« Petit Eyolf  » d’Ibsen au théâtre des Abbesses
Quelque chose qui ronge, et dérange…
Le théâtre de la ville à Paris a proposé en février aux Abbesses, une reprise de l’avant dernière pièce d’Ibsen, « Petit Eyolf  ». Douze ans après la vision marquante d’Alain Françon au théâtre national de la colline, la mise en scène de Julie Berès donne à cette œuvre sur le deuil les contours d’un rêve d’une inquiétante étrangeté. Ce spectacle troublant et intense est à découvrir lors de la tournée qui s’étend jusqu’au 2 juin 2015.
Le théâtre du norvégien Henrik Ibsen (1828 - 1906) repose sur une dramaturgie de l’enfermement, qu’il s’agisse de Nora d’Une maison de poupée (1879), d’Hedda Gabler (1890), prisonnière d’un idéal trop grand, ou du banquier John Gabriel Borkman (1896). Petit Eyolf (1894) explore un deuil compliqué par la culpabilité. La mort du fils handicapé fait ressurgir, en un perturbant écho, les manques et les non-dits qui rongent une famille. Une mystérieuse dame aux rats, issue d’un conte populaire, propose, au début de la pièce, ses services pour débarrasser de toutes formes de rongeurs. Elle emporte l’enfant avec elle…
La chambre du petit Eyolf est un espace à la fois suffocant et irréel, aux couleurs vives, où volent des jouets scintillants d’or et d’argent
Entre réalisme et fantastique
La pièce d’Ibsen joue sur le mélange des genres littéraires, en faisant aussi référence au conte. Quelque chose d’irrationnel se met en mouvement dès l’arrivée de l’inquiétante dame aux rats. Cette figure allégorique, qui rappelle Le joueur de flûte de Hamelin, sème le trouble et annonce une rupture avec un ordre établi pourtant bancal. Allmers, le père, a décidé d’interrompre son livre sur la responsabilité humaine, et de rentrer à la maison afin de s’occuper d’Eyolf, son fils paralysé, incarné de façon poignante par Valentine Alaqui. L’irruption imprévue de celle que l’on n’attend pas, qui se prétend capable de faire disparaître tout ce qui ronge, est un présage de mort qui évoque L’intruse, dans la pièce symbolique de Maurice Maeterlinck (1890). C’est la chanteuse d’opéra Béatrice Burley, également merveilleuse comédienne, qui prête son jeu et ses beaux graves à cette apparition perturbante, qui rôde, par ses chants lugubres, dans les régions d’un deuil à venir. Des rats se promènent sur elle tandis qu’elle interprète la première chanson de cabaret de Britten, et improvise sur du Arvo Pärt, pour raconter l’errance. On doit à cette belle artiste, qui adore la scène, de belles émotions au festival de Saint-Céré. La dimension du conte suggère aussi une enfance non résolue, cette part d’enfance que chacun porte en soi. Le glissement vers l’imaginaire se décline dans la mise en scène très inventive de Julie Berès et l’impressionnant décor de Julien Peissel. La chambre du petit Eyolf est un espace à la fois suffocant et irréel, aux couleurs vives, où volent des jouets scintillants d’or et d’argent. Les objets échappent, comme un témoignage silencieux de ce que l’on ne peut maîtriser. Après l’annonce de la catastrophe, l’enfant mort apparaît dans l’aquarium géant puis dans la chambre inondée, en des visions obsédantes et cauchemardesques. L’intérieur représenté est le reflet d’un monde intérieur, dévasté par les non-dits.
L’accomplissement d’un deuil
La mort du fils met à nu l’écrasante culpabilité face à cet enfant différent
Dès l’arrivée de Rita, la mère, on sent une dissonance. Elle danse sur un extrait de Jules César de Haendel, dans une gestuelle désordonnée. Quelque chose déborde dans son corps, qu’elle ne parvient pas à exprimer, comme un cri étouffé. Le personnage est possessif et a besoin d’exister dans le regard de son mari, éternel absent qui, comble de l’ironie, travaille sur la responsabilité humaine. La paralysie du fils et le regard des autres semblent également trop lourds à porter. Lors de l’annonce de la mort d’Eyolf, elle laisse exploser sa détresse, en des cris dévastateurs et qui font mal. Anne-Lise Heimburger, qui était une Eliante débordante d’énergie, dans le passionnant Misanthrope mis en scène par Jean-François Sivadier, construit une bouleversante figure de mère, pétrie de contradictions. La mort du fils met à nu l’écrasante culpabilité face à cet enfant différent. L’actrice exprime ensuite avec une infinie justesse toute la palette des émotions dans le travail du deuil, dans un jeu profondément sincère. La disparition d’Eyolf fait exploser d’autres secrets de famille, comme la relation trouble entre Allmers et sa sœur, Asta. La chambre du fils devient le lieu où la parole se libère. Face à ce chaos familial, le cheminement de la mère est fascinant. Une succession de noirs aussi brefs qu’oppressants crée un effet cinématographique, et nous plonge dans un temps fragmenté et intérieur : sa conscience tourmentée. Ces ellipses visuelles ponctuent l’accomplissement du deuil tout en l’accélérant. La dernière image est radieuse. Rita se tient dans la chambre du fils, désormais en ordre, inondée par la vive lumière du jour qui passe par les fenêtres ouvertes. Elle parait plus apaisée et dit qu’elle fera dorénavant, pour les enfants dont on entend les cris au dehors et qui se moquaient autrefois de son fils, ce qu’elle n’est pas parvenue à accomplir pour Eyolf. Elle est réconciliée avec son histoire, et libérée de tout ce qui la rongeait. Ce spectacle est porté par une distribution totalement investie. On en sort dans un état contrasté, entre le malaise et la compassion.
Christophe Gervot
Bloc-Notes
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