Opéra : Olivier Desbordes revisite Offenbach
Caprice lunaire
Olivier Desbordes a permis, par sa mise en scène très inventive du Voyage dans la lune, un étourdissant voyage dans le temps. Ce spectacle, programmé à Saint-Céré durant l’été 2014, puis en tournée, rappelle les affinités du metteur en scène avec l’univers d’Offenbach, en attendant sa vision de La Périchole pour l’édition 2015 du festival.
Créé en 1875 au théâtre de la Gaîté, Le voyage dans la lune trouve des échos dans l’engouement de l’époque pour les romans de Jules Verne, avec leurs voyages extraordinaires. L’auteur a lui-même adapté pour le théâtre certains de ses récits, notamment Le tour du monde en 80 jours, en 1874, au théâtre de la Porte Saint-Martin. Ses deux ouvrages De la terre à la lune et Autour de la lune ont respectivement été publiés en 1865 et 1870. L’escapade lunaire est pour Offenbach un prétexte à une satire du pouvoir qui entre en résonance avec d’autres de ses œuvres. Le compositeur exploite l’intérêt de l’époque pour la science en explorant les mécanismes de la société. La lune constitue un ailleurs imaginaire pour en dénoncer, en forçant le trait, les failles et les excès.
Un miroir déformant de la société
L’expérimentation d’Offenbach rappelle le théâtre de Marivaux, qui repose aussi sur le déplacement, particulièrement L’île des esclaves (1725). Les débordements amoureux du troisième acte de ce Voyage dans la lune font songer aux affres des protagonistes de La dispute (1744), dans une semblable découverte de l’amour. Offenbach ne dépeint pas cependant ici un monde idéal. Le cadre du début du spectacle d’Olivier Desbordes est le XIXe siècle, avec des costumes d’époque. Le voyage dans la lune permet ensuite un déplacement dans les années 1960, où rien n’a vraiment changé et où les relations entre les hommes et les femmes sont restées les mêmes.
Olivier Desbordes a réécrit le livret, en adaptant certains passages à l’actualité.
Les protagonistes basculent dans un palais des arts ménagers à la blancheur irréelle, avec frigidaire, machine à laver et salle de bains aux proportions excessives. Les habitantes de la lune ont des coupes de cheveux impeccables, impressionnantes de rigidité, comme leurs vêtements. L’orchestration de Manuel Peskine reflète de manière étonnante ce déplacement dans le temps. Olivier Desbordes a réécrit le livret, en adaptant certains passages à l’actualité.
Le désir d’aller sur la lune naît du caprice d’un prince, justement nommé Caprice, qui refuse le trône que lui offre son père, le roi Vlan joué par l’impressionnant Christophe Lacassagne. Le jeune homme, tyrannique et inconséquent, évoque Oreste de La belle Hélène (1864), qui n’hésite pas à « faire danser l’argent à Papa » (Agamemnon), pour combler ses envies. Tous deux illustrent l’arbitraire et la vacuité du pouvoir. Le système politique que les terriens découvrent sur la lune, gouvernée par le roi Cosmos, est également des plus autoritaires. La solution pour libérer ce régime désincarné peut-elle être une rédemption par l’amour ?
Désordres amoureux
Cette lune d’opérette est un monde où l’amour n’existe pas. N’est-ce pas déjà la situation du début de La belle Hélène, où les suivantes de la reine chantent en implorant, dans une parodie d’opéra seria : « Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde ». Le troisième acte, qui a pour cadre les bains de mer de Nauplie, apporte une réponse à cette nécessité. On assiste, comme dans Le voyage dans la lune, à une désorganisation du royaume, dans un accomplissement de tous les désirs. La grande duchesse de Gerolstein (1867), autre incarnation d’un pouvoir déréglé, fait de son manque d’amour le moteur de sa tyrannie militaire. Fantasia, fille de Cosmos et de Popotte, croque dans une pomme et s’éprend de Caprice. C’est l’élément déclencheur d’un véritable tourbillon amoureux, en rupture avec l’ordre lunaire.
La réflexion sur l’avenir de l’humanité se brise en un éclat de rire, aux portes de l’ivresse !
Les costumes et la gestuelle se libèrent dans une réjouissante parodie de Woodstock. Ce délire communicatif est conduit par Popotte. Hermine Huguenel construit cette figure complètement déjantée, dans un jeu débordant d’énergie et un bonheur perceptible d’être sur scène. Cette artiste fait le grand écart entre des genres opposés où elle s’implique avec une même intensité. C’est fascinant ! Laurent Galabru, dans le rôle improbable du prince qui passe par là, transporte la troupe dans un semblable ouragan avec une voix d’une belle clarté et un jeu sensuel et très physique.
Dans une totale confusion des sentiments, le roi de la lune tombe amoureux de sa femme qui, elle-même, aime Microscope, l’astronome venu de la terre. Eric Vignau interprète cette figure surréaliste de manière désopilante. Les spectateurs d’Angers Nantes Opéra auront la chance de voir cet interprète étonnant en Monsieur Triquet dans Eugène Onéguine en mai 2015. Le mal nouveau se répand ensuite grâce à un élixir d’amour et contamine tous les autochtones. Le roi Cosmos tente de mettre fin à ces désordres, qui menacent le système fragile du pouvoir en place, en faisant enfermer Vlan, Caprice et Microscope pendant cinq ans à l’intérieur d’un volcan éteint. Celui-ci entre en éruption, en un ultime embrasement. Sont-ce là les ultimes feux de l’amour, ou la fin d’une illusoire utopie ? Pour cette scène finale, Olivier Desbordes a imaginé une usine nucléaire qui explose. La réflexion sur l’avenir de l’humanité se brise en un éclat de rire, aux portes de l’ivresse !
Figures travesties à l’opéra
Le prince Caprice a été conçu comme un rôle travesti et a été créé par Zulma Bouffar (1843-1909), l’une des grandes chanteuses de l’époque. Oreste de La belle Hélène, dont le fils du roi Vlan est assez proche, est également régulièrement interprété par une femme, et était joué à la première par la soprano Léa Silly. Dans La chauve-souris de Johann Strauss (1874), c’est traditionnellement une mezzo soprano qui incarne Orlofsky, autre prince blasé et rongé par l’ennui. Ces figures androgynes, dont l’origine remonte à l’opéra baroque, ont pour effet un théâtre total. Elles brouillent les genres pour mieux troubler. Le travestissement dessine les traits de jeunes garçons et explore notamment les émois de l’adolescence, de Chérubin des Noces de Figaro de Mozart (1786) à Octavian du Chevalier à la rose de Richard Strauss (1911).
A l'opéra, la réalité avance masquée, sous le double voile du théâtre et du chant.
A l’opéra, la réalité avance masquée, sous le double voile du théâtre et du chant. Dans Le voyage dans la lune, le choix d’une soprano en Caprice contribue au miroir déformant de la société, voulu par Offenbach. Il permet aussi de beaux duos de voix de femmes. Marlène Assayag est le prince Caprice, après son interprétation brûlante de Donna Anna dans le Don Juan proposé par Eric Perez l’an passé. Julie Mathevet apporte de magnifiques couleurs et des aigus aériens à Fantasia. Elle a justement participé en mars 2013 à la création de l’opéra La dispute de Benoît Mernier, d’après Marivaux, à la Monnaie de Bruxelles et incarné Servilia de La clémence de Titus de Mozart, à la Fenice de Venise. Toutes deux sont très drôles et donnent d’ineffables instants où leurs voix s’entremêlent avec grâce et légèreté.
L’édition 2015 du festival de Saint-Céré affichera deux compositeurs qui ont également fait un grand écart entre les genres, qui s’est révélé dans leurs œuvres ultimes. On retrouvera Offenbach avec La Perichole, et Falstaff , le dernier opéra de Verdi, dans la version en français d’Arrigo Boito. Olivier Desbordes, qui mettra en scène ces deux ouvrages, a déclaré, dans un entretien pour un programme d’une reprise de ce Voyage dans la lune à l’opéra de Massy en janvier dernier : « Verdi a composé des tragédies toute sa vie et a terminé sur un éclat de rire, alors qu’Offenbach a fait le contraire, en finissant sur Les contes d’Hoffmann, une œuvre plus sombre. Ces œuvres ultimes, pas tout à fait dans le moule de leur auteur, me touchent. C’est comme si, aux portes de l’infini, on avait envie d’être soi-même… »
Christophe Gervot
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