Sean Nicholas Savage : chronique de la passion ordinaire
On a un peu l’impression que Sean Nicholas Savage a atterri sur la scène du bar du Lieu Unique par hasard. Ce jeune homme dégingandé est arrivé en chaussettes, un manteau élimé trop grand pour lui sur le dos, une bouteille de vin rouge quasiment vide dans une main et un sac plastique usé dans l’autre. Si ce n’était l’aspect soigné des cheveux coiffés en arrière et la petite moustache de « lover  » des années 80, on aurait pu croire qu’on l’avait ramassé dans la rue. Il représente pourtant la valeur montante du label montréalais en vue, Arbutus Records-, qui publie entre autres les œuvres de Grimes, TOPS ou Doldrums.
Sean Nicholas Savage s’impose rapidement sur scène : avec pour seul acolyte Dylan au synthé, il saisit son micro et se met à poser sa voix aiguë sur des ballades lo-fi qui racontent les aventures du quotidien. Il cultive la démonstration de l’émotion à la limite du mauvais goût, multipliant les poings serrés et les yeux fermés sur fond de mélodies synthétiques minimales, maîtrisant aussi l’art du second degré.
Pendant ce set mené héroïquement dans le brouhaha du bar du Lieu Unique, il demandera à la cantonade si on apprécie la musique : pas de réponse. Il réitère sa question et récolte quelques approbations, auxquels il rétorque, espiègle : « Mais ce n’est pas à vous que je parlais ! » avant de s’allumer une cigarette roulée sous les yeux des agents de sécurité.
Cette attitude décontractée, un brin provocatrice, pourrait passer pour de l’arrogance ; mais tout ceci respire la simplicité et recèle une bonne dose de générosité. Qui dans l’assistance peut résister à ses baisers volés envoyés du plat de la main et à ses « I love you » susurrés ? Personne. Surtout pas moi.
D’Edmonton à Montréal
Sean Nicholas Savage a grandi à Edmonton, Alberta, dans le grand froid de l’Ouest canadien (j’en sais quelque chose pour y avoir passé quelques mois cette année…) et l’ennui. État difficile à combattre selon lui si l’on est pas « un cowboy ou une cowgirl », armé d’une bonne bouteille et des bonnes drogues… Admirer par la fenêtre le plus grand centre commercial d’Amérique du Nord l’a plutôt poussé à explorer sa fibre artistique : le cinéma d’abord, « mon père m’appelait son petit Steven Spielberg », puis la musique, moins coûteuse. « J’ai commencé à jouer de la guitare à l’âge de 12 ans environ, à écrire des morceaux chez ma mère, puis plus tard chez mon père avec un studio d’enregistrement portatif. » Après le lycée, il a la chance d’habiter à Edmonton chez un ami qui lui fait découvrir son immense collection de CDs et ses secrets de songwriter : les morceaux de Savage commencent à tourner sur les radios universitaires locales, mais il est temps de bouger.
Montréal est la ville idéale pour le développement d'une scène musicale indépendante
« Deux de mes amis, Mac deMarco- et Peter Sugar, avaient déménagé à Vancouver, mais l’espèce de scène punk là-bas était en train de disparaître. À l’époque, j’avais déjà commencé à jouer de la musique avec mon ami David Carriere qui joue maintenant dans TOPS- et j’avais des amis qui vivaient à Montréal. C’est une ville bon marché, où de nombreux artistes indépendants peuvent jouer dans des lieux comme un restaurant ou un entrepôt transformés en salle le temps d’un concert : c’est passionnant. Il y a plein de fêtes où les gens dansent, et c’est un environnement sain, sans beaucoup de pression, où les artistes ne se copient pas les uns les autres et peuvent montrer leur individualité. C’est la ville idéale pour le développement d’une scène musicale indépendante. » Et pour cause : Arbutus Records, le label prometteur dont il est l’une des premières signatures, est né des cendres de LabSynthèse, un « laboratoire » qui a fait vibrer le quartier du Mile End à Montréal par ses performances et son soutien aux artistes, tant visuels que musiciens. Savage raconte : « J’ai commencé à jouer et à vivre dans ce lieu, LabSynthèse, dont le président était Sebastian Cowan, l’actuel patron de mon label. »
Plan B
Déjà neuf albums en trois ans de carrière, dont trois sortis pour la seule année 2011 : « je publie tout ce que j’écris qui vaille la peine » explique-t-il pour justifier son œuvre prolifique. Il les conçoit comme des chapitres de sa vie qu’il raconte en s’inspirant largement de son expérience personnelle. « En ce qui concerne la composition, rien d’autre ne peut m’influencer si ce n’est ma vie personnelle et ce que je vis avec mes amis. J’écris des poèmes dans un petit carnet que j’emporte partout avec moi. Dans mon dernier album, Other Life, j’ai essayé de retranscrire l’année 2013, une période difficile de ma vie, liée à mon ex, Sonia. Cet album est comme le fantasme d’une autre vie, un nouveau voyage, différent de celui planifié avec la personne que l’on aime : une sorte d’album plan B », résume-t-il.
Sean Nicholas Savage conçoit ses albums comme des chapitres de sa vie
Pour concevoir ses nouvelles chansons sur le deuil amoureux, Savage explique qu’il a passé plusieurs mois en Europe, dans la capitale allemande. « Berlin est un lieu idéal pour se cacher, de soi surtout, un lieu où l’on peut décompresser, devenir anonyme et disparaître. » C’est aussi en Allemagne qu’il a monté son groupe et répété avec lui - la formation complète qui l’accompagne habituellement comporte guitare, basse, batterie et claviers - et qu’il a fait une rencontre quasi mystique avec l’illuminé Dylan III, son seul musicien présent à Nantes : « On était en train de commander des falafels quand on s’est regardés, et il y a eu une étincelle entre nous… Je ne sais pas ce qu’il s’est passé, mais Dylan l’a vue aussi… »
Accompagner une pause cigarette et toucher à l’universalité
Ce recueil de poèmes raconte avec une simplicité touchante la passion et la désillusion amoureuses. Les matins câlins avec son aimée dans Chin chin comme la détérioration des rapports dans More than I love myself ou She looks like you. Sean Nicholas Savage assume pleinement le minimalisme de ses chansons aux sujets prosaïques qu’un auditeur pourrait rapidement considérer sans importance, voire nombriliste. Au contraire, le chanteur semble placer à tout moment le public au centre du processus créatif : « Je pense toujours - quand j’écris, quand j’enregistre, quand je me produis sur scène - à l’auditeur, et à moi en tant que public : « Qu’est-ce que j’ai envie d’entendre ? » Je ne veux pas que ma musique détourne l’attention des gens, et c’est le cas avec des paroles trop intéressantes. En live, c’est différent, je veux capter l’attention du public, mais sur disque, je ne connais pas les gens, je fais beaucoup d’hypothèses à leur propos, et je ne veux pas gâcher le bon moment qu’ils passent entre amis. Musicalement, ce que je fais est un fond sonore parfait. »
le chanteur semble placer à tout moment le public au centre du processus créatif
Si bien que l’on peut lire sur sa page Bandcamp- des recommandations d’écoute - qui semblent incompatibles avec l’ego souvent sur-dimensionné des artistes - telles que « Flamingo est le disque parfait pour accompagner une balade contemplative l’hiver ou une pause cigarette à la fenêtre. » Savage s’estime pourtant assez égoïste et avoue avoir un jour envie de composer « quelques hits comme [il] les appelle, des bonnes chansons bien énergiques qu’on écoute avant d’aller en soirée quand on se prépare dans la salle de bains. Les gens pourraient mettre leur chanson préférée de Sean Nicholas Savage pour se motiver. »
Voyage Voyage
La voix de Savage est un atout indéniable dont il se sert comme d’un instrument : « J’ai l’habitude de composer avec ma voix, j’écris les paroles d’une chanson et puis je la chante, je connais les accords et je trouve mes propres mélodies. » Lui qui produit lui-même ses albums ne rêve pas d’arrangements à coller sur ses compositions lo-fi : « J’aime la musique minimaliste, et je ne vais pas enregistrer plein de parties de guitare et de batterie car je n’écoute pas ce genre de musique. J’aime écouter de la musique qui soit interprétée. »
Parmi les interprètes qu’il admire, on retrouve des artistes francophones plus ou moins surprenants. Il cite Alain Barrière, Serge Gainsbourg, Barbara, France Gall, Jacques Brel et Gilbert Bécaud : « Tout le monde à Montréal écoute ces artistes et achète leurs disques. Je traduis les paroles sur Google Translate » nous apprend-il avant d’entonner avec enthousiasme Voyage voyage, le tube de Desireless. Quand on lui suggère de reprendre certaines de ces chansons en français qu’il aime tant, il répond avec malice : « Je ne reprends pas les chansons, je ne fais que les copier ! »
De la France, il n’a pas vu grand-chose à part Paris, il est donc ravi de découvrir de nouveaux lieux qui lui ont « ouvert les yeux sur la beauté » de notre pays, comme l’Ardèche lors de son passage au festival « Heart of glass, Heart of gold » ou encore cette ancienne usine à biscuits à Nantes qu’est le Lieu Unique.
Comme une vague dans l’océan
Mais Sean n’a pas eu le temps de se rendre aux Utopiales, le festival de science-fiction qui se déroulait pendant son passage à Nantes. C’est l’occasion de lui demander son avis sur l’un des sujets débattus lors d’une table ronde : L’homme est-il une espèce en voie de disparition ? « Il n’y aura pas une fin pour tout le monde, ça sera lent, car beaucoup de gens meurent mais beaucoup naissent aussi, donc nous ne sommes pas en train de mourir, mais plutôt de nous multiplier. L’homme serait une espèce en voie de disparition s’il restait seulement quelques-uns d’entre nous, mais on se reproduit comme des dingues ! Prends les pandas qui vivent dans cette belle forêt : la forêt est en train de mourir et on essaie de les garder en vie, mais c’est fini, plus de pandas ! C’est dur, l’activité humaine a tout foutu en l’air, mais on doit réfléchir à ça et prendre une autre direction, parce qu’il y a beaucoup de choses qu’on risque de perdre. Je pense que les espèces en voie de disparition, c’est de la nostalgie. »
Et de continuer sur ce sujet intarissable qui nous mènera de la réincarnation à l’évocation des extra-terrestres : « Je prends les choses comme elles viennent. Je vivrai aussi longtemps que je vivrai et j’en serai content, et après ça, tout sera complètement différent. Je crois à la vie après la mort, car le rien, ça n’existe pas, on éprouve toujours quelque chose. On regarde à gauche, à droite, devant, derrière, on est en contact avec tout ce qui nous entoure. En fait, on est tous connectés, comme différentes vagues du même océan, sauf qu’on ne peut en sentir qu’une à la fois : je sens que je suis moi à l’heure actuelle. [Quand je mourrai], l’énergie va disparaître, mais cette vie à l’intérieur de moi, qui est comme un système solaire, est éternelle. »
En fin de compte, il faudrait peut-être le prendre au sérieux et écouter ce qu’il à dire, ce jeune homme dégingandé, sensible et fantasque. Car son œuvre sincère et sans artifices pourrait bien être de celles qui durent...
Sandrine Lesage
Crédits photos : Christian Chauvet et Matthieu Chauveau
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