"Phèdre" de Racine à la comédie française
Des mots en offrande à la mer…
La comédie française a proposé, du 2 mars au 26 juin 2013, une nouvelle production de Phèdre, confiée au metteur en scène grec Michael Marmarinos. Le chef d’œuvre absolu de Jean Racine s’y accomplit dans un décor d’une beauté stupéfiante, tourné vers la mer, sur laquelle la lumineuse Elsa Lepoivre fait luire les ultimes rayons de passion dévastatrice de la fille de Minos, comme un soleil qui se coucherait dans la douleur. Le spectacle, d’une poésie brà »lante, est porté par une troupe exceptionnelle. À voir absolument lors de sa reprise à la salle Richelieu à partir du 13 juin 2014.
Le choix d’un metteur en scène grec nous renvoie aux origines de la tragédie, à laquelle il y a quelques références, notamment dans le récit de la mort d’Hippolyte par Théramène. Michael Marmarinos a cependant le souci de faire résonner les vers de Racine avec une réalité d’aujourd’hui, en un troublant écho. Il déclare « qu’il n’y a aucun moment de la vie quotidienne qui ne soit pas du théâtre : c’est une question de justesse du regard. » Ainsi, chaque spectateur peut s’immiscer et se reconnaître dans les drames de personnages qui semblent à la fois proches et lointains, comme le mouvement incessant des vagues, où chaque vers vient mourir. Cette tragédie de la passion amoureuse et de la culpabilité trouve ici des réminiscences du film Théorème de Pasolini, dans une villégiature de bord de mer, minée par une souffrance devenue incontrôlable, mais d’une humanité poignante.
Un drame familial
L’image de la mer, d’une réelle puissance tragique, est projetée sur toute l’étendue du fond de scène. Elle a été filmée par le metteur en scène, en continu, depuis une île grecque. L’illusion de l’immensité est parfaite et le spectateur se surprend à achever l’écoute d’une réplique en perdant son regard dans une vague qui se forme, ou à l’horizon. Les nuances du paysage sont souvent infimes, à l’image des variations des âmes des protagonistes. La villa qui domine l’océan est une demeure bourgeoise et ordonnée, qui pourrait servir de cadre à Théorème de Pasolini, où la naissance de troubles amoureux vient changer le cours des choses et perturber toute une famille. La passion incestueuse de Phèdre pour son beau-fils Hippolyte a un semblable effet de désordre et de désorganisation. Martine Chevallier, dans la précédente mise en scène à la comédie française, également très marquante et due à Anne Delbée, accentuait, dans une interprétation brûlante et torrentielle, l’aspect monstrueux et solitaire de la passion de l’héroïne. Elsa Lepoivre, à la démarche de Silvana Mangano dans Théorème, offre un jeu riche en contrastes, et construit une figure complexe, profondément humaine et pétrie de « vie quotidienne ». Elle passe du murmure, sur le ton du secret, à de brusques élans de fureur, en passant par l’élégie et la plainte.
Les nuances du paysage sont souvent infimes, à l’image des variations des âmes des protagonistes
Dans ce huis clos de bord de mer, des solitudes se croisent. Hippolyte, incarné ce jour-là par Benjamin Lavernhe, en alternance avec Pierre Niney, est un héros malgré lui, étranger à lui-même, et objet d’une passion qu’il ne parvient pas à éteindre. Il sculpte le personnage avec sincérité, par des touches de violence étouffée, et des moments d’abattement, face à un destin qui s’acharne. Le retour de Thésée, dont la fausse nouvelle de la mort a permis à Phèdre de se déclarer, est le moment où tout bascule. Les mots adressés à l’être aimé sont désormais irrémédiables et la tragédie est en marche. Samuel Labarthe apporte à ce père que l’on attend plus des accents bouleversants d’authenticité. Il revient en étranger, dont tous les repères se seraient fissurés. Jennifer Decker donne à Aricie, l’amante d’Hyppolite, un jeu fiévreux. Elle suffoque dans cette situation débordante, et ne tient pas en place. Elle se fige cependant à l’annonce de la mort de celui qu’elle aime, comme si son agitation avait été un long présage. Les confidents permettent aux protagonistes de mettre des mots sur la détresse qui les envahit. Ils sont ici totalement impliqués dans l’action, qu’ils ressentent dans une souffrance partagée.
Le triomphe de la compassion
Théramène, gouverneur d’Hippolyte, et Oenone, confidente de Phèdre, sont deux figures de compassion. Eric Génovèse, qui était un Hippolyte mélancolique et troublant dans la vision de Anne Delbée, offre à Théramène une bouleversante intensité à chacune de ses interventions. Son récit de la mort du fils de Thésée est stupéfiant. Le monologue épouse le mouvement de la mer. Dans une tension extrême, il ralentit le mouvement de certains vers, comme s’il retenait les mots, dans une sorte de temps intérieur, pour faire vivre Hippolyte encore un peu. L’effet est très beau et chargé d’émotion. Lorsqu’il évoque l’instant de la mort, il s’effondre, en un troublant mimétisme. Ce rituel était celui des messagers, dans la tragédie antique. Oenone est aussi d’une fidélité à toute épreuve.
un Hippolyte mélancolique et troublant dans la vision de Anne Delbée, offre à Théramène une bouleversante intensité à chacune de ses interventions
Clotilde de Bayser en fait une figure émouvante et forte. C’est elle qui, après s’en être entretenu avec Phèdre, révèle la vérité à Thésée. Mais cet aveu accélère le dénouement. C’est parce qu’elle a conscience des conséquences de ses mots qu’elle met fin à ses jours. Le suicide d’Oenone est un moment ritualisé, insaisissable et d’une perturbante force. Elle enlève ses chaussures, allume la radio avant de disparaître pour se jeter dans la mer. Elle précède ainsi Phèdre dans la mort. On songe là aussi à Pasolini, et à la disparition de la bonne dans Théorème, qui se met à léviter au dessus d’un toit, telle une apparition, dans une semblable logique intime et troublée. La fin d’Oenone est tout aussi improbable, et dérangeante. Ces deux confidents accompagnent jusqu’au bout ceux qu’ils n’ont jamais abandonnés, jusqu’à ressentir leur mort. Ils atteignent au sublime. Phèdre est une tragédie des mots, parce qu’ils ne sont pas dits au bon moment, et ont des effets désastreux. Le paradoxe, c’est que la langue soit si belle, et tellement consolante…
Troublantes alternances
La veille de cette Phèdre, nous pouvions assister à l’une des dernières représentations des Trois sœurs de Tchekhov. La troupe de la comédie française y était une nouvelle fois à son apogée, dans une œuvre qui raconte un impossible départ, dans un monde qui change. Alain Françon orchestre dans sa mise en scène la musique des âmes, en une partition contrastée d’où jaillissent des passions étouffées, des gouffres d’espoir et des désillusions . La grande originalité du théâtre français est d’alterner, au cours d’une même semaine, plusieurs spectacles. Le spectateur peut ainsi retrouver, sur deux jours, ou même parfois sur une même journée, un même acteur dans plusieurs pièces. C’est une expérience à vivre et l’effet produit est très troublant. Ainsi, Elsa Lepoivre offrait une interprétation mélancolique et intense de Macha, l’une des trois sœurs, tandis que Eric génovèse montrait en nikolaï Lvovitch Touzenbach un visage secrètement tourmenté. La programmation de la comédie française permet, en ce moment, de voir, dans un foisonnant croisement d’auteurs et d’univers, des spectacles aussi différents que La tragédie de Hamlet de Shakespeare, dans une mise en scène de Dan Jemmett, Dom Juan de Molière, dans une proposition de Jean-Pierre Vincent,et Un fil à la patte de Feydeau, selon Jérôme Deschamps. En fin de saison, à partir du 24 mai 2014, la salle Richelieu affichera Lucrèce Borgia de Victor Hugo : une autre sombre histoire de famille, dont la proximité avec les représentations de Phèdre devrait créer de fascinantes résonances !
Christophe Gervot
Photos : Brigitte Enguérand,
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