Ciné-philo
Il faut filmer le soldat Ryan
Rencontres de Sophie 2007 : Ollivier Pourriol
Au casting : Tom Hanks, Lucrèce, et une grosse vache. Durant les trois journées nantaises consacrées à explorer les intersections du Bien et du Mal, un philosophe espiègle a montré sa bobine et exploré avec érudition les sentiments générés par le cinéma.
"Pendant une heure, je vais traiter de “Violence et Cinéma”. Parmi les scènes les plus dures du cinéma, citons la fin de “Titanic”, où Léonardo DiCaprio meurt de froid à cause d’une grosse vache. Pour savoir pourquoi Kate Winslet (l’actrice principale de Titanic) est une grosse vache, restez jusqu’au bout !" [1] Le sémillant philosophe en 35 mm sait comment se mettre les visiteurs du Lieu Unique dans sa poche et éviter l’écueil des cours magistraux !
Une trivialité au service de la philosophie
Ce sympathique provocateur, c’est Ollivier Pourriol. Cet ex-prof a pris ses distances avec l’académie pour créer, à Paris, des séances de réflexion philosophiques en salle obscures. Mais ce trentenaire, qui est aussi romancier, ne rabaisse pas la pensée à la hauteur des navets. Au contraire : partant de succès planétaires, il développe et replace dans un contexte contemporain des problématiques anciennes. Mieux encore : il en conçoit de nouvelles.
Le cinéma convoque l'espoir d'une communion
Ce n’est pas pour étayer son discours que Pourriol cite les philosophes, mais pour redonner vie à leurs pensées, dans la trivialité du monde contemporain. En 1936 Walter Benjamin analysait déjà cet art contemplatif dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : "Au cinéma, on perçoit d’une manière distraite". La théorie fut remaniée par Théodor Adorno. Ces analyses s’appliquaient à l’époque à un art émergent, devenu depuis populaire.
Titanic induit une attention flottante
L’auteur de Mephisto Valse évoque alors le pouvoir suggestif, et potentiellement manipulateur, du grand écran : "Par le montage des images et des sons, le cinéma fait naître des émotions et des pensées automatiques chez le spectateur". Pour reprendre Deleuze : "Le cinéma fait se lever l’automate spirituel" ; ce qui en fait un subtil instrument de propagande.
Il continue : "Le Traité des Passions est toujours d’actualité". Descartes y expliquait les émotions et les sentiments comme des conséquences des diverses interactions humaines. Le constat s’applique dans la perception des séquences successives d’un film ; lors d’une alternance de calmes et de violentes, par exemple. Le champ de bataille du Soldat Ryan, devient ainsi pour le spectateur un champ de perceptions violentes...mais inoffensives.
Si je vois quelqu'un se couper le doigt, ça ne me fait pas mal, à moi !
On glisse alors vers la morale. Citant le philosophe grec Lucrèce, qui avançait qu’on trouvait de la satisfaction à assister à un naufrage depuis la rive, O.Pourriol développe une idée proche du concept de catharsis. Le spectateur, témoin de scènes extrêmes -et souvent douloureuses- éprouverait un plaisir à appréhender la scène, ressentant une pseudo-maîtrise, et sans en faire partie.
Emotions et manipulations
Question : est-il immoral de contempler le mal parce que cela nous fait du bien, et nous déleste de la responsabilité de l’action ?
Alain avançait que l’art gouvernant les passions, il devenait éthique. Même contraint à une prise de position personnelle sur le sujet, le ciné-philosophe ne tranche pas : "Je ne dis pas qu’il faut moraliser le cinéma ; mais on ne peut pas utiliser ces outils sans être conscient de leur impact".
Il poursuit : "Le cinéma demeure un art ; on peut par conséquent s’en distancier". Pourtant, le contrôle intellectuel que le spectateur alangui pense exercer sur ce qu’il voit est illusoire, en raison de la puissance sensorielle que le film exerce sur lui. En effet, "le cinéma vise à l’écrasement perceptif, par la taille de l’écran, la puissance du son, et surtout la vitesse du montage. Le demi-sommeil induit par un film est la condition de sa perception. La télévision, elle, viserait plutôt à l’hypnose."
Culture zapping et jeux vidéos subjectifs
Finalement, le cinéma, ce n’est pas que des images et du son : c’est un art industriel de masse, et parfois simplement une industrie. Autre invité des Rencontres de Sophie 2007, Paul Ardenne avait fait, la veille, le tour de la question.
Le cinéma, art industriel, est d’ores et déjà dépassé par le zapping télévisuel et la frénésie induite par internet. "Les jeunes générations ont une autre forme de perception de la vitesse et des ellipses". L’animateur des cinés-philos au MK2 Bastille de Paris ne se prétend pas spécialiste des nouveaux médias, en dépit de son passé de scénariste pour joystick. Mais des comparaisons restent possibles. Au milieu des années 80, Paul Virilio releva que, dans les scènes de guerre, il existait un couplage entre l’arme et la caméra. L’idée s’illustre aujourd’hui dans les jeux comme Counter-Strike.
Le cadrage est une question de morale
Education aux médias
C’est de ces domaines, nouvelles "cathédrales de perceptions imposant des valeurs" qu’il faut désormais mesurer la portée morale. Face à l’abondance des objets médiatiques diffusé sur internet ou sur petits écrans, autant de "pièges à attention...qui mènent vers une aliénation sans espoir", Ollivier Pourriol plaide pour une éducations aux médias : "Toute personne née de nos jours devrait suivre des cours d’analyse des médias !" Apprendre à survivre dans un monde saturé d’image et de son, un nouveau terrain d’exploration, ludique et pédagogique !
Interview, papier, montage : Renaud CERTIN
L’association Philosophia, organisatrice des Rencontres de Sophie
Pourriol dans Fragil :
La fin du Monde dans un fauteuil de cinéma : Conférence, Rencontres de Sophie 2008
L’Effet de Serres : rencontre autour du Mal propre de Michel Serres (2008)
Pourriol sur la toile :
Le programme du ciné-philo, à Paris.
Pour faire le tour de tous les thèmes traités (De l’Age de Glace aux Affranchis) et des confs : un myspace et un blog.
Pourriol version papier :
Cinéphilo : Les plus belles question de la philosophie sur grand écran.
Alain, le grand voleur : Essai sur Émile-Auguste Chartier aka Alain.
Hubert Grenier : Essai sensible sur la pédagogie et l’enseignement.
Mephisto Valse (Roman) : La jeune Fille et la Mort, version masculine pour piano solo.
Le Peintre au Couteau (Roman) : littérature, art plastique et chirurgie du même acabit.
Polaroïde (Roman) : polar bizarroïde en forme de grosse pomme rhizomique.
[1] Selon O. Pourriol, Kate Winslet ( qui interprète Rose dans Titanic) est ‘une grosse vache’, ce qui la rend responsable de la mort de Jack (DiCaprio). Explication : si cette nunuche frisée au fer ne s’était pas goinfrée en première classe, elle aurait été moins lourdaude. Elle n’aurait donc pas mis en péril l’équilibre de la planche sur laquelle les deux amants trouvent refuge à l’issue du naufrage. C’est pour alléger ce radeau et sauver la nunuche en question que Léonardo plonge dans l’eau glacée, avant d’y succomber.
Bloc-Notes
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