
OPÉRA
Trésor fatal...
« L’or du Rhin  » à l’opéra de Monte Carlo
L’opéra de Monte Carlo a affiché, du 19 au 24 novembre 2013 «  L’or du Rhin  », prologue de la Tétralogie de Richard Wagner, au Grimaldi Forum. L’œuvre n’y avait pas été représentée depuis 1939. La mise en scène de Jean Louis Grinda, très esthétique et d’une grande force visuelle, ouvre de passionnantes pistes dramaturgiques et est portée par une distribution exceptionnelle. On espère voir les autres journées du cycle au cours des saisons à venir.
Inspirée des sagas nordiques et des mythologies germaniques, la tétralogie est à la fois un récit des origines et celui d’une apocalypse. Le spectacle de Jean-Louis Grinda reflète ce troublant paradoxe, en donnant à voir, dès le prologue, des dieux dissonants et déjà très humains, rongés par l’envie et cheminant vers leur extinction. L’œuvre est une implacable machine de guerre, dont les protagonistes ne maîtrisent déjà plus rien, avant qu’elle n’ait vraiment débuté.
Naissance du mouvement
Le premier accord de L’or du Rhin semble venir de très loin. C’est un son de la création du monde, une note sourde d’abord, puis qui s’installe et dure, dans une troublante relation entre l’espace et le temps. Au troisième volume de Ma vie, Richard Wagner affirme avoir eu la vision de cet accord initial, d’une indicible beauté, lors d’un séjour en Italie, à La Spezia. Il avait été souffrant et, après une aggravation de son état due au mal de mer, il s’étendit sur son lit dans un état de fièvre. Il écrit « C’est pourquoi je sombrai dans une espèce de somnambulisme, où j’eus soudain l’impression de sombrer dans des eaux au courant puissant. Le bruit des flots prit bientôt dans mon esprit la forme d’un accord de mi bémol majeur, qui ricochait sans répit sous des formes brisées. » (Traduction de Claire Delamarche). Le compositeur explique ainsi la révélation du prélude de L’or du Rhin. L’accord se développe et suggère la naissance du mouvement, que le metteur en scène de cette production monégasque illustre sur un écran par la projection de formes inertes qui, peu à peu, s’animent. La toile de tulle révèle, lentement, par un effet de transparence et dans une belle symbiose avec la musique (Wagner ne rêvait-il pas d’un art total ?), la profondeur de fonds sous-marins.
Le bruit des flots prit bientôt dans mon esprit la forme d’un accord de mi bémol majeur
Dans un environnement irréel, les pierres des profondeurs prennent vie et se métamorphosent en filles du Rhin, gardiennes de l’or. Dans ce milieu aquatique, les trois naïades prolongent la grâce de leur chant, par des mouvements glissants et insaisissables qui évoquent une légèreté encore possible auprès du trésor. Le Nibelung Alberich rôde dans l’ombre et épie ces jeux. Sa présence inquiétante rappelle que le vol de l’or et le renoncement à l’amour se confondent avec ces balbutiements originels, comme le signe d’un mal très profond. À l’autre extrémité, la deuxième scène nous entraîne au Walhalla, où le réveil des dieux est l’écho de ces premiers gestes. Wotan a fait construire un château, en symbole de son pouvoir, par les géants Fasolt et Fafner. Il leur doit un salaire, ce qui témoigne, déjà, d’un monde divin régi par l’économie des hommes. Egils Silins, mémorable dans la récente tétralogie à l’opéra national de Paris, offre sa présence charismatique et sa voix ample à un Wotan d’anthologie, oscillant entre certitudes et failles naissantes, par quelques accents poignants d’humanité. Sa femme, la déesse Fricka, est, elle aussi, troublée par l’envie, dans une sorte de frémissement originel, et ne se montre pas insensible à l’évocation de l’or du Rhin. Natascha Petrinsky, saisissante Maddalena dans la passionnante mise en scène de Rigoletto d’Éric Génovèse à Bordeaux en 2007, dresse un portrait autoritaire et parfois compatissant de cette Junon du nord. Elle sculpte ses très belles phrases par un timbre somptueux aux couleurs chaudes et quelques beaux graves. Les dieux ne semblent pas à leur place. Une force qui les dépasse est en marche.
Un étau qui se resserre
Wotan descend, en compagnie de Loge, à la troisième scène de l’opéra, dans les profondeurs de la Terre, à Nibelheim Alberich y exerce désormais un inquiétant pouvoir où, dans la nuit et le brouillard, tout le monde se ressemble et se confond. Les dieux et les humains ne sont-ils pas, en effet, interchangeables dans leur course au pouvoir ? Le nibelung fait travailler sans relâche l’or maléfique dérobé aux filles du Rhin, après avoir choisi de renoncer à l’amour. Les dieux viennent négocier avec ce tyran, et parviennent à s’emparer du trésor par la ruse, pour s’acquitter ensuite de leur dette envers les géants. Rudy Sabounghi a conçu pour ce tableau un mur métallique et incliné, qui semble s’abattre en direction du public, tout en étouffant les protagonistes. L’effet visuel est d’une grande force et soutient l’implacable glissement vers une mort annoncée.
La voix semble venir de très loin, et le temps se fige, pour quelques instants
Le salaire pour le château est une monnaie volée, dont Alberich, ivre de frustration, maudit, dans une scène glaçante, tous les possesseurs à venir. C’est Erda, déesse de la sagesse éternelle, qui vient avertir, en un poignant monologue, les habitants du Walhalla de leurs dangereux égarements et de leurs aspirations trop humaines. Elzbieta Ardam, Erda intense, traverse le plateau dans le sens de la longueur, dans une démarche très lente, et elle offre un chant d’une désespérante beauté, avec quelques graves d’une belle profondeur. La voix semble venir de très loin, et le temps se fige, pour quelques instants. Le commandeur de Don Juan n’est pas si loin. Les dieux sauront-ils écouter cette parole qui les dépasse ? La mort de l’un des géants, maudit pour ce qu’il possède désormais, intensifie l’avertissement en un sinistre présage : il y a un cadavre en bas des marches qui mènent au palais.
Syndrome de Stockholm chez les dieux
Wotan n’a pas hésité, dans son aveuglement, à proposer la déesse Freia en échange du travail des géants. Cette dernière possède les pommes qui donnent la jeunesse éternelle aux dieux. En l’absence de toute autre monnaie, Fasolt et Fafner l’emmènent, à la deuxième scène de l’opéra. L’effet est immédiat et les habitants du Walhalla se mettent à vieillir, en un signe de leur disparition programmée. L’un des deux géants tombe amoureux de la déesse, mais ne peut survivre, dans un monde sans amour.
La déesse (...) ne peut quitter des yeux celui qui l’a regardée autrement
À peine sont-ils en possession de l’or, à la quatrième scène, que les deux frères s’entre-tuent, et Fasolt succombe. Freia, lors de son retour parmi les siens, semble avoir perdu toute confiance et ne peut quitter des yeux celui qui l’a regardée autrement, dans un bouleversant jeu de regards. Elle a servi de monnaie d’échange et revient fragilisée après son enlèvement, tout en manifestant un état de manque face à ses ravisseurs. Elle poursuit ses gestes obsessionnels en s’accrochant au cadavre du géant amoureux et ne parvient plus à suivre ceux qui l’ont trahie. Nicola Beller Carbone, qui a été une mémorable Tosca à Nice et à Angers Nantes Opéra, est bouleversante dans cette figure de déesse abandonnée. Elle offre de puissants aigus à l’expression de ses blessures, en une incarnation mémorable. La confusion est extrême lors de la scène finale, tandis que les filles du Rhin pleurent l’or perdu. Les dieux se dirigent maladroitement vers leur château, dans ce qui ressemble déjà à une danse de mort. Leur lente agonie a déjà commencé. On sort du spectacle profondément troublé.
Christophe Gervot
Crédit photos : Rudy Sabounghi (Opéra de Monte Carlo) et ©Grimaldi Forum
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