Burcu Uyar chante Lucia di Lamermoor
Égarements romantiques à Saint-Céré
La mise en scène d’Olivier Desbordes de l’opéra de Gaetano Donizetti, Lucia di Lammermoor, donnée au château de Castelnau, a été l’un des temps forts de l’édition 2014 du festival de Saint-Céré. Inspirée d’un roman de Walter Scott, l’œuvre contient l’une des scènes de folie les plus troublantes du répertoire. Elle trouve en Burcu Uyar une interprète habitée, aux aigus irréels. Un spectacle fort, à découvrir en mars et avril 2015, à Clermont-Ferrand, Mérignac et Perpignan, avant d’autres dates.
Au chapitre XV du roman de Gustave Flaubert, Emma Bovary assiste à l’opéra de Rouen à une représentation de Lucia di Lamermoor, et en sort violemment troublée. La trajectoire de ce personnage d’opéra préfigure en effet sa fuite du réel et nourrit son aspiration désespérée à scénariser sa vie. Les désirs romanesques de Madame Bovary se brisent au contact de la réalité. Elle a tenté de faire de sa vie une œuvre d’art, ce que l’héroïne de Donizetti parvient à faire de sa mort, au cours d’une scène d’une beauté perturbante.
Victimes de familles ennemies
Lucia apparaît sur un chariot évoquant ces charrettes d'infamie qui, au Moyen-Âge, stigmatisaient les coupables que l'on menait à la mort
L’intrigue de Lucia di Lamermoor repose, comme celle de Roméo et Juliette, sur la haine de deux familles, les Lamermoor et les Ravenswood. Lucia et Edgardo s’aiment d’un amour réciproque, mais un mariage arrangé, au mépris des battements de leurs cœurs, anéantit tous leurs espoirs et l’œuvre dessine peu à peu le portrait d’une jeune femme victime d’un ordre familial qui la broie. Cette dernière doit se sacrifier en épousant Arturo au nom d’intérêts qui la dépassent. La mise en scène intense et épurée d’Olivier Desbordes met en relief l’aspect de victime de ces mariés malgré eux. Lucia apparaît sur un chariot évoquant ces charrettes d’infamie qui, au Moyen-Âge, stigmatisaient les coupables que l’on menait à la mort. Chrétien de Troyes précise, dans Le chevalier à la charrette que ceux qui avaient l’audace de s’aventurer sur de tels véhicules étaient maudits. Dans son air d’entrée, elle évoque un sinistre présage et introduit le thème d’une fatalité funeste à sa passion. Ce passage donne un éclairage surnaturel à son arrivée. Edgardo est incarné avec fougue et sincérité par Svetislav Stojanovic, après son beau Lensky de Eugène Onéguine à Saint-Céré en 2011. L’opéra comporte tous les ingrédients du mélodrame, avec son cortège de mensonges et de méprises, orchestrés par la figure inquiétante du frère. Celui-ci précipite le mariage forcé par de fausses nouvelles qui fragilisent l’héroïne, malgré la présence consolante d’Alisa. Hermine Huguenel apporte une touchante humanité à cette confidente. Cette artiste d’une énergie incroyable offre la composition étourdissante d’une reine Popotte complètement déjantée du voyage dans la lune d’Offenbach, dans un grand écart qui illustre le réjouissant mélange des registres du festival. Le spectacle suggère une symétrie entre les histoires de Lucia et d’Arturo, qui entre en scène dans un même équipage et dans les bras d’une autre. C’est aussi un cœur mis à mal. Il trouve en Eric Vignau l’interprète authentique d’un personnage égaré dans un monde brutal.
Une folie d’opéra qui transcende un amour impossible
Le temps se fige dans le miracle de la voix
Tout bascule lors de la cérémonie du mariage, qui se révèle sanglante. La table de la fête a été dressée et Raimondo entre en scène pour raconter le meurtre que Lucia vient de commettre sur Arturo. Christophe Lacassagne fait de ce récit plein de terreur et de compassion un moment d’une profonde intensité, avec des graves impressionnants. L’arrivée de la jeune épouse, la robe tachée de sang, est saisissante. Elle a perdu la raison et l’assemblée est glacée d’effroi. Cette représentation très romantique de la folie amoureuse évoque la figure d’Ophélie dans Hamlet. La pièce de Shakespeare a également fait l’objet d’un opéra d’Ambroise Thomas (1868), où les vocalises expriment un même dérèglement mental. Dans l’opéra de Donizetti, la flûte semble l’écho de l’égarement de l’héroïne, et suggère une fracture intérieure. A Saint-Céré, Lucia se recouvre de la nappe du repas de noces, qui sera son linceul. Burcu Uyar fait de ces vocalises l’expression d’une détresse indicible, qui nous parviendrait de l’au-delà, avec de sublimes aigus qui font frissonner. Le temps se fige dans le miracle de la voix. Cette belle artiste a interprété ce rôle redoutable une dizaine de fois au Deutsche Oper de Berlin, entre 2009 et 2014, ainsi qu’à Marseille, Dijon, Padoue et Tel Aviv.
Elle est aussi une habituée du personnage de la reine de la nuit de La flûte enchantée , qu’elle a notamment chanté en 2006 à Angers Nantes Opéra et en 2009 à Saint-Céré. La folie de Lucia, d’une beauté désespérée, s’exprime autant dans une forme de dérèglement du chant que dans le jeu. Ces scènes d’égarement sublimés par la voix sont nombreuses à l’opéra. Parmi les figures les plus marquantes, on retient l’esprit troublé d’Adina dans La somnambule de Bellini, la fureur d’Electre, obsédée par la soif de vengeance dans l’opéra de Richard Strauss, celle de Boris Godounov, rongé par la culpabilité dans l’ouvrage de Moussorgski , et la folie amoureuse du Tristan de Wagner. Elles s’expriment dans des registres différents mais donnent toutes lieu à d’hallucinants moments de théâtre. Les rapports entre une œuvre et son compositeur sont souvent étranges. Donizetti a peint l’état mental de son héroïne avec une justesse infinie, dans la préfiguration de sa propre fin : il est lui-même mort fou. L’édition 2014 du festival de Saint-Céré a offert quelques beaux prolongements à ce spectacle. Le 4 août, un récital de piano romantique par Dina Bensaid à Labastide-Marnhac, a repris quelques thématiques assez proches, notamment dans l’expression de sentiments exacerbés. Les concerts de Vivaldi pour piccolo, dans l’église Sainte-Spérie de Saint Céré a permis d’entendre d’autres sonorités de la flûte, dans une belle interprétation de Lucie Humbrecht. Le concert consacré à Chostakovitch et Dvorak, enfin, plein d’accords troublants, en extérieur au château de Montal, par une nuit de pleine lune, a été un moment rare et de pur lyrisme, au cours d’une manifestation toujours riche en surprises et en émotions.
Christophe Gervot
Crédits photos : Nelly Blaya
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