Opéra
Jean-François Sivadier : «  Puccini a inventé une science de l’émotion  »
L’Opéra de Lille propose du 18 mai au 7 juin 2015 une reprise de Madame Butterfly dans la mise en scène de Jean-François Sivadier, créée en 2004 et reprise la même année à Angers Nantes Opéra, à Nancy en 2005, puis à Dijon en 2010. Dans un entretien accordé à Fragil, le metteur en scène évoque la nouvelle naissance de ce spectacle, dans le théâtre de sa création, et revient sur les différents opéras qu’il a mis en scène à Lille au cours de ces dernières années
Fragil : Vous reprenez votre première mise en scène d’Opéra, Madame Butterfly de Puccini, à l’Opéra de Lille. Que ressentez-vous à la veille de cette nouvelle reprise ?
Jean-François Sivadier : « Ce qui est très émouvant, c’est de reprendre ce spectacle à Lille, comme une sorte d’anniversaire. Il s’agit de ma première mise en scène d’opéra, mais c’était aussi la première production de Caroline Sonrier, directrice de l’opéra depuis sa réouverture. C’est donc un retour aux sources qui me touche beaucoup. La charge émotionnelle de retrouver le théâtre de la création est très forte et se superpose à celle de la musique.
Cette mise en scène m’est précieuse aussi parce qu’elle m’a permis de rencontrer Armando Noguera, qui joue Sharpless depuis la reprise de 2010 à Dijon, et que je retrouve ici. C’est à la fois le même spectacle et un autre. La distribution a changé et je suis différent dans mon rapport à l’opéra. J’ai fait d’autres spectacles depuis et ne me laisse plus impressionner par certaines questions. J’ai repensé toute ma mise en scène. Il y aura aussi trois représentations au grand théâtre de la ville du Luxembourg à partir du 19 juin, juste après Lille, et je m’en réjouis. »
Fragil : Comment adaptez-vous votre travail aux nouveaux interprètes ?
J-F-S : « C’est une question que je me suis déjà posée plusieurs fois. Après la création de La Traviata à Aix-en-Provence, une grande partie de la distribution a changé pour les reprises à l’Opéra de Vienne et à Dijon. Ça s’est également produit pour Le barbier de Séville sur quelques dates. Cette adaptation est à la fois simple et complexe. Les partitions que j’écris pour les chanteurs transmettent le sens de la mise en scène tout en leur permettant de témoigner de leurs personnalités. Ils sont au centre du processus de création et je cherche à chaque fois à les placer à un endroit où ils se sentent beaux, puissants, drôles et rassurés.
Le troisième acte de l’opéra, comme dans La Traviata, me bouleverse toujours autant
Il y a parfois un temps d’adaptation à mon langage pour les nouveaux venus. Ils se laissent toutefois contaminer par les plus anciens. Mon objectif est qu’ils soient tous heureux dans le travail et que chacun se sente chez lui sur le plateau. Je ne parle pas de personnage, mais de personne, ce qui les libère. Je me souviens de la première semaine de répétition avec Armando. Il pensait que je le trouvais nul, alors qu’il était fantastique ! »
Fragil : Quel est votre souvenir le plus fort depuis la création de ce spectacle ?
J-F-S : « C’est le troisième acte de l’opéra, comme dans La Traviata . Il me bouleverse toujours autant et je suis très heureux de ce que l’on a fait. J’ai le sentiment d’avoir réussi quelque chose. Il y a aussi plusieurs moments de répétition où les chanteurs ont été atteints par des choses dont j’avais rêvé. Je me souviens en particulier d’un moment très fort, où Armando s’est effondré en larmes, par terre, après avoir tenu tout ce troisième acte. J’aime sentir ce point où les chanteurs sont touchés par la beauté de ce qu’ils font, comme s’ils entendaient la musique pour la première fois. »
Fragil : En 2007, vous avez proposé votre vision de Wozzeck d’Alban Berg, d’après la pièce de Büchner, dont vous aviez monté la pièce La mort de Danton deux ans auparavant au TNB à Rennes. Comment traverse-t-on une telle œuvre ?
J-F-S : « Lorsque j’ai monté La mort de Danton, je savais que j’allais mettre en scène Wozzeck, et j’avais le sentiment que ce n’était pas pour moi. J’étais véritablement paniqué, mais ce sont deux œuvres qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. La version de Patrice Chéreau m’impressionnait, il est allé tellement loin dans l’épure et le travail sur les corps des chanteurs. De plus, c’est une musique dans laquelle je n’avais aucune entrée et que je ne pouvais pas chanter. C’était très dur.
Ma préoccupation fondamentale, dans tous ces spectacles, est de créer une troupe de chanteurs, pour qu’ils soient heureux de travailler ensemble.
Ce chef d’œuvre m’intimidait parce qu’il venait de Büchner et d’un compositeur qui avait changé l’histoire de la musique. Je suis pourtant devenu dingue ensuite de cette partition, et n’écoutais plus que cela. Puccini a inventé une science de l’émotion et certains moments ne peuvent pas laisser insensibles. Ce n’est pas le cas de Wozzeck qui repose avant tout sur l’intelligence de l’écriture. Berg place la barre très haut et fait travailler l’auditeur. »
Fragil : On vous doit aussi des Noces de Figaro, en 2008. En quoi votre mise en scène de la pièce de Beaumarchais en 2000 a-t-elle influencé votre lecture de l’opéra de Mozart ?
J-F-S : « C’est une œuvre énorme et le fait d’avoir monté la pièce avant m’a aidé. Il y a beaucoup de similitudes entre la construction du livret de l’opéra et celle du texte de Beaumarchais. L’œuvre de Mozart, d’une grande pureté, parle à la part d’enfance de l’auditeur, avant d’atteindre son émotion. Ma préoccupation fondamentale, dans tous ces spectacles, est de créer une troupe de chanteurs, pour qu’ils soient heureux de travailler ensemble. Ces Noces de Figaro m’ont procuré un tel bonheur qu’à la fin des répétitions, j’ai fondu en larmes. Je ne voulais pas qu’elles s’arrêtent… »
Fragil : Quelles traces vous a laissé Carmen en 2010 ?
J-F-S : « C’était une vraie fête. Ce spectacle a été l’occasion d’une belle rencontre avec Stéphanie D’Oustrac et avec le chœur de Lille, que j’avais connu auparavant, mais qui a ici une grande importance sur le plateau. Quelque chose de très fort s’est scellé avec ces choristes, avec qui je travaille comme avec les acteurs. Nietzsche a comparé l’ouverture de Carmen à un “magnifique tapage de cirque”. C’est ainsi que j’ai considéré l’œuvre, comme une succession de numéros, jusqu’à l’explosion finale.
J’ai revu un spectacle de Pina Bausch après sa disparition, Clair de lune, l’opéra de Bizet repose d’une même façon sur un combat entre les hommes et les femmes, d’où deux d’entre eux se détachent et s’affrontent à mort. Il n’y a pas de théâtre du tout, contrairement à Madame Butterfly où il y a des appuis de jeu énormes : la petite sœur d’Electre se retrouve en effet face à Don Juan, puis trouve le sens de son existence dans l’attente. »
Fragil : Vous avez aussi exploré le répertoire baroque en présentant Le couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi, en 2012. Quel souvenir en gardez-vous ?
J-F-S : « La chef d’orchestre Emmanuelle Haïm voulait que l’on monte un Monteverdi depuis longtemps et elle a réussi à me convaincre. Pour moi, le mot clef de ce spectacle était l’atelier. Cet opéra a en effet été achevé par des assistants du compositeur et on peut le bouger : l’œuvre se cherche en même temps qu’elle s’écrit. L’histoire est magnifique, très émouvante et la partition repose sur une véritable science du son en de fascinantes expériences avec les voix, comme de l’orfèvrerie très pure. L’un des défis du spectacle a aussi été de gérer Max Emanuel Cencic, qui jouait Néron. Il est arrivé avec un comportement de star. Progressivement il s’est senti bien en répétition et m’a avoué plus tard qu’il ne savait pas qu’on pouvait être aussi heureux sur un plateau. »
Fragil : Vous retrouvez dans Madame Butterfly Armando Noguera, qui joue Sharpless. Comment présenteriez-vous cet artiste qui était aussi Figaro du Barbier de Séville, en 2013 ?
J-F-S : « C’est un artiste avec un grand A, comme Nathalie Dessay. Il arrive à mettre sur un plateau tout son rapport au monde, ce qui est magnifique pour un metteur en scène. Lorsque je l’ai rencontré, l’émotion a été la même que lorsque je découvre un acteur. J’avais le sentiment de me voir à sa place en train de vivre les choses sur scène. J’ai ressenti une fraternité immédiate. Il a une incroyable puissance comique et tragique et il sait emmener un public vers une émotion phénoménale. Sa voix est magnifique et les chefs d’orchestre l’adorent pour sa rigueur et sa précision. »
Fragil : Vous êtes également comédien et vous avez été un très émouvant Titus dans la mise en scène de Jacques Lassalle de Bérénice, au début des années 90. La langue de Racine a-t-elle nourri votre passion pour l’opéra ?
J-F-S : « J’avais déjà un rapport à la musicalité de la langue grâce à Didier-Georges Gabily. Je me suis toujours senti bien dans l’espace offert par le texte de Racine et je n’ai pas éprouvé de difficultés. L’enjeu de ce spectacle a été d’arriver huit jours avant la première, en remplacement de Jacques Gamblin et d’entrer dans un spectacle déjà fait, avec un décor monté. J’avais à peine eu le temps de relire la pièce et j’étais très impressionné par les autres comédiens.
J’aimerais beaucoup mettre en scène un opéra de Wagner ou de Janacek.
Ce spectacle est un grand souvenir. J’adore la pièce et j’avais un véritable rapport fils-père avec Jacques Lassalle, qui était alors directeur du théâtre national de Strasbourg. Il m’a fait un énorme cadeau. Pendant une semaine, je n’ai fait qu’apprendre le texte. C’était surréaliste ! »
Fragil : Y a-t-il des œuvres que vous rêvez d’aborder ?
J-F-S : « J’aimerais beaucoup mettre en scène un opéra de Wagner ou de Janacek. Je serais heureux aussi de monter Eugène Onéguine de Tchaïkovski et Don Carlos, la version française de l’opéra de Verdi, qui est plus longue avec un acte de plus. Ce n’est pas rien de chanter un Verdi en français et la mise en scène qu’en a proposé Luc Bondy m’a bouleversé. »
Fragil : Quels sont les projets qui vous tiennent à cœur ?
J-F-S : « On va reprendre ma mise en scène de La vie de Galilée au théâtre Sylvia Monfort, du 27 mai au 21 juin. C’est un spectacle que je porte en moi comme beaucoup d’autres, mais qui a une place particulière. Le texte de Brecht est un véritable coup de poing, encore plus fort depuis les évènements de Charlie Hebdo et plus actuel maintenant qu’il ne l’était en 2002, lorsque nous avons créé le spectacle. Il y a beaucoup d’autres spectacles que j’aimerais reprendre… »
Propos recueillis par Christophe Gervot
Photos : Frédéric Iovino
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