
SOCIETE
Turquie : « le sentiment d’un pouvoir de plus en plus autoritaire  »
Semaine sous haute tension en Turquie. Voilà sept jours et sept nuits que les manifestants mettent la pression sur le gouvernement islamo-conservateur de l’AKP (le Parti de la justice et du développement), dirigé par le premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Le soulèvement citoyen surprend par sa durée et son ampleur. Les manifestations se sont étendues à plus de 40 villes dans le pays et ont causé la mort de trois personnes (deux manifestants et un policier).
À l’origine rassemblés à Taksim, place centrale d’Istanbul, pour s’opposer à un projet urbain - la destruction du parc attenant Gezi et ses 600 arbres pour construire une caserne ottomane, un centre commercial, une mosquée - les occupants ont exprimé de plus larges revendications.
Baris, 30 ans, travaille à Bursa pour l’entreprise Renault. Il a étudié les sciences politiques, en Turquie et en France. Le week-end dernier, il s’est rendu à Istanbul pour manifester son opposition à la dérive autoritaire du Premier ministre Erdogan et pour « défendre la liberté d’expression ». Il nous livre son témoignage.
Occupation
« En sortant du bateau qui m’a conduit à Istanbul vendredi dernier, il n’y avait plus de bus pour rejoindre la place Taksim. Le chauffeur m’a dit que les bus étaient annulés à cause des événements. Avec des amis, nous avons décidé de s’y rendre à pied. En remontant l’avenue Istiklal, on a croisé les manifestants munis de foulards, de masques et de lunettes pour prévenir les gaz lacrymogènes. Les gens n’avaient pas l’air stressé, la police n’était pas là. C’était un mouvement citoyen : pas de drapeau, pas de groupes politiques ou syndicaux. Les manifestants scandaient : « Erdogan démissionne », « Épaules contre épaules contre le fascisme », « C’est le début, on continue le combat »... Il y avait aussi des slogans kémalistes (fondés sur les principes d’Atatürk, fondateur de la République turque en 1923 ) mais tout le monde ne chantait pas.
Sur un mur d’Istanbul, ce slogan : « Police vend des simits (pain rond aux graines de sésames vendu dans les rues ) et gagne ton argent avec honneur. » Au début, la police a riposté en lançant des canons d’eau et des gaz lacrymogènes sur la foule. Et puis, tout à coup, les tirs de gaz se sont concentrés au même endroit. Là, c’est la catastrophe : tu essaies de respirer mais tu ne peux pas. Si tu respires c’est pire parce que le gaz descend dans les poumons et ça brûle. Les gens se sont mis à crier et paniquer. En s’éloignant des fumées, des gens nous donnaient des citrons pour appliquer sur les yeux. Très efficace. On a décidé de rentrer et de suivre les événements à la télévision. Mais pas un seul mot sur les chaînes, on s’est informé sur Twitter et Facebook. La place Taksim était encerclée par le peuple, la police bloquait les rues où se poursuivaient les combats.
C'était une résistance passive, on n'a pas attaqué la police
Tout à coup, on a vécu un miracle. Quelqu’un dans un autre immeuble a commencé à taper sur une casserole avec une fourchette. Il ne disait rien, on n’entendait que le bruit. D’autres l’ont imité, on a applaudi. Les gens ont commencé à chanter et nous avons décidé de ressortir pour se rendre à Taksim. Dehors, on voyait des gens en pyjama. Ils étaient sortis comme ça, sans réfléchir. Entre deux gaz lacrymogènes, on a continué à riposter contre la police pour garder nos positions pendant trois heures. C’était une résistance passive, on n’a pas attaqué la police.
quinesautepasestfasciste from Magazine Fragil on Vimeo.
Samedi 1er juin, alors qu’on s’apprêtait à retourner manifester, on a appris sur Twitter que la police s’était reculée du parc Gezi. C’était la joie, les gens chantaient « Erdogan démissionne ». Tout à coup, la police a lancé du gaz avec une grande intensité. Il y a avait la fumée partout. Il y avait un incendie près des policiers. On a ensuite appris qu’ils ont brûlé une voiture pour faire des barricades et ont pris leurs bus pour repartir. Tout le monde s’est de nouveau retrouvé au parc.
C’était une vraie victoire parce qu’on avait pris le parc. Trois quatre heures après, on a appris sur Twitter que la police a attaqué des gens sans raison dans le quartier de Besiktas où se trouve le bureau du Premier ministre. On a été exposé aux gaz pendant 4 heures. C’était à proximité d’un bâtiment de l’armée mais personne n’a demandé l’aide des militaires. C’était un mouvement du peuple. Une dizaine de personne a été blessée. On a demandé de l’aide à Besiktas par Twitter et Facebook mais les gens qui étaient à Taksim ont eu peur que ce soit une provocation pour que les gens quittent Taksim et que la police reprenne le parc. On a fini par rentrer dans la nuit, après 4 heures d’affrontements. » De retour à Bursa, Baris a passé sa semaine à scruter les événements. Ce soir, il reviendra avec ses amis à Istanbul pour « continuer le combat ».
Médias et réseaux sociaux
Le combat des manifestants est aussi celui de l’information. L’utilisation des réseaux sociaux pour informer s’est amplifiée après que les médias ont tardé à couvrir les événements du week-end dernier. Comme l’illustrent ces photos relayées sur Twitter : dans la nuit du samedi 1er au dimanche 2 juin, CNN Türk diffuse un documentaire sur les pingouins tandis que CNN International retransmet la manifestation à Istanbul, en direct.
Dimanche, Erdogan a déclaré que « Twitter est la pire menace pour la société. C’est là que se répandent les plus gros mensonges ». Dont acte : mercredi matin, à Izmir, 25 personnes ont été interpellées pour avoir twitté « des informations trompeuses et diffamatoires », a rapporté l’agence de presse Anatolie. Anonymous, le collectif d’hacktivistes, a apporté son soutien aux manifestants en proposant une aide électronique pour continuer à communiquer pendant les manifestations.
Des vendeurs à la sauvette proposent des lunettes et des masques pour se protéger des gaz, à côté des étals mais aussi des sandwichs de poissons et des jouets
Taksim, un symbole
« Le symbole du pingouin a été repris à la dérision par les manifestants, dans des tags, slogans, caricatures. S’informer devient compliqué : il y a ce que l’on entend des uns des autres, la télé, les journaux et les réseaux sociaux », commente Claire Visier, chercheuse politiste à l’Université de Rennes. Des premiers signes de tensions à Istanbul sont apparus au 1er mai où il y a eu une interdiction totale des manifestations. « Istanbul est en énorme transformation urbaine et les Turcs ont le sentiment de ne pas être du tout concertés sur les projets : rénovation de quartiers, implantation d’énormes centres commerciaux, construction d’un troisième pont intercontinental...Et toucher à Taksim est très symbolique, cette place représente le cœur de la ville républicaine. Les Turcs ont le sentiment d’un pouvoir de plus en plus autoritaire, qui agit au travers d’un sentiment de toute puissance. »
Autour de la place Taksim, les occupants se sont organisés. « Il y a une économie du don, autogérée, qui s’est mise en place avec, par exemple, une bibliothèque gratuite. Aux alentours, des vendeurs à la sauvette proposent des lunettes et des masques pour se protéger des gaz, à côté des étals mais aussi des sandwichs de poissons et des jouets. On voit de plus en plus de monde dans le parc. Ce qui diffère d’autres quartiers où la situation est, ou a pu être, beaucoup plus tendue, comme à Besiktas où se trouvent les bureaux du Premier ministre », rapporte Claire Visier. Depuis peu, un stand propose au quidam de se faire photographier devant la place Taksim. L’anecdote traduit le sentiment que ce qui est parti de Taksim fera date.
Marilyne Gautronneau
Crédit photos
Photo centrale et vidéo : Baris
Bannière : Newsonline
Bloc-Notes
-
«  Chasse fermée  » remporte le prix du public au palmarès d’Univerciné 2013
-
Hellfest 2013 : Fragil prend refuge dans le nid des enfers
-
La 7ème Vague ouvre le bal des festivals
-
Le sculpteur Yonnais Pierre Augustin Marboeuf expose à Nantes pour la première fois
-
Edito du 12 avril 2013 : du fond des abysses