Robert Carsen revisite "Elektra" à l’Opéra Bastille
Electre et ses doubles
L’opéra national de Paris a proposé, du 27 octobre au 1er décembre 2013, une série de représentations d’ « Elektra  » de Richard Strauss, dans la mise en scène de Robert Carsen conçue pour le Mai musical florentin en 2008. Waltraud Meier, qui avait composé un portrait inhabituellement intériorisé de Clytemnestre, dans la perturbante mise en scène de Patrice Chéreau au festival d’Aix-en Provence, en donne ici une toute autre incarnation. Un fascinant jeu d’actrice, dans un dédoublement et une proximité dans le temps qui donnent le vertige !
Toute mise en scène permet de faire jaillir de nouveaux sens, et peut donner l’illusion au spectateur qu’il voit l’œuvre pour la première fois. L’expérience de voir deux visions d’un opéra aussi fort qu’Elektra, en peu de temps, est à cet égard saisissante. Alors que les images de l’ultime spectacle de Patrice Chéreau étaient encore très présentes, dans le souvenir d’une réalisation proche de l’idéal, la proposition de Robert Carsen, reprise à l’Opéra Bastille a apporté de puissants effets de surprise. Cette confrontation nous rappelle combien le metteur en scène est un lecteur singulier, dans ce qu’Umberto Ecco appelle la coopération interprétative. Elektra trouve ici de nouveaux contours, et des images qui créent d’autres chocs. Il ne s’agit pas de minimiser l’intensité du premier spectacle, mais de mesurer combien l’œuvre est riche, et capable de renaître à chaque nouveau regard.
Rituels de deuil
La vision de Robert Carsen est très ritualisée. Le décor dépouillé évoque quelque cérémonie funèbre, à laquelle les parois glacées donnent une grandeur tragique
La vision de Robert Carsen est très ritualisée. Le décor dépouillé évoque quelque cérémonie funèbre, à laquelle les parois glacées donnent une grandeur tragique. Le sol est recouvert de terre. Les servantes, lors de la première scène, sont regroupées en une véritable meute, et Electre, vêtue de la même manière et qui se confond parfois avec elles, a l’ aspect d’un animal blessé. Au cœur du plateau, une fosse où tout se joue, lieu de mémoire et de sacrifice. Durant son premier monologue, d’une force dévastatrice, Electre en sort le cadavre de son père, totalement nu. Les servantes le soulèvent et l’exhibent, tout en marchant. Toutes ces femmes regardent dans une même direction, comme s’il s’agissait d’un seul personnage. Ce sont elles qui amènent Clytemnestre sur un lit, en une même gestuelle, lors de son entrée en scène. Ainsi, nous la découvrons hallucinée, s’éveillant de ses mauvais rêves et sortant d’une nuit de fièvre. Dans une telle proximité, Electre, à qui elle vient confier ces cauchemars qui la rongent, paraît une sorte de démiurge, qui orchestre ses angoisses nocturnes, pour qu’elle se souvienne de l’innommable. Des ombres projetées sur les murs accentuent l’inquiétante étrangeté. Au terme de la confrontation entre la mère et sa fille, le lit est jeté avec détermination dans la fosse, en un sinistre présage. C’est dans cette fosse, enfin, que s’accomplit la vengeance, où a lieu la double exécution de Clytemnestre et d’Egisthe. Philippe Giraudeau apporte, dans sa chorégraphie, une implacable intensité à ces rituels de deuil qui semblent, plus que jamais, s’étendre à tout un groupe . Son beau travail sur le mouvement, d’une cohérence parfaite,rappelle, par sa puissance, la fascinante scène finale qu’il avait règlée pour les Dialogues des carmélites, également proposés par Robert Carsen. La mise en scène, très esthétique, explore avec minutie et une bouleversante humanité, des âmes malades, en quête de rédemption.
Une telle alchimie n'est-elle pas l'essence de l'opéra ? Elle atteint, dans ce spectacle, un paroxysme
Vertiges compassionnels
Seule Clytemnestre est vêtue de blanc. Electre et les servantes, en revanche, portent des couleurs sombres, et font bloc, en un troublant effet de miroir. Ce reflet se décline dans une symétrie de gestes, et dans l’imitation ou l’anticipation des réactions, des regards ou des actions de la fille d’Agamemnon. Une telle multiplication donne le vertige, et exprime une compassion partagée. Ainsi, toutes se bouchent les oreilles à l’annonce de la fausse mort d’Oreste. Elles suivent Electre pour creuser la terre avec elle quand celle-ci affirme qu’elle se vengera désormais seule. Lors du retour du frère, toutes les servantes brandissent une hache, en signe d’une détermination commune. Durant la danse finale, elles portent et soulèvent Electre, comme elles avaient élevé le corps sans vie et dénudé d’Agamemnon, et Clytemnestre sur son lit, lors de son entrée en scène. Ces gestes répétés reflètent les étapes du cheminement intérieur de la protagoniste. À la fin, toutes s’étendent à terre, apaisées, près d’Electre, dans une lumière glacée.
Irène Theorin restitue toute la démesure et la sauvagerie d'Electre, en un chant puissant qui rôde dans des zones irreprésentables
La distribution réunie s’investit de manière totale dans cette proposition. Irène Theorin restitue toute la démesure et la sauvagerie d’Electre, en un chant puissant qui rôde dans des zones irreprésentables. Il prend sa source dans la perte d’un père et sa nécessité dans la vengeance à venir. Cette magnifique interprète exprime, en des accents habités, une douleur qui ronge, par delà les mots. Ricarda Merbeth, qui était Chrysothemis en 2005 pour Angers Nantes Opéra, retrouve la figure de la sœur qui aimerait vivre, malgré tout, en un portrait d’une humanité poignante, dessiné par une voix ample aux couleurs lumineuses. Evgeny Nikitin incarne un imposant Oreste, à la présence intense, et au timbre caverneux qui pénètre l’âme. Philippe Jordan orchestre cette cérémonie macabre dans une direction musicale inspirée et pleine de fièvre : il réussit l’improbable rencontre du feu et de la glace ! Longtemps on se souviendra de la magistrale entrée en scène de Waltraud Meier qui, en une alchimie secrète entre le chant et le jeu, exprime toute la complexité de l’âme humaine Une telle alchimie n’est-elle pas l’essence de l’opéra ? Elle atteint, dans ce spectacle, un paroxysme.
Christophe Gervot
Crédits photo : Gianluca Moggi (Florence), J.F Leclercq et Charles Duprat (opéra national de Paris)
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