« Les liaisons dangereuses  » au théâtre
Démiurges du cœur
Vingt ans après sa première édition, « Mettre en scène  », qui se déroulait cette saison du 3 novembre au 9 décembre, a notamment programmé au Théâtre National de Bretagne à Rennes « Les liaisons dangereuses  » (1782) de Pierre Choderlos de Laclos, dans une adaptation et une mise en scène de Christine Letailleur. Le choix de Dominique Blanc et de Vincent Perez pour incarner Madame de Merteuil et le vicomte de Valmont est, en soi, une œuvre d’art.
Le roman épistolaire de Laclos a fait l’objet de plusieurs transpositions au cinéma : Roger Vadim en proposa une version en 1959 avec, dans le couple maléfique, Jeanne Moreau et Gérard Philippe. Stephen Frears offrit également sa vision en mars 1989 avec Glenn Close et John Malkovich tandis que Milos Forman fit de Valmont, en décembre de la même année, une figure suicidaire et le titre de son film. Christine Letailleur a posé son regard sur ce récit du XVIIIème siècle en une double réécriture, dans le passage du roman par lettres au texte de théâtre, et dans ses choix de mise en scène.
Un jeu cruel et destructeur
La marquise de Merteuil et Valmont ont été amants. Ils ont acquis, par leurs histoires personnelles, un détachement qui leur donne une forme de cynisme. Ils envisagent désormais l’amour avec recul, comme une expérimentation. C’est ainsi qu’ils prennent le pouvoir sur leurs sentiments et sur ceux des autres, dans une manipulation permanente et une totale maîtrise de soi. On songe au théâtre de Marivaux et particulièrement à La dispute (1744), où un prince analyse, en voyeur, les mécanismes amoureux sur un groupe de jeunes gens que l’on a placés à l’écart de la société. Le pari de Don Alfonso dans Cosi fan tutte (1790) de Mozart repose sur une semblable mise à distance, pour démontrer l’inconstance féminine. C’est à un tel jeu que se prête Madame de Merteuil en séduisant Danceny pour le détourner de Cécile de Volanges, afin d’assouvir une vengeance et par pur plaisir intellectuel, tandis que Valmont parvient à charmer la vertueuse Madame de Tourvel. Ce jeu dangereux avec les mouvements du cœur appelle le théâtre.
Je voulais aussi raconter, avec cette distribution, une histoire de théâtre, celle de ma génération, marquée par les années Chéreau et attristée par sa mort
Christine Letailleur avait déjà adapté et mis en scène en 2007 une œuvre-phare du XVIIIème siècle, La philosophie dans le boudoir de Sade. Dominique Blanc et Vincent Perez donnent corps à deux figures romanesques, par un jeu troublant et sensuel et une palette de nuances infinies. Celle qui met en scène a déclaré à ce propos : « Je voulais aussi raconter, avec cette distribution, une histoire de théâtre, celle de ma génération, marquée par les années Chéreau et attristée par sa mort ». On associe en effet ces magnifiques acteurs à l’œuvre de Patrice Chéreau et ils ont tous deux été marquants dans deux de ses films, La reine Margot (1994) et Ceux qui m’aiment prendront le train (1998). Ainsi, ce spectacle très fort est aussi un vibrant hommage.
Le jeu échappe aux deux démiurges qui se déclarent une guerre où chacun anéantit l’autre. Madame de Merteuil refuse de perdre sa liberté si précieuse face à Valmont qui cherche à l’entraver en lui imposant sa loi. Les sentiments du libertin pour Madame de Tourvel ne sont-ils pas en train de vaciller vers une émotion qui ressemble à l’amour, alors que la marquise se maîtrise toujours ? C’est comme si le pacte intellectuel était rompu. Dans une course à l’abîme, le vicomte a également séduit Cécile de Volanges, dont le prétendant, Danceny, le provoque en duel. La confusion est totale. Merteuil, en un acte d’affirmation de soi, pousse Valmont dans ses ultimes retranchements. Ce dernier expose froidement à Madame de Tourvel, qui s’est cru aimée de lui, les causes d’une rupture, sur un motif obsédant « Ce n’est pas de ma faute ». Vincent Perez apporte à cet inquiétant monologue une voix blanche et glacée, presque mécanique, dans la chronique de sa mort annoncée.
Le jeu échappe aux deux démiurges qui se déclarent une guerre où chacun anéantit l’autre
L’image finale est saisissante. La marquise descend lentement un escalier qui semble immense, comme si elle glissait vers un tombeau. Sa soif de liberté s’est cognée au jugement des autres et sa solitude est désormais totale. Son ultime apparition publique suscite des huées dont l’écho se répand parmi les spectateurs en un perturbant effet. Elle se retourne, dos au public, et pousse un cri déchirant, presque animal, par-delà les mots.
Théâtre épistolaire
Le roman épistolaire est un art de la confidence et du secret. Le récit se construit, au fil des lettres, dans l’échange d’émotions et de points de vue. Comment rendre théâtral une telle communication, différée dans son essence ? La mise en scène de Christine Letailleur, d’une magnifique épure, offre des équivalences visuelles, d’une grande justesse, à ces correspondances. Le décor, d’une blancheur qui rappelle la page d’écriture, se déploie sur deux niveaux reliés par l’escalier. C’est comme un univers intérieur où chacun épie l’autre, de manière fantomatique. La présence irréelle du destinataire, qui regarde l’expéditeur sans lui répondre, suggère l’intimité qui entoure ces missives, enveloppée des variations d’ombre et de lumière dues aux beaux éclairages de Philippe Berthomé.
La mise en scène de Christine Letailleur, d’une magnifique épure, offre des équivalences visuelles, d’une grande justesse, à ces correspondances
Le spectacle dévoile les troubles amoureux orchestrés par les deux démiurges, qui scénarisent et mettent en scène leurs désirs. Ainsi, Valmont s’attarde, dans une impalpable pénombre, à la porte entrouverte de la chambre où se tient Cécile, avant d’y entrer. Le temps se fige entre la séduction ravageuse du libertin et l’appel suffocant de la transgression. Fanny Blondeau restitue de manière poignante la métamorphose de la jeune fille, qui passe de l’innocence aveugle à une révélation violente d’une sensualité qui la jette au bord de l’abîme
La troupe réunie pour cette magnifique adaptation est totalement investie dans le projet, et dessine quelques figures mémorables. Il ne faut pas manquer ce spectacle lors de ses reprises en tournée, et au Théâtre de la Ville à Paris du 2 au 18 mars 2016. Dominique Blanc, qui sculpte le texte de sa voix sublime, entrera précisément à la Comédie Française à partir de ce mois de mars. Après avoir été une Phèdre brûlante dans la vision de Patrice Chéreau (2003), elle y retrouvera Jean Racine en Agrippine de Britannicus, dans une mise en scène de Stéphane Braunschweig, du 7 mai au 22 juillet 2016, Salle Richelieu. La représentation des Liaisons dangereuses du 14 novembre au TNB a été précédée d’une minute de silence, avec l’ensemble des comédiens sur le plateau. Ces beaux projets de théâtre, tellement nécessaires, restent la meilleure des réponses...
Christophe Gervot
Photos du spectacle : Brigitte Enguérand
Portrait de Dominique Blanc : Carole Bellaiche
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