Nantes en 2007 Les Géants de la Montagne de Luigi Pirandello, Laurent Laffargue revient au Grand T avec La grande Magie, du dramaturge italien Eduardo De Filippo. Ces deux textes sont des variations sur la dialectique de l’illusion et de la réalité. Interprétée par une troupe très investie, la pièce soulève de vertigineuses interrogations et démonte les mécanismes habituels du réel.
L’année de la mort du dramaturge italien Eduardo De Filippo, en 1984, l’immense Giorgio Strehler mettait en scène La grande Magie au Picolo teatro de Milan et L’Illusion comiquede Pierre Corneille -rebaptisée L’illusion, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dont il était le nouveau directeur. Fascinant rapprochement de deux textes, certes éloignés dans le temps : ils traitent tous deux du mirage des apparences et de la confusion entre la réalité et l’illusion. En reprenant La grande Magie, créée au Grand T le 30 septembre 2008, Laurent Laffargue poursuit une réflexion sur la fragilité de toute vérité, la mouvance des choses, déjà au coeur des Géants de la Montagne de Luigi Pirandello, présenté à Nantes en 2007. Le résultat est fascinant !
Le vertige des apparences trompeuses
L’action débute dans un hôtel de villégiature, au bord de la mer. La situation paraît banale. Le temps passe et les commérages circulent et se cristallisent sur un couple dont le mari, Calogèro, semble particulièrement jaloux . La léthargie estivale est interrompue par l’arrivée d’un illusionniste. Au cours de l’un de ses tours, il fait disparaître la femme enfermée dans cette étouffante relation conjugale, qui s’empresse de rejoindre son amant . Le mari réclame des comptes au magicien, à qui la situation échappe également mais qui se réfugie dans un discours qui donne le vertige. La femme a-t-elle vraiment disparu ? A-t-elle jamais existé ? Et si c’était le mari qui orchestrait ce jeu ?
Enfermé dans ses illusions, Calogero Di Spelta voit son dérèglement rejoindre celui de figures qui voient le réel autrement, tels Don Quichotte ou Madame Bovary.
Le spectateur se perd dans ces réflexions qui marquent une rupture de ton entre le badinage du début et l’inquiétante étrangeté de ces mots qui justifient l’injustifiable. Le magicien réussit à convaincre le mari que tout n’est qu’une question d’image , que sa femme est désormais enfermée dans un coffret et qu’elle ne pourra en sortir que s’il croit sincèrement en sa fidélité. Ce coffret donne naissance à de nouveaux doutes et fissure la raison égarée de l’époux. L’illusion n’est-elle pas préférable à la réalité ? Dans l’attente du retour réel de sa femme -qui surviendra lors du dénouement- il gardera amoureusement la cassette dans un temps suspendu (mais le temps n’est-il pas la plus grande des illusions ?).
Un travail d’orfèvre
Laurent Laffague orchestre cette fantasmagorie avec la précision d’un orfèvre. Les différents glissements entre la comédie et le drame, entre le réel et l’illusion sont restitués avec beaucoup de subtilité. Les retournements de situation successifs donnent lieu à de beaux moments de théâtre. Lors de la dernière partie, le relation entre le mari et le magicien est fusionnelle, avant qu’au terme d’une mémorable scène de folie –où Georges Bigot, dans les différentes strates du personnage de Calogéro se révèle éblouissant- l’élève ne dépasse le maître en adoptant son discours. Enfermé dans ses illusions, Calogero Di Spelta voit son dérèglement rejoindre celui de Henri IVdans le perturbant texte de Pirandello, et pourquoi pas des figures plus anciennes qui voient le réel autrement et reviennent périodiquement dans la littérature, sous les noms de Don Quichotte ou de Madame Bovary.
La distribution est éclatante car le jeu de chacun est un travail de funambule, sur le fil fragile qui relie la réalité à nos songes. Les acteurs jouent plusieurs personnages, ce qui accentue le trouble du spectateur.
Tous sont à citer. On doit à Eric Frey, un magnifique interprète, de beaux souvenirs pour son passage à la comédie française. Dominique Charpentier compose deux personnages mémorables, Daniel Martin est un magicien méphistophélique et inquiétant , Maury Deschamps est étourdissante dans le rôle de son épouse. Laurent Laffargue est aussi un metteur en scène d’opéra à qui l’on doit un Don Giovanni dont on a beaucoup parlé à l’opéra national de Bordeaux (repris à Rouen cette saison) et qui se prépare à d’autres vertiges baroques avec Le couronnement de Poppée de Monteverdi à Klagenfurt, que l’on aimerait beaucoup voir en France, après sa création autrichienne en mars 2009.
En définitive, on sort de ce spectacle, ému et troublé. Eduardo De Filippo, une belle rencontre que nous offre le grand T, jusqu’au 10 octobre, avant une tournée à travers la France.
Christophe Gervot
Photos : Phil Journé
Coproduction :
Grand T (scène nationale de Nantes), La Coursive (scène nationale La Rochelle), La Filature (scène nationale Mulhouse), la Compagnie du Soleil Bleu.
Mise en scène :
Laurent Laffargue ; Assistante : Sonia Millot ; Adaptation française : Huguette Hatem ; Scénographie : Philippe Casaban, Eric Charbeau ; Costumes : Nathalie Prats ; Lumières Patrice Trottier ; Son : Yvon Tutein ; Construction des décors : Ateliers du Grand T.
Distribution :
Dominique Charpentier : Mme Locascio et la mère de Calogero ; Nelly Antignac : Melle Marino et la sœur de Calogero ; Eric Bougnon : Mme Zampa et l’inspecteur ; Georges Bigot : Calogero Di Spelta.
Bloc-Notes
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