
Esperanto : une langue utopique ?
Au bout du chemin de l’Espéranto
Après ce voyage guidé par différents intervenants pour appréhender la langue universelle, un dernier détour s’impose. L’Espéranto est peut être plus présent dans vos vies que les a priori laisseraient croire. Au fil de l’histoire, dans les derniers secrets qu’il chuchote, se cachent de déroutantes découvertes.
Le dialogue entre l’Anglais et l’Espéranto est taché par une curieuse anecdote. Entre 1950 et 1970, l’armée américaine décide d’utiliser la jeune langue pour figurer l’idiome de l’ennemi. L’Espagnol se présentait comme candidate mais a été finalement abandonné. Pour préserver la neutralité, éviter les incidents diplomatiques en prenant une langue nationale, les exercices d’entraînement attribuaient l’Espéranto à un camp. Ils imaginent alors une nation fictive afin de satisfaire les besoins du jeu de guerre virtuel. Mais le tempérament guerrier doit obéir à sa logique. Paradoxalement les soldats apprennent les rudiments de la langue concurrente.
Le rapport de l’armée justifie ce choix, esquisse un bref aperçu historique, et reconnaît les mérites de la grammaire simplifiée. Le concept de « l’Agresseur » naît après la seconde guerre mondiale. Le réalisme est recommandé, l’ennemi fictif est représenté avec un bagage identitaire convainquant (une nationalité, une histoire, une politique et évidemment une réalité linguistique), cette idée étant destinée à transcender le patriotisme et à prévenir les Américains des différences socioculturelles auxquelles ils allaient être confrontés.
L’ami des médias
Je suis profondément convaincu que tout nationalisme ne peut apporter à l'humanité que de plus grands malheurs.
Retour au XXI ème siècle. Les coulisses de l’Espéranto abondent de détails déconcertants qui prouvent le développement et l’ancrage de la langue dans notre société. Le cinéma et les mots du Zamenhof se font de doux clins d’œil. Dans « Le dictateur » de Chaplin, les enseignes des magasins du ghetto sont en Espéranto et le discours final s’affirme comme un plaidoyer en faveur de l’idéal porté par cette langue. Pendant qu’Hitler l’assimile aux Juifs, le docteur initiateur refuse de participer au premier congrès de la Ligue mondiale des Espérantistes juifs. Il manifeste ainsi sa totale indépendance et son aversion pour toute manifestation visant à défendre une nation. Son discours est révélateur de cette ligne de conduite : « Suivant mes Convictions, je suis "homarano" [membre de l’humanité] et ne peux adhérer aux objectifs et aux idéaux de quelque groupe ou religion que ce soit. Je suis profondément convaincu que tout nationalisme ne peut apporter à l’humanité que de plus grands malheurs. [...] C’est pourquoi bien que je sois déchiré par les souffrances de mon peuple je ne souhaite pas avoir de rapports avec le nationalisme juif et désire n’oeuvrer qu’en faveur d’une justice absolue entre les êtres humains ».
Plus proche de nous, le film « Blade Trinity » montre furtivement des publicités, des journaux, des enseignes et des extraits d’œuvres cinématographiques en Espéranto. Etre sur ses gardes pour capter ces légères apparitions relève de l’enquête pour tous les amateurs de jeu d’observation. Les Sherlock Holmes en herbe, avide de trouver de nouveaux indices, pourront se rendre à « Gattaca ». « Bienvenue à Gattaca » utilise aussi le message de l’Espéranto entre les lignes d’un scénario sur la ségrégation génétique. L’empreinte de la langue a été repérée dans les voix des haut-parleurs du centre de lancement spatial. Le réalisateur Andrew Nicoll avait l’idée de recréer une ambiance « internationale ». Mais combien auront reconnu ici, entre ADN et mythe de l’homme parfait, le gène des mots d’Espéranto ? Ces allusions discrètes restent impossibles à identifier pour l’œil inattentif. La véritable reconnaissance passe par la capture d’un autre écran.
Le 5 novembre 2005, la première télévision en Espéranto, créée par Flavio Rebelo, est mise sur orbite. Internacia televido déploie ses programmes sur Internet, vise un public mondial. L’aboutissement de ce projet est le résultat de deux ans d’efforts du vaste portail Internet Gxangalo.com (jungle en français). Les programmes ne changent pas : dessin animés, informations (avec le point de vue d’un espérantiste), documentaires, musique, culture exotique... Mais certaines émissions auront un contenu plus « publicitaire » pour rappeler l’histoire de la langue, valoriser son rôle, défendre les associations. L’homme d’affaires de Sao Paulo, déjà surpris par la réussite de son site, tient un discours inédit. Sa conception de ce service proposé en Espéranto est plus proche d’un raisonnement d’homme d’affaires que de l’idéal, qualifié d’ « utopique » par les détracteurs de la langue. Le créateur de ce média ne nie pas sa volonté de s’inscrire dans la logique économique actuelle : « Il y a un marché pour les services en Espéranto sur Internet, qui consiste en des milliers et des milliers de personnes de plusieurs pays. Et nous occupons cette niche du marché ».
Petits frères et sœurs
L’avenir prouvera si ces investissements ont porté leurs fruits, si les Hommes du nouveau siècle adopteront pour signature et pour visage, l’Espéranto. Déjà, certains, par convoitise, curiosité ou divertissement, ont goûté à une langue internationale et décidé d’instaurer leurs propres créations. L’Ido est l’héritière directe du projet de Zamenhof. Des dissidents ont souhaité améliorer certaines règles. Ils ont ainsi créé un courant alternatif et opposant, mais encore minoritaire. Dans cette généalogie incertaine, l’Interlingua, crée en 1951, pourrait être l’arrière petite fille mais se réclame digne d’accéder au rang tant convoité.
Le Tokipona, littéralement « langue bonne », « langue du bien », a choisi un vocabulaire figé de 118 mots mais pourrait exprimer un panel assez important de sens. Le Volapuk, inventé à la fin du XIX ème siècle, connaît un succès fulgurant mais est détruit par des conflits internes. Les langues artificielles sont en effet soumises à l’approbation générale et suscite toujours des mécontentements sur leur grammaire, leur vocabulaire. D’autres systèmes de communication affirment plus leur volonté de jouer avec un code. Pour les musiciens, pourquoi ne pas tenter d’apprendre le Solresol, langue construite dans le but de pouvoir parler à n’importe quel interlocuteur (même sourd ou aveugle) avec des mots composés de notes de musiques ? Le langage Bliss, véhicule du bonheur, s’est plutôt orienté vers les symboles.
Créativité et imagination sont les maîtres mots de ses langues originales qui n’ont pas réellement l’ambition de détrôner l’Anglais mondial. L’Espéranto unit cette dimension à un projet international que certains considèrent comme déjà avorté. Un siècle seulement après sa naissance, l’Espéranto suscite des controverses, des débats et des réactions toujours tranchées. Aucune utopie : même s’il n’a pas pris place sur un territoire, cette langue de nulle part est toujours d’actualité, avec ses idéaux, ses contradictions, sa volonté de progrès. Avant de l’enterrer, elle clame encore le droit d’avoir son mot à dire... gis baldau !
Chloé VIGNEAU
Bloc-Notes
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