
Dossier sur le genre 5/15
La femme aux manettes
Stéréotypes et sexisme dans le jeu vidéo
En 2013, 80% des Français jouent au jeu vidéo. Les femmes âgées de 30 à 50 ans forment aujourd’hui le groupe de joueurs le plus actif au monde : elles représentent 52% du total des joueurs. Fragil s’est entretenu avec Mathilde Rémy, gameuse et ancienne journaliste du magazine Joystick. Focus sur la place de la femme dans le jeu vidéo et son industrie.
Le secteur du jeu vidéo est un marché mondial en pleine évolution. Les jeux ont longtemps été conçus par des hommes, pour des hommes. Cette habitude est en train de changer, mais les jeux vidéo peinent à se diversifier pour conquérir la nouvelle cible que constituent les femmes. Si la Game Boy, la Wii, les jeux comme Les Sims et Candy Crush semblent être parvenus à séduire à peu près indifféremment les deux genres, les jeux conçus pour la gent féminine ne font pas l’unanimité.
« Nous sommes encore dans l’enfance du jeu et nous en découvrons doucement le potentiel, en tant que divertissement, moyen de communication et art… Il y a encore tellement de choses à inventer ! Le jeu n’a pas encore atteint la maturité des arts établis, avec une gamme d’émotions complètes qui permettraient de faire vivre aux joueurs des situations subtiles et complexes. » Déclare Mathilde Remy, ancienne journaliste du magazine Joystick.
Nous sommes encore dans l’enfance du jeu
La représentation féminine dans les jeux vidéo, bien que présente depuis son origine, est restée longtemps insignifiante. 1983, Mario le gentil plombier essaie de sauver la pauvre Princesse Peach. 1987, Street Fighter permet de se battre avec un personnage féminin. Mais le tournant a vraiment lieu en 1996 avec Tomb Raider. La cultissime Lara Croft débarque dans le monde du jeu. On retient bien sûr la prouesse technique de l’animation 3D du personnage, mais surtout ses mensurations. Son créateur, Toby Gard, explique ainsi ses raisons pour mettre une bimbo dans le rôle principal d’un jeu d’aventure : « Si le joueur regarde un cul pendant des heures et des heures, autant que ce soit un joli cul. » Le succès est tel que les éditeurs se tournent vers des héroïnes sexy, aguicheuses et misent sur la vente de produits dérivés. Dès lors, certains studios vont user de stéréotypes et refléter une image réductrice de la femme.
Si le joueur regarde un cul pendant des heures et des heures, autant que ce soit un joli cul
Une vision pixelisée de la femme
Mar_Lard, jeune gameuse et étudiante à Science Po, dénonce dans de nombreux articles le sexisme dans les jeux. En faisant parler d’elle et en créant la polémique. Certains reprochent une vision étriquée de la question du genre dans le jeu vidéo.
Mar_Lard : « Quelle qu’en soit la raison, les jeux vidéo semblent avoir plus de difficultés à aborder le genre de manière mature que n’importe quel autre support, à l’exception peut-être des comics. Entre son exploitation intensive et peu subtile de fantasmes masculins, ses difficultés à mettre en scène un personnage féminin avec plus de profondeur que ses implants mammaires et ses représentations gamines de la sexualité, le média paraît empêtré dans une perpétuelle adolescence. Peut-être l’industrie entend-elle ainsi flatter ceux qu’elle imagine constituer son public ? » Dans Bayonetta par exemple, la protagoniste est une ancienne nonne sorcière, aux jambes interminables et à la souplesse inégalée. Elle manie des armes en talons aiguilles en vous lançant un regard sulfureux à travers des lunettes de secrétaire. Elle utilise ses cheveux comme arme.
Les jeux vidéo semblent avoir plus de difficultés à aborder le genre de manière mature que n’importe quel autre support
Certains poussent la sexualisation à l’extrême. Dans le jeu Dead or AliveXtreme2, de plantureuses héroïnes en bikini jouent au beach-volley sur une île et posent, aguicheuses, sur la plage. Ce jeu est un spin off de la série originale, un jeu de combat, reposant sur le même symbolisme. Et quand l’adaptation au cinéma arrive, c’est le drame.
Mar_Lard, dans son article Pour le plaisir des yeux masculins, détaille tous les clichés sexistes des jeux. Elle constate que même dans les jeux permettant de customiser le personnage, il est impossible de créer une femme qui n’entre pas dans les critères de beauté sexistes. Dans Saints Row : The Third il est possible de régler la taille des seins du personnage féminin ou la taille du pénis du personnage masculin à l’aide d’un slider nommé… Sex Appeal. Un raccourci particulièrement révélateur et problématique.
Anita Sarkeesian, vidéoblogueuse féministe américano-canadienne fait des recherches et se penchent sur ces clichés. En juin 2009, elle créé le site feministfrequency.com, dont le but est de « déconstruire la représentation des femmes dans les médias. » En 2012, elle lance un appel aux dons sur le site Kickstarter afin de réaliser une nouvelle série sur la représentation des femmes dans les jeux vidéo, baptisée Tropes vs. Women in Video Games. La campagne dépasse son objectif, fixé à 6000 $ et permet de récolter près de 159000 $. Anita Sarkeesian consacre la première partie de son étude au cliché de la demoiselle en détresse : « Traditionnellement, la femme en détresse est une membre de la famille ou l’objet de l’amour du héros ; princesses, épouses, petites amies et sœurs sont généralement choisies pour ce rôle. » La deuxième partie de l’étude se concentre sur « les femmes dans le frigo ». Cette expression concerne tous les personnages féminins qui meurent, sont blessés ou dépossédés de leurs pouvoirs dans les jeux vidéo, pour le bien de l’intrigue. Enfin, le troisième épisode, mis en ligne le 1er Août, inverse la tendance et s’attarde sur les jeux dont la mission est de sauver des hommes en détresse.
Anita Sarkeesian, vidéoblogueuse féministe, a réalisé une série sur la représentation des femmes dans les jeux vidéo
Sans pour autant renverser les clichés, certains jeux donnent aux femmes un véritable rôle. Dans Assassin’s Creed III : Liberation, Aveline de Granpré, née d’une esclave africaine et d’un riche négoce français, se bat pour libérer La Nouvelle-Orléans de la domination hispanique et rejoint la Confrérie des Assassins en 1759. En France, le créateur de jeux David Cage essaie d’élargir la gamme des émotions proposées aux joueurs en racontant des histoires plus profondes et plus personnelles. Il développe la psychologie des personnages en imaginant des situations plus subtiles ou des interactions plus humaines. Il réussit à réunir une catégorie de joueurs plus adultes, en développant notamment Fahrenheint ou Heavy rain. Dans Beyond Two Souls, il trace également une voie différente. Son personnage Jodie Holmes est une jeune femme possédant des pouvoirs surnaturels lui procurant un lien psychique avec une mystérieuse entité. Le jeu présente un univers sombre, noir et travaillé.
Les jeux vidéo virils
La représentation des hommes dans les jeux n’est pas pour autant meilleure que celle des femmes. Pour la suite de sa série, Mar_Lard aborde cette fois la question des représentations de la masculinité. Elle y décrit le schéma occidental classique : masculinité égale virilité. La virilité étant ici réduite à son expression la plus stéréotypée : puissance, violence, agressivité, force physique. Elle résume que « les personnages masculins sont tout aussi sexualisés, idéalisés. Ils correspondent certes à des fantasmes sexuels, mais ce sont encore et toujours des fantasmes masculins. Et ceci pour flatter le joueur masculin. » Au cours du colloque Genre & Jeu vidéo de Lyon, un chercheur émettait l’hypothèse que les jeux vidéo avaient évolué vers ce modèle de virilité exacerbée pour compenser le caractère essentiellement non viril de l’activité. Hypothèse.
La virilité étant ici réduite à son expression la plus stéréotypée : puissance, violence, agressivité, force physique
Pour Mathilde Remy, « les garçons seraient davantage dans une recherche pour échapper au réel, le dépasser, le transcender, ils aiment l’action. Tandis que les femmes seraient plus ancrées dans le réel, et préfèrent donc des jeux de type casual games (jeux occasionnels) ou l’on peut entrer et sortir facilement, et même avec une dimension sociale qui va leur permettre de rester en lien avec leurs amis, comme Candy Crush. Dans notre société, ce sont les valeurs masculines qui sont valorisées : l’action, la réussite, la compétition… Et ce sont ces mêmes valeurs que l’on retrouve dans la plupart des jeux. En revanche, l’intériorité, les émotions et la coopération, qui sont plutôt des valeurs féminines, sont véhiculées par des jeux traditionnellement considérés comme “moins bons”. À quelques exceptions près, les jeux AAA, sur lesquels les éditeurs investissent les plus gros budgets, sont des “jeux d’homme”. Et même d’homme jeune, car quoi qu’on dise et lise sur le public des jeux qui s’est diversifié (les femmes, les plus de 40 ans, etc.). Le cœur de cible traditionnel pour les grosses productions reste encore l’homme de 15 à 35 ans. Les principales émotions véhiculées par ces jeux sont liées à l’action : la peur, la colère… Ce sont des émotions primaires, qui stimulent et génèrent de l’adrénaline. Et les représentations ont tendance à être tout aussi primaires et archétypales. »
Sexism in real life
Avec la féminisation des usages, aborder les questions du genre dans le jeu vidéo devient crucial. Le sexisme ne se manifeste pas seulement dans le monde virtuel. Dans la réalité, l’acceptation des gameuses dans l’univers du jeu vidéo se révèle aussi problématique. Des recherches ont été faites, par exemple sur le jeu en ligne Halo 3. Deux comptes étaient créés et contrôlés par des robots, l’un avait une identité mâle, et l’autre femelle. Le but était d’analyser les interactions des autres joueurs durant les parties en ligne. Sur 245 parties 163 d’entre elles ont été jouées et enregistrées. Après analyse des interactions verbales, la conclusion était que les joueurs réagissaient différemment quand ils pensaient être en présence d’une joueuse de sexe féminin. La femme au final a reçu trois fois plus de commentaires négatifs directs que l’homme.
Les joueurs réagissaient différemment quand ils pensaient être en présence d’une joueuse de sexe féminin
Fleur Pellerin, ministre déléguée à l’Économie numérique a annoncé avoir saisi le Conseil National du Numérique afin de « travailler sur l’image des femmes dans le Web ». L’action est menée avec le soutien de Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes.
Mathilde Rémy quant à elle explique que malgré sa « grande gueule » il est extrêmement agressif de jouer dans la cour des hommes. « Être femme dans ce milieu est une lutte permanente. » Actuellement intervenante à l’Institut de l’Internet et du Multimédia, elle se sent plus sereine dans son nouveau travail, car elle a pu retrouver ses valeurs féminines. « Le rôle de la femme dans nos sociétés, d’une manière générale, est largement sous-estimé et sous-valorisé. Les valeurs féminines sont encore beaucoup trop mises de côté au profit des valeurs masculines. Ce travail de rééquilibrage, auquel je crois et travaille, profitera aussi aux femmes dans les jeux vidéo, forcément. Ceci dit, le jeu vidéo a aussi un chemin à faire de son côté, en termes de maturité. Nous commençons à imaginer son potentiel, mais nous sommes encore très loin de l’avoir découvert, et cette phase d’exploration, dans laquelle nous sommes, est sans doute plus propice aux hommes qu’aux femmes. Mais je pense que les femmes s’empareront aussi un jour pleinement de ce moyen d’expression, et j’anticipe des choses extrêmement intéressantes. »
Marie Guéné
Crédits photo : Marie Guéné et SpielBrick Films (CC)
Sources et liens complémentaires :
Quel rôle pour les femmes dans les jeux vidéo ?
Le jeu vidéo : une affaire de femmes !
Advergame : les femmes et les jeux
Rue89 : de princesse potiche à hardcore gameuse
Slate : une étude confirme le sexisme des joueurs
INA : La femme est-elle l’avenir du jeu vidéo ?
NouvelObs - Femmes et jeux vidéo : les gameuses sont des joueurs comme les autres
L’Express : les raisons du jeu féminin
Bloc-Notes
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