L’Envers du Décor, Acte 3
Les dessous du théâtre, ses entrailles, ont le charme et l’épouvante des greniers de notre enfance.
À l’Opéra Graslin, le rangement et le démontage des décors se font le lendemain de la dernière représentation d’un spectacle. Ce samedi matin-là, nous avons plongé au cœur de l’invisible, de l’insoupçonné, en suivant Pascal Cagnon, régisseur général technique d’Angers-Nantes Opéra. Fragil peut à présent vous livrer tous les secrets du spectacle.
Entrés là avec quelques questions bien précises en tête, nous en sommes ressortis des heures plus tard avec un flot d’impressions difficiles à retranscrire. Des odeurs tout d’abord : des effluves de laque émanant encore des loges des artistes, le parfum de la lessive qui nous poursuit à travers le dédale des couloirs. « Le spectacle doit être prêt pour partir à Rennes ce soir. Tout doit être lavé et séché avant 20 h. » Depuis 9 h ce matin, du linge sèche ici et là, même dans les endroits les plus improbables, et on pense aux pays du sud où le linge est suspendu partout aux fenêtres.
Puis, d’autres effluves...une odeur d’égout nous rappelle la vétusté du bâtiment, ouvert en 1782, tout comme celle du salpêtre sur le tuffeau de l’escalier à vis qui mène au grenier, tout là-haut au-dessus de la salle. Celle du tabac froid, dans l’antre des machinistes, du café du matin, aussi. S’y ajoute une senteur indéfinissable : celle de la scène. Longtemps, je me suis demandée d’où provenait ce subtil mélange, qui semble être le même d’une scène à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une décennie à l’autre. Mélange imaginaire... colophane, transpiration, laque, fumée artificielle, poussière ?
Ici et là, nous avons croisé ceux qui peuplent le théâtre, qui l’habitent, en somme
Ici et là, nous avons croisé ceux qui peuplent le théâtre, qui l’habitent, en somme. D’un théâtre, on dit souvent que c’est une maison. Et pour cause : on y vit le jour, on y joue le soir. Des bureaux à la scène, des salles de repos aux grils, des studios de répétition aux coulisses. Entre deux services (répétitions en journée, spectacle le soir) il n’est pas rare de se trouver ensemble à table, ou d’y faire une sieste salutaire. Mais dans cette grande maison, chacun sa chambre.
Des machines à coudre d’un âge fort avancé rappellent que plusieurs générations de savoir-faire sont passées par ici
Celle des couturières, habilleuses (et habilleurs), espace un instant figé, vide, blanc, que l’on devine le soir venu peuplé de petites mains affairées à raccommoder, réparer, recoudre ou raccourcir en quelques minutes. Des machines à coudre d’un âge fort avancé rappellent que plusieurs générations de savoir-faire sont passées par ici. Elles y côtoient de belles armoires toutes neuves, d’un blanc brillant. Elles abritent des stocks de vêtements et d’accessoires soigneusement rangés et étiquetés. « Notre principal problème est la place. Qu’il s’agisse des décors ou des costumes, nous sommes forcés de faire du tri régulièrement. On donne, mais on est aussi obligé de jeter. Parfois, ce que l’on croit avoir jeté des mois plus tôt réapparaît subitement… C’est très dur pour leurs créateurs de s’en séparer. L’affect se heurte alors au principe de réalité. »
Quelques portes plus loin, dans le foyer des « machinos », l’ambiance est radicalement différente. Les fenêtres y sont grandes ouvertes mais rien n’y fait, l’odeur du tabac froid semble s’être incrustée partout. Un reste de baguette et de pâté trône sur une table où se côtoient vaisselle, journaux, pot à tabac. Partout au mur, des affiches, posters, petits mots accrochés ici ou là. Une partie de la pièce est dédiée au repos : au-dessus des casiers, une planche accueille un matelas dans une mezzanine de fortune. « Les machinistes sont là douze heures par jour. » Univers résolument vivant et bordélique, fortement masculin, à l’opposé de l’ordre sage rencontré quelques minutes plus tôt chez les habilleuses. Contraste matériel qui reflète à la fois la diversité des corps de métier et qui témoigne aussi du sexe de ses habitants. Des milieux très ancrés, des machos, des filles…On aurait pu espérer qu’au théâtre, où le travestissement règne en maître, les genres ne soient pas si marqués. Chez les machinistes, pas de femmes. Chez dix électriciens, une seule électricienne. L’atelier de couture, en revanche, est un monde quasi exclusivement féminin.
D’un foyer à l’autre, changement d’ambiance. Nous voici chez les électriciens. Ici c’est plus rangé, un peu plus sage. Plusieurs guitares, perchées sur leurs supports, rappellent que ces espaces sont surtout dédiés à la détente. La déco est soignée, plutôt vintage. De ces gens qui s’affairent au démontage, sur scène en ce moment même, nous ne savons rien, mais avoir ouvert les portes de leurs cachettes nous a fait partager avec eux quelque chose de l’ordre de l’intime.
Des effluves qui nous ont accompagnées ce matin là, nous retiendrons aussi le parfum de la laque. Il nous rappelle qu’ici même, il y a une dizaine d’heures, s’affairaient d’une loge à l’autre maquilleuses et perruquières. Coiffer et poudrer solistes, comédiens et figurants est le fruit d’une mécanique bien huilée. Si le maquillage n’est pas trop compliqué, chaque choriste se débrouillera seul, équipé d’une petite trousse à son nom et d’une marche à suivre sous la forme d’un dessin du résultat à obtenir. Pour les plus grosses productions, une dizaine de personnes travaille face aux miroirs à une cadence soutenue. Un planning très serré est monté en amont. Il fait partie du dossier de production, le document mémoire essentiel à la création d’un spectacle. Il faut du temps pour préparer les trente-cinq choristes, la quinzaine de solistes et les figurants. À partir de 17h, ils seront convoqués un par un, toutes les cinq minutes.
Enfin, nous découvrons un dernier espace, vide lui aussi. Si certains corps de métier ont fait de l’urgence du soir de spectacle leur expertise, il est au théâtre aussi des métiers qui s’exercent dans un temps plus long : c’est le cas des costumières. L’atelier de création des costumes de l’Opéra est composé de quatorze personnes qui vivent et travaillent au rythme des productions de Graslin. Les metteurs en scène, exigeants, souvent empêcheurs de tourner en rond, déterminent le travail de fourmi qui devra être accompli ici. Mais si la saison est plus faible, l’atelier tourne aussi grâce à des projets extérieurs, pour d’autres salles ou pour des expositions.
Labyrinthe enchanté encombré en tous recoins de tissus et costumes, cet endroit est fascinant, tant il regorge de cachettes
Labyrinthe enchanté, encombré en tous recoins de tissus et costumes, cet endroit est fascinant, tant il regorge de cachettes. Nous déambulons de pièce en pièce, grimpons sur les mezzanines et découvrons avec des yeux d’enfants des placards qui débordent de costumes, chaussures, tissus et gallons. Les tables de découpe, les portants et les bustes portent les empreintes de ces mains expertes que l’on imagine s’affairer au milieu des volants et des tulles. « Récemment, elles ont fait un stage pour apprendre à faire des corsets. C’est important, car ce savoir-faire se perd complètement. »
À l’Opéra de Nantes, les machinistes, accessoiristes, électriciens, couturières, habilleuses et tant d’autres font « partie du décor », contribuent à lui donner vie le temps de représentations éphémères. Ils s’activent jour et nuit pour nous donner l’illusion que le spectacle est en dehors du temps et du monde réel. Mais eux sont bien réels et leurs savoir-faire irremplaçables ne sauraient être oblitérés par le temps, pour peu que la culture, enjeu crucial dans notre société consumériste, continue à être affirmée comme une priorité.
Séverine Dubertrand, Nathalie Guillotte
Photos : Alice Godeau
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