Villiers de L’Isle-Adam au Théâtre Princesse Grace
«  Comme un bloc de cristal…  »
Le théâtre Princesse Grace, à Monaco, a affiché, le 22 octobre dernier «  La révolte  », une pièce de Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), dans la mise en scène de Marc Paquien, à qui l’on doit  «  La ville  » de Martin Crimp, présentée notamment au théâtre de la Ville à Paris, et au Grand T à Nantes, en 2009. Ce spectacle s’inscrit dans une programmation riche et diversifiée et trouve de fascinants échos avec d’autres textes proposés cette saison.
Élisabeth, la protagoniste de La révolte, aurait pu devenir une Emma Bovary. Treize ans séparent la publication du roman de Flaubert (1857) et la pièce de Villiers de l’Isle-Adam (1870). Les deux femmes sont toutes deux éprises d’absolu et partagent une même désillusion dans le mariage. Le goût de la première pour le romanesque la pousse à faire de sa vie une œuvre d’art, en marge du réel. La seconde laisse s’éteindre le brasier qu’elle porte en elle en offrant à son banquier de mari ce qu’il peut recevoir : son aide infatigable dans les comptes, pour oublier qu’il ne la fait plus rêver. Madame Bovary met fin à ses jours, Élisabeth tente de partir, un soir, à minuit. Anouk Grinberg offre un saisissant portrait de cette victime d’un ordre bourgeois qui la dépasse.
Un ordre établi qui explose
Le décor est austère et la femme, installée à une table, dresse un bilan comptable. Elle est vêtue d’une robe sombre et étriquée. L’actrice suggère, par d’infimes détails, dans la crispation d’un geste ou une raideur du corps, l’enfermement et le manque. Élisabeth est totalement absorbée dans son ouvrage, et elle égraine les chiffres comme les restes d’un amour enfoui.
Anouk Grinberg offre un saisissant portrait de cette victime d’un ordre bourgeois qui la dépasse
Hervé Briaux donne à la figure du mari, écrasant de certitudes, un terrifiant relief. Sa femme s’affirme peu à peu, par petites touches. Elle exprime avec compassion son désaccord sur la saisie des biens de pauvres gens insolvables. Le banquier la prend pour une folle. Ce qu’elle dit devient cependant ensuite encore plus vibrant : l’affrontement trouve sa source dans la perte d’âme, de grandeur et de poésie qu’elle ressent. Il y a, dans le discours brûlant d’Élisabeth, quelques résonances autobiographiques avec la vie de l’auteur, qui eut des rapports chaotiques et de nombreux conflits avec sa famille. Villiers de l’Isle-Adam était un grand admirateur de Charles Baudelaire, et un ami de Stéphane Mallarmé, et son œuvre en porte des traces. C’est comme si l’épouse s’adressait à une statue de pierre, dans une lumière glacée. Elle se tient droite et rigide, le visage tendu, mais d’imperceptibles mouvements montrent qu’elle ne peut rester plus longtemps, face à un mari totalement sourd. Elle se compare à « un bloc de cristal, qui réfléchit la lumière ». Quelques bruits résonnent comme une fenêtre ouverte sur l’extérieur, une carriole s’arrête, et les douze coups de minuit retentissent. Élisabeth quitte la maison, pour ne pas y revenir. Ce départ est accompagné des premières mesures de La Walkyrie de Wagner, qui s’ouvre sur une autre tempête conjugale : il n’y a pas d’amour non plus entre Sieglinde et Hunding. La musique s’affole et libère les âmes.
« Un cri qui ressemble à de la douleur »
Le mari reste seul, abasourdi. Les magnifiques éclairages de Dominique Bruguière enveloppent sa détresse. On lui doit notamment les lumières mémorables de Rêve d’Automne (2010) et d’Elektra (2013), les ultimes mises en scène de Patrice Chéreau. Elle parvient à créer de subtiles variations d’atmosphère entre la sombre et suffocante intimité du début et l’attente blafarde d’une nuit qui dure. Le banquier révèle son humanité. Il a senti le goût de l’abandon et s’effondre en hurlant. Ses cris font mal. Il reste étendu à terre, sans connaissance. L’horloge indique les heures jusqu’à quatre heures du matin, dans un temps suspendu, rendu palpable par les nuances de lumière. C’est à ce moment qu’elle revient. Son rêve est-il trop lourd à réaliser ? Ressent-elle ce que l’on appelle aujourd’hui le Syndrome de Stockholm, quand l’otage ne parvient pas à quitter son ravisseur ? Le départ s’est avéré impossible mais les deux personnages ont traversé, quoi qu’il puisse arriver, une expérience qui les rend différents à la fin de la pièce.
Le banquier révèle son humanité. Il a senti le goût de l’abandon et s’effondre en hurlant
Ce spectacle très intense, qui a été joué en avril 2015 aux Bouffes du Nord, est repris cette saison en tournée. La programmation du théâtre Princesse Grace à Monaco offre quelques passionnantes résonances avec ce texte, rarement représenté, de Villiers de l’Isle-Adam. Le 11 novembre, une soirée consacrée à Musset a permis de voir une adaptation de Nicolas Lormeau de la Comédie Française, de La confession d’un enfant du siècle. Le protagoniste s’y adresse, dans un élan de désespoir, à ces hommes hantés par l’argent qui n’écoutent pas les battements de leurs cœurs. Son discours illustre la trajectoire du banquier de La révolte : « Car quelque jour, au milieu de votre vie stagnante et immobile, il peut passer un coup de vent (…) tout glacés que vous êtes, vous pouvez aimer quelque chose ; il peut se détendre une fibre au fond de vos entrailles, et vous pouvez pousser un cri qui ressemble à de la douleur ». Parmi les autres temps forts, on relève, le 13 janvier, une autre troublante relation de pouvoir mise en scène par Thierry Harcourt avec The Servant de Robin Maugham, qui a aussi fait l’objet d’un film de Joseph Losey, et le 25 février, une figure mythique du choix impossible, Hamlet, mis en scène par Daniel Mesguich. La saison dernière, ce théâtre a programmé, parmi d’autres titres, Le malentendu d’Albert Camus, dans la proposition d’Olivier Desbordes créée au festival de Figeac. Cet écrin, construit au début des années 30, et rénové en 1981, sous le regard de la Princesse Grace qui en a choisi toute la décoration, est un lieu propice à de belles émotions.
Texte : Christophe Gervot
Photo du théâtre : Alexandre Calleau
Photos du spectacle : Pascal Gely
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