Reprise de Siegfried à l’opéra Bastille
Fin de parties
En attendant l’intégrale de la tétralogie de Wagner à partir du 18 juin, l’opéra national de Paris a proposé une reprise de Siegfried, dans la vision de Günter Krämer créée en 2011, à partir du 21 mars 2013, à l’opéra Bastille, sous la direction musicale toujours incandescente et inspirée de Philippe Jordan. Au cours de cette troisième journée du Ring, le crépuscule des dieux est déjà bien engagé et Wotan, devenu simple Wanderer (voyageur), égaré dans un système qu’il a conduit à sa perte, brouille les pistes d’un jeu perdu d’avance. Le héros libre tant espéré parviendra-t-il à sauver les habitants du Walhalla de la malédiction originelle ?
Au cours du troisième acte de La Walkyrie, Brünnhilde apprenait à Sieglinde, égarée par la douleur suite à la mort de Siegmund, qu’elle allait mettre au monde Siegfried, un possible rédempteur pour des dieux en pleine confusion. La Walkyrie, punie par son père, s’est endormie dans l’attente de celui qui la réveillera, en la faisant quitter son essence divine pour adopter la condition d’une mortelle. Dans la forêt menaçante où Sieglinde a mis au monde son enfant en expirant, le géant Fafner, métamorphosé en dragon, veille jalousement sur l’or maudit et Alberich rôde pour récupérer un pouvoir qui semble bien illusoire. Mime, frère du Nibelung, a recueilli et élevé le fils de Siegmund, dans l’espoir qu’il lui permette de posséder l’anneau tant convoité. Cette partie d’échecs prend parfois la forme d’une comédie grinçante, qui évoque à certains moments, dans cette proposition, le théâtre de Samuel Beckett.
Un héros par nécessité
Durant le prélude orchestral de Siegfried, le ton change radicalement par rapport au torrent de lyrisme de la fin de La Walkyrie. L’atmosphère est désormais sombre et chargée de menaces. L’action se déroule dans la forêt de toutes les convoitises, où va se jouer une impitoyable partie d’échecs. Au début de la troisième scène de l’or du Rhin, Mime se lamentait de ne pas avoir volé l’or à la place de son frère Alberich, dans un chant qui exprimait l’étendue de sa frustration et sa soif de revanche. La scène inaugurale de Siegfried, selon un même procédé que celui des enclumes du prologue de la tétralogie, donne à entendre le son des débris de l’épée de Siegmund, que le Nibelung cogne dans l’espoir obsessionnel d’en recoller les morceaux. Le motif des Nibelungen est repris dans le décor du premier acte. Des nains de jardin et des moulins en miniatures ont été déposés dans un coin de l’intérieur de Mime qui, assis sur un canapé, fume nerveusement une cigarette, en regardant un programme télévisé qui ne va pas delà du titre : Nibelungen. L’appartement est recouvert de tentures vertes, de plusieurs nuances, parfois criardes, en réminiscence de la forêt.
Durant toute cette deuxième journée, le Wanderer observe dans l’ombre et n’agit pas. Ses ultimes tentatives de manipulation consistent en sa présence masquée et en quelques informations qu’il glisse sourdement
Dès son air d’entrée, le maître des lieux ressasse son ambition meurtrie, celle d’un pouvoir si proche, mais inaccessible. Ce ressassement est l’un de ses traits de caractère dominants. Il répète plus tard inlassablement à Siegfried, qui veut connaître le secret de ses origines, tout ce qu’il a fait pour lui. La première apparition de Mime, dans la vision de Günter Krämer, est celle d’un être dépressif. Son discours répétitif, intensifié par les leitmotive qui traversent la partition, évoque l’écriture de Thomas Bernhard, elle même très musicale. L’entrée en scène de Siegfried, incarné avec une énergie débordante par Torsten Kerl, est celle d’un jeune garçon, à l’étroit dans ses vêtements, qui se révèle progressivement un héros. L’interprète offre d’émouvantes nuances, parfois proches du murmure, lorsque le jeune homme réalise, par les réponses de celui qu’il refuse de reconnaître comme son géniteur, qu’il a eu une mère, et dans quelles conditions elle a perdu la vie. Siegfried a été élevé dans l’ignorance, afin d’être mieux manipulé ensuite. Une telle expérimentation évoque La dispute de Marivaux. Qu’est-ce qu’un héros libre s’il ne sait rien ? Mais il a l’intuition de ce qu’il est, et rejette avec force celui qui s’était présenté à lui, avant ces explications nécessaires, comme son père et sa mère à la fois. Son départ violent est suivi de l’arrivée d’un mystérieux voyageur, qui n’est autre que Wotan. Ce dernier, qui tente désespérément de maîtriser une situation qui lui échappe désormais complètement, pose trois énigmes au Nibelung.
Les réponses ont une fonction d’exposition pour le spectateur, de la même manière que le poignant monologue de Wotan au second acte de La Walkyrie, véritable examen de conscience du dieu à la dérive, ou que le chant des nornes du Crépuscule des dieux. Elles rappellent et précisent les péripéties antérieures. Elles sont aussi pour Wotan un moyen de rester démiurge de l’action. Mime, qui perd à la troisième énigme, et a joué sa tête, est saisi d’effroi, en apprenant qu’il périrait de la main de celui qui ne connaît pas la peur, et que seul, ce dernier reforgerait l’épée de Siegmund. Et Siegfried ne connaît pas la peur ! Lors de cette inquiétante réponse, le mendiant se révèle un dieu. Egils Silins, poignant dans La Walkyrie, énonce ces prophéties dans un chant éclatant aux couleurs contrastées, qui atteignent l’âme. Ce bel artiste, à la voix ample et claire, sera Wotan dans l’or du Rhin que présentera l’opéra de Monte Carlo, en novembre prochain. Mime est dans un état de profond effroi après le départ du Wanderer. Il tente en vain, par d’inutiles menaces et de dérisoires grimaces, d’enseigner la peur à Siegfried, qui le rejette. Dans un geste d’affirmation de soi, celui qui ne sait rien parvient à recoller les morceaux de Notung, l’épée que Wotan avait placée sur la route de Siegmund, en cas de nécessité. Le sol s’élève et révèle le monde souterrain des Nibelungen, la forge de Nibelheim. Durant ce passage plein de ferveur et d’énergie, le maléfique Mime prépare, en bonne ménagère qui rêverait de devenir roi, un poison pour celui qu’il a élevé, afin de le supprimer quand il aura obtenu de lui ce qu’il désire. La dissonance entre les deux actions simultanées est d’une grande force. Celui qui avait été humilié par son frère exprime jusqu’à la démence, dans un formidable numéro d’acteur de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, sa quête frénétique d’un pouvoir illusoire. On songe au théâtre de Ionesco ou de Jarry. Il s’agite tel Ubu, avec une couronne sur la tête, se voyant déjà maître du monde, tandis que Siegfried tente de reconstruire l’œuvre de son père, et des dieux.
Un dieu qui attend Godot…
En dépit de ce carnage, la seconde partie de ce deuxième acte est pleine de poésie
Le second acte nous fait pénétrer plus profondément dans la forêt, à proximité de Neidhöhle (la caverne de l’envie), où Fafner, sous l’aspect d’un dragon, veille sur l’or du Rhin et les attributs du pouvoir. Wotan, le dieu errant, et Alberich, qui ont mis en mouvement cette machine de guerre incontrôlable, sont assis à terre, à chaque extrémité de la scène, tels deux clochards. On croirait deux aveugles égarés. Le premier souhaiterait libérer les dieux d’une mort annoncée, tandis que le second rôde devant cette grotte pour retrouver la puissance qui lui a été ravie. La mission de chacun d’eux semble impossible et absurde, perdue d’avance. Ces deux êtres ont l’air sortis d’une pièce de Samuel Beckett, deen attendant Godot ou de Fin de partie : ils attendent quelque chose qui n’arrivera pas. Durant toute cette deuxième journée, le Wanderer observe dans l’ombre et n’agit pas. Ses ultimes tentatives de manipulation consistent en sa présence masquée et en quelques informations qu’il glisse sourdement. La possession de l’or par Fafner n’a qu’un sens morbide et destructeur. Ce trésor, dont il n’est que le gardien, a coûté la vie à son frère, au terme d’un combat fratricide. Des hommes nus en tenue de camouflage, recouverts de boue et armés, portent des lingots d’or où l’on peut lire Rheingold. Ils symbolisent la métamorphose du géant, tandis que ce dernier apparaît, une couronne sur la tête. La scène est peuplée d’inquiétants fantoches, gesticulant dans un bourbier. Siegfried et Mime s’y engouffrent à leur tour. Alberich et son frère se disputent à propos de l’or convoité, comme en d’ultimes sursauts avant l’agonie. Sans éprouver aucune peur, Siegfried tue Fafner qui lui révèle, juste avant de mourir, le funeste destin de son père adoptif. La prédiction du Wanderer s’accomplit et le jeune héros s’empare de Notung pour transpercer Mime, qui lui présentait le breuvage empoisonné. En dépit de ce carnage, la seconde partie de ce deuxième acte est pleine de poésie. Siegfried, après avoir mis à ses lèvres le sang du dragon, écoute les bruits de la forêt et comprend le chant d’un oiseau, interprété par Elena Tsallagova, au chant cristallin, dans un véritable moment de grâce. Cet oiseau enchanté a-t-il été déposé là par Wotan ? Il détient en tous cas de bien troublants secrets et demande au jeune homme de le suivre : « Avec délices du fond du chagrin, je tisse ma chanson : seuls ceux que brûle la passion en connaissent le sens ! »
Les ultimes lettres de Germania s’embrasent
Le troisième acte s’ouvre sur une image d’une stupéfiante beauté. Tandis que les éléments se déchaînent et s’accélèrent dans le prélude orchestral, Wotan, qui ne maîtrise plus rien, se rend chez Erda. C’est à elle qu’il avait déjà fait appel au quatrième tableau de L’or du Rhin, lorsque la situation était bloquée. Le dieu n’avait pas hésité alors à proposer la déesse Freia, source d’éternité, en paiement du Walhalla aux géants, pour ne pas céder l’or du Rhin nouvellement acquis. La déesse de la sagesse l’avait mis en garde contre ces biens matériels, en lui enseignant que tout ce qui naît, meurt. Le décor représente des alignements de bureaux recouverts de tapis verts, qui suggèrent des tables de jeu, derrières lesquels les nornes tournent les pages des livres des destinées, à la lumière de lampes tamisées. Ces bureaux sont démultipliés par un miroir qui surplombe la scène, dans un effet irréel. Dans l’un des coins du plateau, on a installé un écran qui diffuse des images de flammes. À l’autre extrémité, le Wanderer se regarde dans un vaste miroir, qui évoque celui d’une loge de théâtre. S’apprête-t-il à abandonner son rôle ? Il demande à Erda ce qu’il doit faire désormais. Dans un chant désespérément beau, ponctué de graves qui font frémir, la déesse mère lui délivre son ultime message. Tout est désormais perdu et les dieux courent à leur perte.
C’est la chronique d’une mort annoncée et Wotan quitte la scène, sans aucun pathos, prêt à céder une place qui ne représente plus rien
Qiu Lin Zhang est bouleversante et offre de son air, qui semble venir de l’au-delà, une interprétation pénétrante. Wotan est insensible à ce discours, comme s’il pressentait depuis longtemps une telle issue fatale à son pouvoir. En sortant, il brûle une allumette et met le feu au monde de Erda. C’est la fin de la sagesse universelle. Il ne reste plus au Wanderer qu’à se trouver sur la route de Siegfried, lorsque celui-ci, guidé par l’oiseau de la forêt, arrivera à proximité de Brünnhilde endormie. Il tente de lui barrer le passage, mais le héros l’insulte et brise la lance de tous les traités divins. C’est la chronique d’une mort annoncée et Wotan quitte la scène, sans aucun pathos, prêt à céder une place qui ne représente plus rien. On retrouve alors le décor de la fin de La Walkyrie. Brünnhilde est endormie sur l’une des marches que gravissaient les athlètes, à la fin de L’or du Rhin. Les flammes redoublent sur l’écran tandis que deux des lettres qui constituaient le nom de Germania se consument, comme un écho lointain et inquiétant. C’est le moment du réveil de la Walkyrie et de sa renaissance dans l’humaine condition. Alwin Mellor lui apporte des accents d’un beau lyrisme, teintés d’une touchante fragilité. Elle est, dans un premier mouvement, saisie d’effroi et, pour la première fois, Siegfried a éprouvé de la peur en la découvrant. Il s’allonge sur la civière où reposait son père, à la fin de la première journée. L’œuvre s’achève sur la naissance d’un sentiment amoureux brûlant, qui s’accomplit sur des ruines et des cendres. Un soleil aveuglant enveloppe ce qui reste du Walhalla. Est-ce le signe d’un ordre nouveau encore possible, ou celui d’un ultime embrasement avant le crépuscule ?
Christophe Gervot
Crédits photos : Elisa Haberer
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