Les humeurs de La Rumeur
Pas besoin de punchlines et d’ego-trip quand on est « conscient  » et maître de son discours. Jacques Le Pevedic était en entretien avec l’intégrité d’une prose chercheuse et tapeuse, qui se revendique de Melville mais s’éloigne de Casey.
Fragil : Comment a évolué votre rapport à la scène au fil des ans ?
Le Bavar : Un artiste ne peut être détaché de la scène, car c’est là que tout se joue, où on te juge. Avec La Rumeur c’est un truc qu’on a toujours travaillé, choyé même et maintenant il n’y a pas un mois sans qu’on fasse une scène. Au départ on s’est tapé des villes où personne ne nous connaissait, avec 30 pelos dans la salle. Tu reviens cinq ou dix ans après, et c’est blindé. On a préféré dès le départ faire un rap de scène plutôt qu’un rap de radio enfermé en studio. En plus c’est bien, tu vas à la rencontre de ton public. C’est des gens qui nous ressemblent, des trentenaires en moyenne, qui viennent de tout horizon. Elle est là notre grande fierté. Et un concert sold out comme ce soir c’est le kiff !
Aujourd’hui t’as plein de rappeurs qui font des clips avec Kalach', drogue et meufs à poil, mais ces mecs-là n’oseront jamais assumer leur discours
Fragil : Vous avez joué cette après-midi à l’établissement pénitentiaire pour mineurs d’Orvault. Comment ça s’est passé ?
Le Bavar : Vu que c’était une prison pour mineurs on était face à un public qui ne nous connaissait pas forcément. Mais ça reste des petits frères, un des gamins avait l’âge de ma fille. Ça fait plaisir de leur apporter une petite bouffée d’oxygène et de leur faire part de notre expérience dans la musique et de notre vécu à travers le rap. On connaît le rap de merde qui arrive aux oreilles des jeunes aujourd’hui avec Skyrock ou internet. Aujourd’hui t’as plein de rappeurs qui font des clips avec Kalach’, drogue et meufs à poil, mais ces mecs-là n’oseront jamais assumer leur discours et faire un concert en prison avec des gamins enfermés. Nous on peut le faire, car ce que l’on véhicule dans nos textes c’est ce qu’on est, ce qu’on vit au quotidien. Je prends l’exemple de mon pote Mouloud et son association ShtarAcademy à Toulon. Je l’ai vu contacter des rappeurs pour aller jouer en prison, mais les mecs n’assumaient pas et lui ont dit non. Le Hip-Hop c’est aussi des valeurs de partage.
Fragil : Sur Tout brûle déjà vous vous étiez accordé quelques passages plus légers. On sent avec les Inédits un regain de noirceur, tant au niveau des textes que des productions. C’est le format du EP qui s’y prête davantage ou c’est l’humeur du moment ?
Le Bavar : C’est un peu tout. Il y a d’abord l’esprit mixtape en sachant que les Inédits c’est un truc plus introspectif, plus interne à La Rumeur que Nord Sud Est Ouest ou tu trouves beaucoup de featurings. L’album est plus conceptualisé c’est clair.
Mais pour l’un ou l’autre, on écrit selon notre humeur. L’ambiance que tu trouves un peu plus légère sur Tout brûle déjà ça vient du fait que notre vie a changé aussi. On est devenu père de famille donc c’est ce que je te disais tout à l’heure ce qu’on rappe ce est-ce qu’on est et vice versa. Sur Tout brûle déjà on tirait l’alarme contre les solutions politiques à deux balles pour essayer d’acheter la paix sociale. Et par moment on se relâche un peu avec des morceaux sur nos pérégrinations nocturnes, mais ça reste dur sur le constat.
Fragil : Comment s’organise l’écriture au sein du groupe ?
Hamé : Il n’y a rien de formaliste. En fait c’est un mouvement incessant de va-et-vient entre des démarches individuelles solos et puis des mises en commun. On est un collectif avec des personnalités affirmées. Chacun pond un peu son truc de son côté et pour la mise en commun il n’y a pas besoin de trop se parler. On se pratique depuis plus de vingt ans. Ça forme un tout cohérent, organique. Par exemple une petite anecdote, le morceau Sous peu il fera jour que je partage avec Philippe, c’est le lendemain des attentats du 7 janvier. C’est un texte que j’ai écrit le lendemain dans la matinée. Je ne savais pas ce que Philippe avait écrit, on avait un duo à faire ensemble, sans se concerter. Le soir du 8 janvier, on se pointe en studio je pose ma partie, il me rappe la sienne et c’était en osmose totale.
Après on n’est pas un collectif qui a vingt ans d’âge pour rien. Sur plein de trucs intuitivement je peux anticiper sur ce que Philippe ou Ékoué va écrire. En même temps je suis toujours agréablement surpris, dans le renouvellement des styles d’écriture, des images, des références. Je suis très rarement déçu. Il y a du déchet dans notre travail bien entendu, comme partout. Mais avec les Inédits 2 et 3, on a fait en sorte de donner le maximum de latitude aux personnalités pour s’exprimer. Parce qu’on est tous les trois des personnalités fortes avec un univers bien trempé, avec des styles bien démarqués. C’est trois singularités dans une démarche collective qui elle-même produit une singularité qui nous dépasse.
La Rumeur bouffe les défis sinon elle se fait chier comme on dit
Au-delà de ça on ne se contente pas de la place qu’on a réussi à se faire, on veut élargir notre champ d’intervention. On a empoigné l’image, on a déjà deux films et on s’apprête à en faire un troisième. Les disques c’est notre activité historique. Et en ce moment on écrit une narration différente de ce que La Rumeur peut donner sur scène, pour des salles de théâtre. La Rumeur bouffe les défis sinon elle se fait chier comme on dit. A chaque fois où il y a un domaine où on n’est pas censé être, il faut qu’on y soit. Mais faut qu’on y soit dans l’intégrité la plus totale, sans se renier, en évoluant pleinement dans nos codes et en amenant des gens qui a priori ne sont pas destinés à recevoir La Rumeur. On part du principe que l’on peut toucher tout le monde quelque soit les gens, les classes sociales, les genres musicaux.
Fragil : On va pouvoir enchainer sur le cinéma. Vous multipliez les références à Melville. Du coup Le Doulos ou Le Samouraï ?
Hamé : Les deux ! Doulos, Samouraï, Cercle rouge, L’armée des ombres, moi Melville je prends tout. C’est un des plus grands cinéastes français avec Renoir, Godard, Pialat. Pour paraphraser Tarantino c’est « le réalisateur français le plus cool. » Il a un groove de fou, il y a un côté Isaac Hayes. Le cercle rouge on n’a jamais vu Bourvil comme ça, un keuf dans une dimension existentialiste. Sa fonction lui ordonne d’arrêter les bandits, mais c’est un type qui philosophiquement pourrait épouser la trajectoire d’un bandit.
Il a un groove de fou, il y a un côté Isaac Hayes. Le cercle rouge on n’a jamais vu Bourvil comme ça...
Fragil : Comment on passe de l’écriture d’un texte à l’écriture d’un scénario ?
Hamé : On ne se refait pas et on écrit à partir de ce qu’on est. C’est à dire des enfants d’immigrés, de quartiers populaires, qui ont construit une trajectoire artistique reconnue. On écrit et on envisage la mise en scène et la direction d’acteur avec l’énergie du Hip-Hop. Avec tout ce que ça génère de prises live, d’imperfections, des prises uncut sans drop, avec la vérité de l’improvisation. C’est très écrit, mais à un moment donné quand on est sur le set on lâche prise. On travaille avec une communauté d’acteurs, c’est vraiment une affaire de famille cette histoire.
En général ça se passe dans le 18ème ou dans des quartiers avec des acteurs qui sont faits de la même étoffe. On leur demande de s’emparer d’une scène écrite, de la froisser, de l’oublier et puis de partir sur ce qu’ils veulent. On est très à l’affût de ça, un peu comme des documentaristes animaliers. On est avide de capter la vérité d’un acteur qui prend possession de son personnage. En attente aussi des accidents, on n’a pas peur des imprévus, des impondérables. Au contraire même, on fonde notre esthétique là-dessus. L’idée c’est de se servir de ce qui est apparemment un obstacle en en faisant un levier créatif.
Du coup on envisage le tournage comme un travail de réécriture en profondeur qui peut bouleverser ce qu’on a déjà écrit. Le scénario c’est juste une chrysalide, un cocon, mais ce qui compte c’est le papillon qui va prendre son envol et c’est comme ça qu’on conçoit un film. Ce qui compte c’est la vérité des personnages et des situations, ce qui implique une mise en scène au couteau capable de prendre en charge des révisions. On est capable de tout jeter si le résultat du travail avec nos acteurs fait naitre une émotion, une vérité humaine.
Pour la musique comme pour le cinéma l’essentiel c’est notre capacité de donner des images auxquelles les gens peuvent adhérer, s’identifier et partager la douleur, la joie, les contradictions, la complexité humaine
Pour la musique comme pour le cinéma l’essentiel c’est notre capacité de donner des images auxquelles les gens peuvent adhérer, s’identifier et partager la douleur, la joie, les contradictions, la complexité humaine. On n’est pas sur terre pour très longtemps. Moi ce que j’attends de nos films et nos disques c’est que dans un siècle, quand mes enfants seront adultes ils se replongeront dans notre répertoire et ils comprendront la génération de leur père. Voilà ce qu’on a traversé, voilà ce qu’on s’est efforcé de faire, voilà nos limites, nos contradictions. On leur offre ça comme une espèce de testament, à eux de se positionner par rapport à ça. Ce sera à eux d’en faire ce qu’ils veulent, de l’ignorer, de construire dessus. La vie est courte, on a perdu des proches. L’expérience du deuil t’amène à relativiser, il faut essayer de travailler sur l’os, c’est ça qui compte.
Fragil : Peut-on parler de Reda Kateb comme votre muse ?
Hamé : C’est notre frère, c’est le visage et la toile sur lequel on bombarde tous nos récits.
Fragil : Tu as surtout été attiré par l’éventail de son jeu non ? C’est l’un des rares acteurs français à être crédible dans le côté un peu bestial comme dans des trucs plus fins...
Hamé : C’est ça oui. C’est un mec capable d’allier l’animalité, la virilité et puis l’extrême fragilité, la nuance. C’est rare, à part chez un mec comme Samy Bouajila. Pour moi Reda Kateb c’est l’acteur le plus doué de sa génération, les doigts dans le nez. Il n’a pas encore eu de grand rôle qui l’affirme en tant que tel. C’est ce qu’on espère lui proposer en lui donnant le premier rôle dans notre prochain film. C’est vraiment un frère pour moi, je le connais depuis 1998, bien avant le cinéma. Il a commencé à enchainer des rôles au moment où on commençait à pouvoir faire des films.
Fragil : Toujours l’esprit de famille...
Hamé : Exactement ! Pareil pour Slimane Dazi, ce sont des gens qu’on connaît bien avant le cinéma. Ce n’est pas par opportunisme, c’est vraiment des gens avec qui on veut bâtir une communauté artistique. On veut braquer le cinéma français, y entrer comme des voyous ! Et ce que l’on va mettre en image, personne d’autre que nous n’est capable de le faire. J’en suis persuadé ! C’est la convergence entre la capacité à tenir une narration cinématographique, à mettre en avant l’histoire des quartiers, l’histoire du rap et une certaine idée de l’histoire de l’immigration.
Après les attentats ils nous ont tous appelés, on a des sollicitations tout le temps
Fragil : On ne vous voit plus à la télévision, vous n’êtes plus invité ?
Ékoué : Après les attentats ils nous ont tous appelés, on a des sollicitations tout le temps. Maintenant on a le luxe de pouvoir choisir, avec notre site internet, nos albums, ça nous suffit. On n’a plus trop envie de jacter dans les médias. Si c’est pour avoir tes propos déformés, ça ne nous intéresse pas. On a dit ce qu’on avait à dire, ça appartient à la décennie passée.
Fragil : Comment vous fonctionnez au niveau du contenu pour le site ?
Ékoué : C’est du partage, tout le monde peut arriver et raconter sa vie. Il faut juste que ça reste dans la ligne, dans l’esprit La Rumeur.
Fragil : Vous relayez quelques sujets sur le sport. C’est un domaine qui vous branche ?
Ékoué : Oui carrément. Moi c’est la boxe et le tennis. J’étais un piètre footballeur, mais je suis le championnat. Par contre le tennis j’ai tapé les championnats de France par équipe. J’ai fait pas mal de boxe thaï aussi.
Fragil : J’ai lu que tu avais tapé la balle avec Rockin’ Squat, c’est vrai ça ?
Ékoué : Non, mais il était bien classé. Ce n’est pas pour ça que je ne le plie pas !
Fragil : Comme dans le rap ?
Ékoué : Dans la musique il m’a aidé ce mec-là. Même si je n’aime pas ce qu’il fait je n’oublie pas qu’il m’a mis le pied à l’étrier, qu’il a compté dans mon parcours.
T’es militant de rien du tout, ferme ta gueule. Fais ton rap et arrête de raconter ta vie
Fragil : Tu parles de « trous du cul de militants à géométrie variable » dans un de tes textes. C’est le résultat des échanges que tu as pu avoir en jouant dans des festivals ?
Ékoué : Non, c’est pour les mecs dans le rap qui disent faire du rap militant, mes fesses ouais. Ils vont sur les micros de Planete Rap, t’es militant de rien du tout, ferme ta gueule. Fais ton rap et arrête de raconter ta vie. C’est nous le rap conscient, on n’est jamais allé sucer les micros de Skyrock. On a construit notre modèle économique en marge de tout ça et aujourd’hui on arrive à vivre de notre musique. Un peu de promo, un peu de Facebook on fait des guichets complets, c’est ça être conscient. C’est connaître son terrain.
Fragil : Le rap c’est énoncer ou dénoncer ?
Ékoué : Les deux. Mais le rap c’est se raconter, aller chercher ce que tu as au fond sans trop de démagogie. Moi je n’aime pas les textes impersonnels, tu écoutes Quand la lune tombe ou Un chien dans ma tête ce sont des vrais textes. Les mecs qui font du rap et qui sont obligés de citer des références de militants c’est naze.
Fragil : Ton avis sur la trap musique ?
Ékoué : C’est du rap de soumis pour moi. Nous on représente le son parisien pas celui de Miami, c’est ça la différence. Après si tu as envie d’être un soumis soit le, mais ne vient pas nous donner de leçons de morale.
Fragil : On retrouve dans vos textes une alternance entre de l’image, de la métaphore et en même temps de l’insulte ou des phases très terre à terre. C’est ça la formule magique pour éviter le piège du rap dit « conscient » ?
Ékoué : On rappe comme on parle en fait. Le rap qu’on dit conscient c’est un rap qui s’écarte d’un rap de soumis, c’est ça pour moi être conscient. Maintenant si certains trouvent ça relou ils n’ont qu’à écouter les autres clowns. Conscient / pas conscient ce n’est pas mon problème. Fais du rap et du bon, sois en conformité avec ce que tu racontes et ce sera déjà pas mal.
Fragil : Sur Nom prénom identité tu rappais : « Quand à nos chances d’insertion sociale je préfère encore la franchise du Front national ». C’est toujours d’actualité ?
Il y a autant de racistes à gauche et ce n’est pas elle qui te protège de l’ethnocentrisme ou du racisme
Ékoué : La franchise du Front national est bien relative. C’est les mecs qui nous crachent dessus sans prendre de passoire. Il y a autant de racistes à gauche et ce n’est pas elle qui te protège de l’ethnocentrisme ou du racisme.
Fragil : Il y a quelques années, un petit tacle d’Akhenaton provoquait une réponse cinglante de Sheryo en duo avec toi. Avec le recul tu portes quel regard sur ce clash par titres interposés ?
Ékoué : C’est vieux ça. Akhenaton je l’ai écouté, il a écrit des beaux textes. Tu prends Un brin de haine, faut l’écrire ce morceau. Franchement, ce gars-là, respect. J’reste underground je le referai plus sur scène. On s’est bagarré une fois on lui a mis deux droites sur le morceau et puis terminé. En plus il nous a samplé récemment.
Fragil : Ton point de vue sur les mecs séduits par Alain Soral ?
Ékoué : Si ces mecs considèrent que c’est leur maitre à penser tant mieux pour eux. Nous ce n’est pas notre philosophie, car notre constat est social. Il n’est pas ethnoracial ou ethnoconfessionnel, les choses sont très complexes. Les personnes qui suivent un mec comme un seul homme ça ne m’intéresse pas de toute façon.
Fragil : Comme disait Kenzy récemment, faut-il avoir la « sociabilité difficile » pour perdurer dans le milieu du Rap Français ?
Ékoué : Déjà moi Kenzy je le respecte. Après c’est clair qu’on fonctionne comme ça aussi. La Rumeur on est un des rares groupes qui n’a pas splitté. On se tient à distance du milieu. Mes vrais amis ne sont pas dans le rap d’ailleurs, ils se sont tous cassés. Il reste que La Hyène, La Rumeur et deux trois gars.
Fragil : Est-ce qu’on reverra une collaboration avec Casey ?
Ékoué : Non ! Casey terminé ! C’est une page qui se tourne définitivement. On s’est rendu compte qu’en vérité on n’a rien à voir. Je ne renie pas ce que j’ai fait avec elle, on a fait des bons morceaux, c’est quelqu’un que je considérais quasiment de ma famille. Maintenant nos chemins se sont séparés ils ne se réconcilieront plus. Moi j’estime que quand le ressort est cassé c’est définitif, je ne suis pas le genre de type à venir recoller les morceaux. C’est mort, fais ta vie nous on fait la notre.
Fragil : Le mot de la fin ?
Ékoué : Dédicace à un des patrons de La rumeur, Kool M. Celui qui m’a appris à rapper, notre grand frère. Quand des fois on s’embrouille, c’est lui qui rapplique pour siffler la fin de la récréation. Tant que La Rumeur subsistera, il sera avec nous.
Entretien de Jacques Le Pevedic
Crédits photos : Robin
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