La compagnie Non Nova au TU
La compagnie Non Nova a investi le T.U. du mardi 21 au jeudi 23 mars, le temps d’y présenter deux spectacles. Rencontre avec Philippe Ménard, directeur de la compagnie, le lendemain de la représentation du premier spectacle, Jongleur pas confondre.
Fragil : Ce spectacle, Jongleur pas confondre, est un spectacle bien particulier, mêlant à la fois conférence et performance. Comment vous est venue cette idée ?
Philippe Ménard : Ca vient de plusieurs choses. D’abord, je crée des formes hybrides. L’idée de la conférence vient d’une envie toute simple. Je connais Jean-Michel Guy (le deuxième acteur en scène avec Philippe Ménard, ndlr), depuis des années. En plus d’être sociologue et chercheur, il est aussi critique. J’avais donc souvent affaire à lui sur des spectacles que j’avais réalisés. Un jour, il m’a appelé parce qu’il avait fait une conférence et il voulait que je participe à cette conférence suivie d’un débat. Il avait invité plusieurs artistes et j’ai trouvé cette conférence intéressante. Donc je lui ai proposé de la refaire lors d’une soirée baptisée « Est-il sérieux de jongler ? » que j’organisais à la scène nationale de Château-Gontier (Philippe Ménard y est artiste associé, ndlr). C’était sous forme d’un faux plateau-télé avec des caméras, des faux sujets de reportage, etc. et il nous fallait un spécialiste, en l’occurrence, Jean-Michel Guy. C’est lors de cette soirée que j’ai eu l’idée. Si Jean-Michel s’est prêté au jeu, je peux l’amener à faire une conférence-spectacle avec moi sur scène. Il a donc réécrit la conférence, en moins didactique. Une partie sur la jongle et une partie analyse sur le rapport avec la société. On a essayé de retourner la situation pour que le spectateur soit en mesure de se dire à la fin « c’est moi qui suis jongleur ».
Fragil : Le spectateur est jongleur, mais avec les activités de sa propre vie ?
PM : Oui, on jongle tous dans la vie.
Fragil : Vous dites que le spectateur est jongleur mais en même temps vous élevez le jonglage au rang d’art, n’y a-t-il pas contradiction ?
PM : Je revendique le fait que je sois un jongleur car je trouve que c’est un beau terme. Il désigne à la fois un artiste et quelqu’un qui fait partie de la société. Les jongleurs ont toujours été présents, sous différentes formes.
« Je travaille à détourner l'image du jongleur en permanence. »
C’est d’ailleurs intéressant de constater que quand on dit à quelqu’un "je suis jongleur", il a toujours une image d’Epinal en tête et il imagine quelqu’un les bras au ciel et des objets qui tournent autour de lui. C’est une image. Je travaille à détourner cette image en permanence. Sans arrêt, je remets en question cette image et le fait qu’un mot catégorie une seule chose.
Fragil : Mais si le terme jonglage recoupe différentes choses, cela veut dire que tout le monde jongle, donc que tout le monde est artiste ?
PM : Non, je ne pense pas que l’on puisse faire cet amalgame. Entre avoir la conscience que l’on jongle -et d’ailleurs tout le monde l’a puisque le mot jongler revient de plus en plus souvent- et celle d’être un artiste, ce n’est pas la même donnée. Etre un artiste, c’est un choix de vie, c’est un choix de préoccupations. Tu peux très bien faire une école d’art et ne pas finir artiste. C’est un choix délibéré d’être artiste. Tu te positionnes dans la société et en même temps on te positionne. C’est à dire que la reconnaissance que j’ai me positionne en tant qu’artiste. Par exemple, on parle d’un régime d’intermittents et d’un statut d’artiste. Le statut reconnaît une particularité : celle de passer sa préoccupation sur l’art.
Fragil : Etre artiste est plus un état d’esprit, une volonté ?
PM : Il y a plein de sens. Comme c’est un choix, tu te poses sans arrêt la question de ce que tu as à dire. J’ai très souvent la sensation d’être quelqu’un qui s’arrête dans le temps pour observer la société et voir comment elle fonctionne. On vit tous des choses mais seul l’artiste est capable de s’arrêter, de se poser des questions. C’est un chercheur, sans cesse il remet en cause. Par exemple, c’est flagrant dans le travail du corps, comme dans le jonglage. Dans nos sociétés occidentales, on apprend à lire et à écrire de manière très linéaire : de gauche à droite pour les lettres, de bas en haut pour les chiffres. La formation du cerveau est donc très linéaire. Du coup, on a d’énormes difficultés à faire que la main gauche et la main droite soient indépendantes l’une de l’autre. Pour moi en tant que jongleur, je me suis attaché à me déconstruire ce schéma pour retrouver la liberté de mon corps, pour pouvoir l’utiliser au maximum. Je pense que le travail de l’artiste, au point de vue physique, est de retrouver sa propre liberté et de retrouver un état de sensibilité qui l’amène à reconsidérer les choses avec un état d’ouverture. Au niveau spirituel aussi, d’ailleurs, l’un ne va pas sans l’autre. Sinon tu n’es qu’un technicien car tu ne t’appliques pas à exprimer là où ça doit te toucher. Aujourd’hui, on se pose plein de questions sur la représentation et avec la star’ac et tout ce business, on oublie en permanence que tout n’est pas que paraître.
Fragil : Selon vous, la star’ac ne travaille que la forme et pas le fond ?
PM : Bien sûr. Nous posons la question du théâtre et de cet espace de communication. On ne donne pas à voir que le corps, mais aussi le fond. Par exemple, le cirque du soleil, comme je suis souvent rangé dans la catégorie des arts du cirque, cette grosse machine canadienne. Tu y vois des choses magnifiques, mais ça nous raconte que le monde est beau, que l’être humain est formidable. Non, il faut arrêter ! Y’as plus d’ostracisme et d’obscurantisme que de libertés.
Fragil : Justement, le spectacle a-t-il un message politique engagé ?
PM : Faire du théâtre est toujours un acte politique. Quoi qu’il se passe. Le but n’est pas de passer un message mais de poser les bonnes questions, d’amener une sorte de réflexion. Une des questions de ce spectacle est de s’interroger sur le fait qu’être de simples consommateurs peut amener à ne plus voir les autres. Donc, oui, pour répondre à la question, je pense qu’il y a un acte politique.
Fragil : Pour revenir au spectacle, on y voit un conférencier qui bouge énormément et vous qui êtes statique. Y a-t-il inversion ?
PM : Je voulais une chose toute simple. On a réfléchi à tous les modes de conférence. On aurait pu mettre le conférencier derrière un pupitre, mais c’est un peu classique. Ce qui m’intéressait, c’était de me placer purement en jongleur et de me centrer. Comme je suis l’objet d’études, je dois toujours être visible pour que le spectateur ramène sans arrêt son regard sur moi. Le plateau où je me trouve, je l’ai réduit jusqu’à ce que je ne puisse plus m’allonger dessus, comme une cage. Je deviens central, et ça permet de ramener sans arrêt le regard sur moi. Et aussi le conférencier peut tourner autour, pour me voir sous tous ses angles. Par exemple, à un moment, le conférencier prend un jupon et regarde si ça me va. Quelque part, ces objets sont aussi étudiés. En même temps, il y a le principe de la vidéo projetée derrière. Ça me rappelle des émissions de mon enfance, celle des Bogdanov. J’avais envie que ce soit un grand tableau de pensées, entre celles du jongleur et celles du conférencier. Il y a un côté subliminal.
Fragil : Il y a une relation forte entre vous et le spécialiste qui vous étudie. Vous êtes sensé être l’illustration du propos mais ils y a certains décalages. Pourquoi ?
PM : J’ai mon indépendance, d’autant plus que cet espace est mon quotidien. En fait ce petit plateau d’1m50 fait quinze mètres dans ma tête. C’est comme si j’étais seul. Même quand je regarde le conférencier, le regard n’est pas adressé. Je suis vraiment seul dans ce monde. Cela me met dans la condition même d’être un jongleur. Je suis un cobaye, comme si j’étais derrière des vitres sans teint et que je ne voyais rien. La seule image qui est projetée, c’est la mienne. Je suis dans cette question et les objets que l’on me donne. Je suis dans un rapport de performance et jamais le conférencier ne me donne le même objet. Hier c’était un ruban, mais ça change tous les jours et je réagis aux propos. A ce moment là, je suis dans le rapport de « qu’est-ce que ça me fait ? », de l’émotif. Je suis plus un cobaye que l’illustration de son propos.
Fragil : La nature même du jonglage est l’imprévu. Y a-t-il quand même un travail de synchronisation ?
PM : Il suffit d’entendre tout ce qui se passe. Le jonglage est très rythmique, c’est une pratique et au fur et à mesure que joue cette pièce, il y a des choses que je sais caler. C’est très écrit pour une performance.
Fragil : La chorégraphie est-elle toujours différente elle aussi ?
PM : Le spectacle se divise en trois parties. Tout est écrit dans la première partie, celle de l’historique du jonglage. La deuxième est écrite sous forme de trame et la troisième n’est qu’une ossature. Ce ne sont que des références de mots que j’entends du conférencier et qui sont des repères pour savoir si je suis avec lui ou pas. Mais sinon, c’est une montée crescendo. Quand vous rentrez, je suis déjà en train de jongler, et jusqu’au bout, ce n’est qu’un fil conducteur. Je suis dans une entrée en matière où, à chaque fois, je démarre du même endroit mais je me perds de plus en plus.
Fragil : Les trois parties sont difficilement décelables. Pourquoi ?
PM : On aurait pu les séparer mais on a décidé de ne pas le faire. C’est encore pour que le spectateur se sente bien et soit libre d’imaginer ce qu’il veut. On le guide dans un chemin. Le plus dur, c’est de l’amener dans ce chemin sans le lui imposer, et qu’il se sente bien. C’est ce que j’aime en tant qe spectateur, d’aller voir des choses où je sais que je suis pris, ça m’oblige à me positionner, à vivre des choses, à accepter des choses.
Fragil : Les trois personnages que sont le jongleur, le conférencier et le mur de vidéo sont indépendants. Mais peut-on y voir une relation ?
PM : L’idée de la mise en scène avec Paola Rizza, c’était de faire que l’on ne soit qu’en résonance. On n’est jamais dans l’imagerie directe mais plutôt dans une espèce de résonance. Plutôt que d’être didactique et de donner l’image qui correspond au thème, ce qui m’intéressait c’était de donner la liberté au spectateur d’imaginer des choses, en plus de la conférence. Il faut lui laisser un véritable espace de liberté et c’est le plus important pour moi.
« Je n'ai pas de limites »
Fragil : L’histoire du jonglage dans la première partie s’arrête sur un dénommé Jérôme Thomas. Qui est-ce ?
PM : C’est un maître du jonglage. C’est grâce à lui si le jonglage existe dans les théâtres. J’ai travaillé avec lui pendant quinze ans. On s’arrête sur lui car après il faudrait ouvrir sur un domaine qui est extrêmement large. Il y a aussi le fait de dire que l’histoire s’arrête là car la suite, c’est le spectacle en lui-même.
Fragil : Pendant le spectacle, on aurait presque parfois envie de fermer les yeux et d’imaginer mais le jongleur retient toute notre attention. N’est-ce pas un problème ?
PM : C’est l’intérêt. Je pense qu’on revient à la question de l’artiste. J’écris des choses que lorsque c’est nécessaire. Sinon, j’irais pour me montrer et j’en vois assez comme ça. Quand je monte sur scène, c’est que j’ai quelque chose à dire ou à montrer, à exprimer ou à vivre.
Fragil : Vous avez beaucoup plus de succès à l’étranger. Comment l’expliquez vous ?
PM : Une des particularité de la compagnie, c’est le fait que j’écrive des choses très mélangées, j’utilise tout ce qui me semble nécessaire pour m’exprimer. Ça va du mouvement de l’objet, du théâtre, de la vidéo, de la musique, j’ai pas de limites. J’ai pas envie de me mettre dans une seule case. En France, on vous met dans des cases. Soit tu fais du théâtre, de la danse, de la musique... alors qu’à l’étranger, ils ne se posent jamais la question. Là-bas, tu es considéré comme un artiste français, avec ses particularités. On ne me colle jamais d’autres étiquettes que celle d’artiste. Avec une nationalité. Ils considèrent que la France est une nation d’art développé. En France, c’est ma difficulté, le fait que je touche à beaucoup de choses très différentes, on ne sait pas où me mettre. Et donc on dérange. Le seul problème, c’est de ne pas savoir communiquer ça et que le public ne vienne pas. Hier soir, la salle était archi-comble et je ne pense pas que ce soit un problème.
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