Univerciné Russie
"Alexandra" : la visite de la vieille dame
Festival du film Russe au Katorza de Nantes
En sortie nationale depuis septembre 2007, Alexandra, le dernier film d’Alexandre Sokourov, réalisateur russe bien connu des cinéphiles, mérite le détour. Avec des personnages forts et attachants, une histoire originale et éternelle sur fond de conflit en Tchétchénie, le réalisateur nous livre là sa vision toute personnelle d’un film sur la guerre et sur l’Homme.
Une vieille dame rend visite à son petit-fils, officier de l’armée russe basé en Tchétchénie, et la vie du campement militaire en est vite bouleversée. Car elle est curieuse et n’en fait qu’à sa tête. "Que vient-elle faire là ?" , se demande encore le commandant du camp qui a donné son autorisation à sa venue mais n’arrive pas à cerner ses motivations profondes.
Vies de soldat
Dans ce campement dont la vie est rythmée par les missions extérieures, l’entretien des blindés, des armes et de rares moments de repos, l’irruption d’une vieille femme qui n’a apparemment plus l’âge de se livrer à de telles aventures ne passe pas inaperçue. La caméra suit Alexandra qui erre dans le camp, regarde tout attentivement, pose ça et là des questions. Tout en murmurant des réflexions connues d’elle seule, elle semble mener l’enquête et envoie régulièrement promener les jeunes recrues chargées de l’accompagner.
A travers les pérégrinations d’Alexandra, c’est la vie du camp et des soldats russes qui se déroule sous nos yeux. Tout est baigné dans une lumière beige tirant sur le kaki, reflet de la terre nue sous le soleil, des couleurs ternes des tentes et des uniformes militaires. La jeunesse des recrues, les conditions de vie difficiles dans la promiscuité et la chaleur étouffante de l’été, le manque de repos et de soins corporels, rien n’échappe à l’œil d’Alexandra. Au sujet du tournage, le réalisateur précise que celui-ci a été effectué dans des conditions réelles, dans des bases de l’armée russe autour de Grozny : "Là-bas, l’air, les gens, la tension y sont bien réels." Curieusement, la vie du camp dans le film semble pourtant assez paisible, l’agitation, le danger sont à l’extérieur.
Ce qui retient l’attention de Alexandre Sokourov, c’est plutôt la confrontation, parfois comique, entre la vieille dame et les jeunes soldats qui ne peuvent s’empêcher de la fixer, de la dévisager. Surpris de rencontrer une femme dans ce camp, certains sont émus voire fascinés par cette vieille femme décidée qui ne se laisse pas intimider et leur pose des questions simples sur leur vie.
La caméra suit Alexandra qui erre dans le camp, regarde tout attentivement, pose ça et là des questions.
Un couple inattendu
Une personne intéresse tout particulièrement Alexandra, c’est son petit-fils, capitaine de l’armée, qu’elle est venue voir spécialement. Leurs retrouvailles sont chaleureuses et touchantes, mais non sans tension. II a peu de temps à lui accorder mais tient tout de même à lui montrer la vie du camp. Elle le réprimande sur sa tenue, son laisser-aller, tout en le réconfortant.
Une scène en particulier cristallise toute la tendresse de leur relation, ainsi que les difficultés et les angoisses de chacun d’eux. Une scène très émouvante et presque sensuelle au cours de laquelle le petit-fils coiffe sa grand-mère - comme avant, dit-il- et la console. Sa capacité à s’émouvoir, à être affectueux avec sa grand-mère, contraste avec la dureté de l’environnement et de son métier de militaire qui a vu trop de morts.
Loin d’une vision simpliste, Sokourov [1] nous montre un officier qui reproche à sa grand-mère son manque de tendresse quand il était plus jeune et une vieille femme qui s’intéresse sans peur au maniement de la kalachnikov et avec lucidité à la guerre : "Il n’a pas appris à construire, mais seulement à détruire", fait-elle remarquer au sujet de son petit-fils au commandant du camp. Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vishnevskaya, chanteuse d’opéra légendaire en Russie et veuve du grand musicien Rostropovitch, rayonne. Sokourov a imaginé ce film en pensant à elle et ne voyait personne d’autre pour incarner ce personnage. De nombreux plans rapprochés nous montrent le visage de cette femme, belle parfois, vieillie et fatiguée à d’autres moments, qui observe attentivement et pensivement ce qui se passe autour d’elle.
Une scène très émouvante et presque sensuelle cristallise toute la tendresse de leur relation, ainsi que les difficultés et les angoisses : le petit-fils coiffe sa grand-mère -"comme avant"...
Un film sur la guerre sans guerre
Ce film n’est pas un film sur la guerre en Tchétchénie, sur ses tenants et ses aboutissants. La guerre n’est d’ailleurs pas montrée en tant que telle- on n’y voit aucune scène de combat- mais plutôt l’installation de deux peuples dans la guerre avec la vie qui continue, malgré tout. La position de Sokourov sur les films de guerre est d’ailleurs claire : "Il n’y a aucune poésie à la guerre, aucune beauté et il ne faut pas la filmer de manière poétique.".
La situation tchétchène nous est présentée à travers les femmes du marché qui observent la situation avec tristesse et résignation, et avec qui Alexandra va sympathiser rapidement, malgré sa nationalité russe. Un peu trop rapidement, peut-être, pour que ce soit vraisemblable à moins que l’âge et les circonstances ne les rapprochent les unes des autres. Dans ces scènes, la dégradation de l’habitat, les destructions que la ville a subies apparaissent clairement. Deux jeunes Tchétchènes incarnent également des attitudes différentes vis-à-vis des Russes. L’un, hostile, refuse de vendre ses cigarettes à Alexandra ou de lui parler. L’autre ne peut s’empêcher de la considérer comme une représentante de la Russie et de lui réclamer sans agressivité la liberté pour le peuple tchétchène. Loin de pouvoir expliquer la situation, Alexandra ne peut qu’écouter et regarder.
Au-delà du conflit tchétchène, ce film dresse ainsi un portrait sensible d’hommes et de femmes pris dans une situation de guerre, quelle qu’elle soit, et de ce que cela engendre. : "Mon héroïne pourrait être une Américaine rendant visite à son petit-fils en Irak, ou bien une Anglaise faisant de même en Afghanistan", déclare encore Sokourov. L’homme et la guerre, un sujet éternel, traité ici avec profondeur et humanité, à l’image du réalisateur.
Emilie Le Moal
Le Katorza, cinéma d’art et essai à Nantes
Univerciné Russe, festival du film russe à Nantes
Univerciné Russe, à Nantes, et les critiques des autres films du festival.
[1] Alexandre Sokourov est un des piliers du cinéma russe ; il succède ainsi à Tarkovski, dont il fut l’élève. Depuis le début des années 70, il a réalisé une trentaine de films et documentaires. On lui doit entre autres L’Arche Russe, une cavalcade dans l’enceinte du musée de l’Hermitage et au travers de quatre siècles d’histoire russe, le tout constitué d’un unique plan-séquence éblouissant de 96 min.
Bloc-Notes
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