
FIBD Angoulême
Bande (fém#@*ne) dessinée
« La bande dessinée féminine n’est pas un genre narratif. L’aventure, la science-fiction, le polar, le romantisme, l’autobiographie, l’humour, l’historique, la tragédie, sont des genres narratifs que les femmes auteures maîtrisent sans avoir à être renvoyées à leur sexe  », énonce la charte des Créatrices de Bande Dessinée Contre le Sexisme. Cette notion a plus que jamais fait l’actualité avant, pendant et après le Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême 2016. Fragil est allé à la rencontre des acteurs de la polémique des bulles.
Entamée sur fond de polémique, l’édition 2016 du Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême (FIBD Angoulême) a vécu ses quatre jours entachée de ce scandale, qualifié par tous de machiste.
Révélé par le collectif de dessinatrices engagées, BD Egalité, le préjudice causé par la délégation d’organisation du Festival est bon pour faire perdurer la lutte contre les discriminations/considérations sexistes. Et pour cause : la sélection officielle du Grand Prix d’Angoulême, donnant le champ libre à trente noms de bédéistes participant du monde entier, a essayé de diversifier les origines des auteurs, mais a bel et bien omis de comporter des auteurES.
Trente noms masculins pour trente nominations. Les réactions ne se sont pas fait attendre dès l’annonce des nominés, le 5 janvier 2016. Le collectif Créatrices de Bande Dessinée Contre le Sexisme, créé en 2013 sous le nom de BD Egalité, s’est distingué en engageant des discussions directes avec l’organisation du FIBD et en appelant le jour même de l’annonce à boycotter la remise des prix et le vote pour les nominés de la Sélection.
Le collectif BD Egalité avait souligné dans son communiqué l’impact qu’une telle nomination pourrait avoir sur la carrière des auteurs et auteures primé(e)s. Recevoir le Grand Prix d’Angoulême a la faculté ultime de donner un tout autre tournant à la présence médiatique de toute une équipe d’auteurs, coloristes, éditeurs ou libraires.
Le festival n’a pas tardé à se justifier auprès du public et du collectif, en énonçant que le Grand Prix avait pour vocation de couronner l’ensemble de l’œuvre d’auteurs chevronnés. Cela aurait pu clore relativement la polémique autour de cette sélection, si le délégué du festival, Franck Bondoux, n’avait commis l’ultime maladresse de tenter une sur-justification, sur le plateau du Grand Journal. « Il y a malheureusement peu de femmes dans la bande dessinée. C’est une réalité », avait attesté en direct le délégué, pensant calmer la braise en s’appuyant sur une histoire androcentrée.
L’argument de la discrimination positive et de la mise en place de quotas étant de plus de plus en vogue, Bondoux a renchéri dans Libération « On ne va pas instaurer des quotas. Le critère doit-il être absolument d’avoir des femmes ? Le Festival reflète la réalité de cet univers. ».
Les communiqués publiés sur le site du Festival n’ont naturellement pas réussi à contenir les appels à soutien des auteurs de bandes, nombreuses et nombreux à s’être mobilisé(e)s sur la toile, grâce notamment au hashtag #WomenDoBD ou encore par le visuel We Do It Too, véhiculé par le collectif, reprenant le poster emblématique de la lutte féministe à la sauce bédé.
L’action solidaire de certains des auteurs nommés s’étant retirés à la découverte de la liste a largement été saluée, notamment celle de Riad Sattouf, auteur de l’incontournable L’Arabe du futur, de Joann Sfar ou encore d’Etienne Davodeau. Ils ont préféré céder leurs places, selon leurs publications en ligne, à de grandes artistes qui mériteraient tout autant d’avoir le fameux Prix. L’américain Daniel Clowes a refusé, de son côté, l’association à la sélection et à un « prix dénué de sens ».
Sur un plan plus terre-à-terre, les auteures contestataires ou simplement sympathisantes du collectif n’ont pas pour autant délaissé le festival et ont tenu à y présenter leurs œuvres à signer, acheter et déguster. C’est le cas d’un duo montant d’auteures flamandes, Valentine Gallardo et Mathilde Van Gheluwe, participant, comme le souligne la blonde Valentine en réajustant ses lunettes rondes, cette édition-ci, de derrière les stands. Leur bande dessinée, Pendant que le loup n’y est pas, paru en janvier aux éditions Atrabile, retrace la période angoissante qu’a fait régner un certain Marc Dutroux au début des années 1990 en Belgique.
A travers le regard innocent des alter egos des jeunes femmes se révèle l’histoire d’un quotidien paisible envahi par le monde incompréhensible et menaçant des adultes. Difficile de mettre une œuvre avec un tel univers dans une case unique. Pour Valentine, son travail ne s’adresse pas à un public en particulier, comme le véhiculent les clichés sur la bédé dite féminine : « Si je devais résumer la situation en un seul terme, "absurde" serait le mot juste. ».
« Comment définiriez-vous la bande dessinée féminine ? » « Existe-t-il un trait spécifiquement féminin ? » « Est-ce difficile d’être une femme dans la bande dessinée ? »
Très proche du collectif Créatrices de Bandes Dessinées Contre le Sexisme, Mathilde s’insurge : « Souvent, les auteures sont confrontées à la question fatidique : " qu’est-ce que ça fait d’être un auteur féminin ? " ». L’auteure croise fréquemment, dans son travail, des consœurs d’Europe ou d’ailleurs, et ne peut s’empêcher de faire une analogie frappante : « Dans d’autres cultures et d’autres cercles culturels, ce genre de questions n’a pas lieu d’être. La scène franco-belge est fortement imprégnée de cette attitude connotée. Des auteures scandinaves ou canadiennes, faisant partie du collectif, par exemple, ne se sentiront pas aussi concernées. Il est vrai que dans la scène franco-belge, cela reste encore très masculin, et ça se sent malgré les chiffres toujours en hausse. »
Selon l’Association des critiques et journalistes de BD, les femmes représentent aujourd’hui 12% des professionnels dans le monde francophone de la bande-dessinée. Un constat que confirme Daniel Pellegrino, éditeur chez la même maison suisse, Atrabile. Pour lui, l’absurdité de la situation est plus que flagrante. Et, pour le coup, gênante. « Dans l’édition comme dans tout autre domaine de production artistique, j’ai l’impression que l’on fait des espèces de raccourcis incongrus, à catégoriser les artistes selon leur couleur de peau, ou leur sexe par exemple », dit-il d’une traite, comme pour se débarrasser du poids de cette gêne, avant de continuer : « S’il y a un problème, il réside bien en la société patriarcale, l’homme domine tout partout, au-delà de ça il ne faut pas s’étonner de la présence peu marquée des productions de femmes. » Logique. « En tant qu’éditeur, je ne me verrai jamais sortir des collections "de filles". Ce serait la pire chose à faire si l’on veut mettre une auteure en valeur, comme si on lui rendait un service d’exception, la noyer dans la masse des "ouvrages pour femmes". »
D’accord, mais faut-il donc que le festival instaure une parité à respecter, comme pour un parlement ?
« Pour revenir sur la question de ladite sélection, cela révèle surtout le curieux amateurisme de l’organisation du Festival, plus qu’une volonté machiste. On a l’impression que tout a été orchestré par-dessus la jambe, ce qui donne un résultat qui ne se distingue pas ou peu du reste des événements autour de la bande dessinée, ce qui est bien dommage pour un festival de l’ampleur du FIBD d’Angoulême. » Vu que ne sont pas les dessinateurs qui dressent la fameuse liste des trente, la question se pose : QUI exactement du festival conçoit cette liste de nomination ? Ce ne sont ni les auteurs, ni le public.
« Le système de vote donne un hybride absurde, entre liste du festival et vote du lectorat. Je pense que ce genre de prix nécessite plutôt un regard "éditorial", connaisseur, afin d’éviter les quiproquos ou des répercussions désastreuses, comme cela a été le cas pour cette édition. » Daniel enchaîne : « On a envie que les femmes soient bien représentées partout, mais faut-il pour autant faire des quotas, forcer les choses ? On devrait pouvoir avoir des auteurs primés, hommes ou femmes, pour leur travail uniquement. Cette manière de devoir établir des quotas distord et fausse le jugement qui devrait être porté sur les créateurs. »
Femme ou pas, je dessine. Point barre. Le reste n'est que littérature
Un peu plus loin, à l’impasse Charlie Schlingo, Nadia Khiari, alias Willis From Tunis, reçoit un prix des plus incongrus du Off du festival pour son petit dernier, Manuel du parfait dictateur : le prix Couilles au cul. Et pour cause : le magazine Fluide Glacial a décidé d’honorer la liberté d’expression, en mémoire aux attentats de Charlie l’an passé. En coordination avec l’association Cartooning For Peace, dont fait partie notamment la dessinatrice tunisienne, le prix porte un message de soutien aux dessinateurs de presse et récompense le courage et l’impertinence artistiques. Par le biais de son chat moqueur et impertinent, Willis, Nadia accompagne la révolution tunisienne, chroniquant de son humour décapant et gras les rouages d’une société en pleine transition démocratique.
Avant de devenir, très rapidement, l’une des figures incontournables du dessin de presse en Tunisie post-révolutionnaire, Nadia faisait parler son chat sur le web, en signant simplement "Willis" : « Le fait d être une femme ne joue en rien dans mon travail. Je publiais mes dessins de façon anonyme. On me prenait d’ailleurs pour un homme ! », explique-t-elle. « Ensuite, lorsque j’ai révélé mon identité, rien n’a changé dans la manière dont les gens appréhendaient mes dessins. De toute façon, les gens connaissent plus mon chat Willis que ma tête. Ça me va très bien ainsi. »
Pour elle, une des réelles difficultés serait d’éviter de se faire récupérer et de servir de faire-valoir. Elle soutient : « Les médias aiment bien les étiquettes, les libellés tous prêts. Je m’en coltine un bon nombre : femme, arabe et africaine, dessinatrice de presse... J’ai arrêté de compter. » Cette catégorisation stéréotypée ne l’empêche pas d’être critiquée pour sa dénonciation, par exemple, d’un féminisme superficiel, en vogue notamment auprès des intellectuels tunisien(ne)s : « Je me suis déjà fait traiter de phallocrate parce que je moquais, dans un dessin, des nanas qui préféraient faire les soldes le jour d’une grande manifestation féministe à Tunis. » Entre deux feux, la position de la dessinatrice au trait distinguable et à la dérision acerbe n’est a priori pas à envier. Depuis son tout premier coup de crayon, le 14 janvier 2011, Willis a multiplié pourtant les collaborations avec des Plantu ou des Khalid Gueddar, les productions telles le documentaire Caricaturistes, fantassins de la démocratie avec Cartooning For Peace ou encore ses Chroniques de la révolution, publiées chez La Découverte.
Mathilde, elle, voit une envergure plus ample à ce genre de polémiques, jugées dépassées par certains, voire beaucoup : « Je trouve dangereux de résumer les productions d’auteurs femmes à des histoires légères, aux personnages futiles et puérils. La thématique du genre social est plus que jamais remise en question aujourd’hui, et, même si elle ne s’arrête certainement pas à la bande dessinée ou aux livres, l’identification aux personnages et la construction de la personnalité de l’individu commencent bien par là. Lorsque je lis le travail de Margaux Motin ou de Pénélope Bagieu, j’arrive à m’identifier aux personnages autant que mon frère, lecteur assidu de Motin. Cette notion d’auteurs girly est ridicule, d’autant plus que les auteurs de bédé "destinées aux filles" sont très souvent des hommes aussi, que ce soit dans les shojo japonais ou les romans graphiques occidentaux. »
« Du moment où une institution aussi importante que le festival d’Angoulême a le pouvoir d’améliorer les choses, booster cet artiste ou l’autre, elle devrait arriver à changer la manière de penser, de représenter les choses non comme elles sont mais telles qu’on aimerait qu’elles soient. » conclut-elle, avant de partir rejoindre la réunion du Collectif, celle qui déterminera la position finale vis-à-vis de l’organisation du FIBD d’Angoulême.
Quelque soit la délibération de la réunion, la charte du collectif est intransigeante sur la globalité de la question. « Puisque “la bande dessinée masculine” n’a jamais été attestée ni délimitée, la “bande dessinée féminine” n’est pas un genre narratif. L’aventure, la science-fiction, le polar, le romantisme, l’autobiographie, l’humour, l’historique, la tragédie sont des genres narratifs que les femmes auteures maîtrisent sans avoir à être renvoyées à leur sexe. Cela crée une différenciation et une hiérarchisation avec le reste de la littérature, avec l’universalité des lectures qui s’adresseraient donc – par opposition – au sexe masculin. Pourquoi le féminin devrait-il être hors de l’universel ? » s’interrogent les dessinatrices. Ou interrogent-elles l’autorité fantôme comme elles la surnomment.
Une réflexion à laquelle se joint le petit monde ô combien effervescent des dessinateurs de bandes.
Retrouvez les coulisses du festival d’Angoulême en BD ici !
Texte et illustrations : Fatma Ben Hamad
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