Abd Al Malik « Ma musique, c’est des questions que je pose à mon pays !  »
Programmé par la Barakason, Abd al Malik , jouait lundi 11 décembre au théâtre de Rezé pour présenter son dernier album Gibraltar. Un album « rêvé  », mélange de collaborations prestigieuses,d’influences musicales, de clins d’Å“il littéraires, de sincérité et d’énergie positive pour nous donner une véritable leçon d’humilité.
17h50-18h10 : j’ai vingt minutes d’interview et suis bien décidée à ne pas me compromettre comme tous ces journaleux qui en cinq minutes tombent sous le charme des réponses d’Abd Al Malik. Mais l’homme est touchant, se montre disponible,ouvert et plein de bon sens. Pour ma bonne résolution, c’est déjà trop tard...
Fragil : Tu es à Nantes aujourd’hui et tu aurais quasiment pu jouer au Zénith devant 3000 personnes. Est-ce que c’est important pour toi de jouer dans des petites salles, des MJC ? Abd Al malik : Oui, parce que c’est des dates qu’on avait prévu il y a très longtemps. C’est important d’honorer ce qu’on fait et de faire les choses de façon à ce qu’il y ait une transition. C’est vrai qu’on est sollicité pour des Zénith, ce genre de salle , mais on y va tout doucement, progressivement.
C’est important pour toi de jouer dans une ambiance plus intimiste ?
Oui. Il y a quelque chose de l’ordre de la proximité, du partage. Evidemment, dans des grandes salles, on essaie de maintenir ça mais c’est vrai que dans des théâtres ou dans des lieux un peu plus intimes, on retrouve ça plus fortement.
Le succès de Gibraltar a été assez fulgurant avec les spots publicitaires, les morceaux qui passent sur France Inter. Est-ce que tu n’as pas peur que les gens te collent une étiquette du « mec de banlieue qui s’en est sorti »...
Moi, j’ai peur de rien. Ce qui est sûr ,c’est que je sais qui je suis et je sais où je vais et c’est le plus important. Tout le reste, c’est le décorum, on en a besoin pour faire avancer les choses.Il y a un mois une salle plus grande a voulu nous programmer aujourd’hui mais nous on reste. On ne perd pas le cap malgré que les choses qui s’enflamment. C’est important qu’il y ait une évolution normale et saine, que les gens viennent nous voir dans des salles intimes au moins pendant plusieurs mois encore et ensuite, on verra... L’essentiel n’est pas là, l’essentiel est dans la vie...
On sent l’influence du slam dans ta musique. Est-ce que c’est quelque chose que tu pratiqué dans les cafés ou autres ?
Je l’ai fait une ou deux fois comme ça et c’est d’ailleurs,quand je l’ai fait en Belgique il y a deux ans, que j’ai eu l’envie, l’idée d’utiliser ça dans le disque. Mais en même temps, moi je suis un rappeur et ma démarche a été de me changer en une sorte de sampler humain, c’est-à-dire, de prendre un peu dans le jazz, un peu dans le slam, un peu dans la chanson, le tout,dans ma culture rap et hip-hop et c’est ça qui était intéressant ; c’est ça que j’avais envie de faire !
Justement, tu es un rappeur. Quel est ton regard sur ce qu’on a fait du rap actuellement, marketté à outrance, la tendance « Bling Bling », (grosses chaînes en or et filles pas trop têtues autour d’une piscine) ?
Si tu veux, ce travers là est vrai pour le rap mais aussi pour plein de courants musicaux. A partir du moment où il y a collision entre l’art et l’industrie, fatalement il se passe ça. Collision Art/ Industrie dit Format, dit Enjeux Financiers. Qui dit Enjeux Financiers dit Posture et qui dit Posture dit Imposture. Fatalement à un moment donné, il se passe tout ça. Mais après, il faut jamais oublier qu’on oblige personne à faire quoi que ce soit. La culture rap, hip hop est une culture ouverte, riche. Le rap est la seule musique qui organiquement est faite de toutes les musiques par la culture du sample et de l’échantillon. On peut sampler de la musique Inuit, de la musique indienne ou berbère... et la rendre Hip Hop. C’est une musique qui fait fi des générations , qu’on soit homme/ femme, qu’on soit vert, jaune, rouge, qu’on croit en Dieu, qu’on croit pas en Dieu. Et c’est important de garder à l’esprit ces idées là pour faire avancer la musique. Mais c’est une question d’être et d’individu.
avec ce disque, humblement, j'ai voulu donner un coup de pied dans un mouvement hip hop qui stagne, un peu sclérosé, un peu sectaire.
C’est vrai qu’avec ce disque, humblement, j’ai voulu donner un coup de pied dans un mouvement hip hop qui stagne, un peu sclérosé, un peu sectaire. En même temps, le rap, c’est une culture à plusieurs branches, c’est une pluie de météorites. Il y a autant de manières de faire du rap qu’il y a d’individus finalement mais c’est important de ne pas oublier l’esprit premier, celui de l’ouverture.
Tu as récemment remporté le Prix Constantin. Qu’est-ce que ça a changé concrètement pour toi ? Concrètement, je fais plus d’interview et j’ai plus de dates de concerts mais ce qui est sûr, c’est que ce prix ,pour moi, était surtout intéressant par rapport au Hip/hop et au rap. Partout, je ne cesse de clamer que nous ne sommes ni des animateurs sociaux, ni des politiques, ni des journalistes derrière un micro. Nous sommes des artistes et le fait de donner à un rappeur un prix aussi prestigieux que Constantin, vien attester ça. Comme si d’une certaine manière, on venait marquer le début d’un changement fort. Je suis honoré de pouvoir porter ce changement.
Peux-tu me parler de tes différentes collaborations pour Gibraltar ?
Bilal a composé tous les titres et avec des machines de façon classique. On aurait pu s’arrêter là et sortir le disque comme ça. Mais on a décidé que ce serait seulement le début et il y a eu la rencontre avec Régis Ceccarelli qui réalisé le Chambre avec Vue d’ Henri Salvador, par exemple. On s’est entendu tout de suite et c’est lui qui s’est chargé de la réalisation de l’album, sélectionné les musiciens, des gens comme Laurent Vernerey, ou Marcel Azzola, l’accordéoniste de Brel. Il a permis la rencontre avec Keren Ann alors qu’on aimait son travail depuis longtemps. Il a sélectionné des musiciens de jazz aussi talentueux les uns que les autres. Puis , il y a eu la rencontre avec Gérard Jouannest, le pianiste de Jacques Brel, qui a composé trois titres. Renaud Létang a mixé et effectué les travaux d’arrangements sur le disque, il réalise aussi les albums de Jean Louis Aubert ou Manu Chao. C’est une sorte d’album rêvé en fait ! On a pu avancer comme ça. Le fait de travailler avec des musiciens aussi prestigieux et talentueux les uns que les autres a été quelque chose de merveilleux !
C’est un album d’ouverture... Oui, parce que normalement le rap, c’est ça. Moi, évidemment, j’aime le rap. J’aime des artistes comme Jay-Z, Outcast. Mais je suis aussi un fou de Jacques Brel, Miles Davis... Je suis aussi un fou de littérature et je voulais faire un disque où tout ça puisse se voir, puisse s’entendre. Les gens comme Keren Ann, Mathieu Boogaerts aussi qui est sur le disque,sont des gens que j’admire énormément et je suis honoré d’avoir travaillé avec eux.
la meilleure des choses qu'on puisse faire pour améliorer le monde, c'est s'améliorer soi-même, j'y crois assez.
J’ai ressenti une progression dans l’album, une cohérence. Tu parles d’abord de périodes sombres de ta vie, puis on glisse progressivement vers plus d’optimisme notamment grâce à l’amour...
C’est très juste. Ma vie s’est inscrite dans une douleur. J’ai vécu des choses assez difficiles et j’ai été confronté à la mort très tôt. Des amis à moi sont morts dans des quartiers dits sensibles, un quartier de Strasbourg qu’on appelle, le Neuhof. Beaucoup d’amis sont morts devant nous. Pas juste dix ou vingt, une trentaine de morts liées à la drogue, à l’héroine quand j’étais gamin à douze, treize ans. C’est quand-même quelque chose qui marque un individu mais en même temps, j’ai fait des rencontres incroyables avec des professeurs avec des gens qui m’ont permis de transcender ma condition, permis de comprendre que l’humanité ne s’arrêtait pas aux frontières des Cités, qu’il s’agissait d’aller de l’avant , vers les autres, etc. j’ai eu envie de parler de tout ça. Dans le noir absolu, la lumière est au bout du chemin et il faut avancer et il faut pas s’arrêter. J’ai voulu parler des choses difficiles mais aussi de notre volonté de transcender notre condition. Le déterminisme n’existe pas et quelqu’un comme moi en est la preuve. J’essaie de redonner de l’espoir à certaines personnes qui se disent que ce n’est pas possible.
Certains morceaux contiennent un point de vue quasi philosophique, comme Céline « Du beau peut jaillir la laideur absolue », au-delà du côté autobiographique de ton album, c’est important pour toi de distiller certaines idées, faire réfléchir ton public ?
Pour moi, on est là pour ça. L’artiste que je considère comme l’artiste par excellence, c’est Socrate. Il ne donne pas de réponses, il ne pose que des questions. A un moment, on se rend compte que les réponses sont en chacun de nous et qu’il s’agit de trouver nos propres réponses. J’ai le sentiment que nous les artistes sommes là pour poser des questions et peut-être, être comme Socrate, des accoucheurs, mais on est pas là pour donner de réponses. Ma musique, c’est des questions que je pose à mon contexte, à mon milieu, à mon pays la France et à mes congénères, aux autres êtres humains.
Tu dénonces l’almagame entre la politique et la foi. Les médias n’ont-ils pas une part de responsabilité aussi importante que les extrémistes dans la vision occidentale de l’Islam ?
Ils ont une responsabilité importante mais on a tous une part de responsabilité. A un moment donné, on est dans un monde où on ne doit pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on nous donne où tout ce qu’on nous propose. Il faut qu’on soit tous capables d’aller au-delà de l’image qu’on nous projette. Que cette image soit projeté par des médias ou par des caricatures. C’est important de voir ce qui est caché derrière, ce que ça implique et quels en sont les enjeux. Je cite assez souvent Rickenstein qui dit que la meilleure des choses qu’on puisse faire pour améliorer le monde, c’est s’améliorer soi-même, j’y crois assez. Un journaliste doit faire en sorte de donner l’information la plus claire , la plus juste, la plus objective possible. Chacun là où il est, le boucher, le facteur et les artistes avec la notion de responsabilité artistique aussi. C’est important de ne pas juste pointer du doigt l’autre et de se dire « Et moi, quelle est ma part de responsabilité,qu’est ce que je peux faire pour faire avancer les choses ? »
Tu as déjà sorti un album en 2004 (Le Face à Face des Cœurs), un livre (Qu’Allah bénisse la France, édition Albin Michel, 2004), c’est important pour toi de laisser une trace de ta vision du monde ?
Non, ma démarche n’est pas celle-là. C’est plutôt celle du bilan : à la fin de ma vie, je vais me demander si j’ai été utile pour moi-même. Est-ce que j’ai permis à ce que les gens puissent s’élever ou pas ? On est tous des modèles pour au moins une personne. On est père, frère, sœur, cousin ou juste ami. Après, nous on est sur un podium parce qu’on est des artistes et qu’il y a des lumières sur nous. Mais on a tous une responsabilité et à la fin de sa vie, on se demande si on a été un bon époux, un bon fils...Et c’est ça qui m’intéresse. Dans mon rôle d’artiste, est-ce que j’ai fait ça au mieux ? Est-ce que j’ai été responsable dans cette démarche là ? Je ne sais pas si vais laisser une trace mais ce qui est sûr, c’est que je pourrai me regarder dans une glace et ne pas avoir honte, ne pas baisser les yeux !
Quelles ont les idées qui et séduisent chez Derrida, Deleuze et Debray ?
C’est général. J’aurais pu parler de Foucault, de plein d’autres mais ce qui m’intéresse chez ces philosophes là, c’est qu’ils interrogent les outils de notre société et de notre époque. Ils vont encore plus loin. Comme ces gamins, tu sais, qui démontent pour comprendre et je trouve ça intéressant de toujours démonter les choses, de ne pas s’arrêter et dire : « C’est comme ça et c’est tout ! »Comprendre le mécanisme, le fonctionnement des choses, c’est ça qui m’intéresse !
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